Le jour où j'ai pris Atlas sur mes épaules

Jade Dorcier

C'était un soir de décembre gris, froid et pluvieux. Lentement mais sûrement, le soleil descendait derrière les montagnes, bien loin de la grande cité sale. Malgré le mauvais temps, les rues étaient noires de monde, comme tous les jours, à toute heure. Parmi la foule, il y avait une jeune fille qui faisait plus vieille qu'elle ne l'était. A première vue on l'aurait plutôt prise pour une avocate ou une comptable, pas pour une étudiante qui aspirait à devenir une grande musicienne de jazz. Elle s'appelait Lola et allait bientôt avoir dix-neuf ans. Elle n'était ni grande ni petite, ni grosse ni maigre. Elle avait de longs cheveux fins couleur chocolat qui lui descendaient jusqu'au bas des reins, un visage fin, de grands yeux noirs dans lesquels brillaient sans cesse une lueur d'intelligence et un magnifique petit nez aquilin surmonté d'une légère monture argent aux verres rectangulaires, qui lui donnait un air sévère. En la regardant un peu, on pouvait se rendre compte qu'elle était très belle, mais personne ne le voyait car pour une raison qu'elle ne pouvait expliquer, personne ne lui prêtait attention ni même la regardait. Néanmoins, cela ne dérangeait pas Lola car cette ignorance l'arrangeait. 
Lola rentrait chez elle après une autre longue journée d'étude. Elle marchait dans la rue, se frayant un passage à travers la foule. Elle était trempée car elle avait oublié de prendre un parapluie avant de partir, mais ce n'était pas grave. Ce n'était que de l'eau, pas de quoi en faire tout un plat. A travers ses lunettes elle pouvait voir l'âme des gens: de la colère, de la tristesse, du stress, de la morosité, de l'angoisse, de la fatigue. Dans cette maudite cité tout le monde ressentait la même chose et seule Lola le savait. Elle tourna à gauche, dans une petite ruelle sombre qui débouchait sur une avenue complètement vide et où la plupart des magasins étaient fermés. C'était le seul moyen d'accéder à cet endroit coupé du reste de la ville. On aurait presque dit une avenue fantôme. 
Lola partit de nouveau vers la gauche et alla jusqu'au bout de la rue qui menait à un cul-de-sac. Là, un café éclairait d'une douce lueur orangée le goudron noir du trottoir. Lola poussa la porte vitrée. Un carillon tinta et elle fut aussitôt enveloppée dans une grande chaleur bienvenue en ces temps glacials. Elle enleva son manteau qu'elle suspendit à un porte-manteau sur sa droite, et s'avança dans ce lieu familier. Chaque soir, avant de rentrer chez elle, Lola passait par ce café abandonné pour boire une tasse de chocolat chaud, écouter du jazz et faire ses devoirs. C'était le seul endroit qu'elle connaissait qui était encore chauffé par une cheminée. Le café ressemblait à un de ces chalets de haute montagne où tout était en bois. Cela donnait un côté chaleureux et réconfortant que Lola appréciait beaucoup. 
Derrière son comptoir, le barman essuyait ses verres sûrement pour leur éviter de prendre la poussière. Quand il entendit le carillon, il leva la tête, aperçut Lola, posa son verre et son chiffon et lui adressa un sourire radieux. C'était sa plus fidèle et sa seule cliente alors il en prenait soin. Il devait avoir environ cinquante ans, un ventre rebondi et une moustache très bien entretenu comme on en trouvait à l'époque. Il était d'un tempérament morose mais quand Lola arrivait c'était un autre homme. Il devenait alors une personne joviale et chaleureuse toujours prête à rendre service. Il s'appelait Robin et gérait son établissement depuis plus de trente ans maintenant. Lola se demandait comment il avait réussi à le tenir ouvert aussi longtemps avec seulement elle comme cliente. Elle alla s'installer à sa place habituelle à droite, près de la fenêtre. Toujours derrière son comptoir, Robin lui lança: 
"Je te sers comme d'habitude? Un chocolat chaud mais pas brûlant avec un sucre, une pincée de cannelle et un peu de chantilly sur le dessus c'est ça?"
Lola acquiesça d'un hochement de tête. Il la connaissait par cœur. Elle s'installa confortablement sur sa chaise et ferma les yeux pour savourer ce moment de pur bonheur, loin de son quotidien monotone. Quelques minutes plus tard, Robin lui apporta sa commande tout sourire. Lola lui sourit en retour pour le remercier. Elle pris sa petite cuillère et mélangea la chantilly avec le chocolat. Elle porta la tasse à ses lèvres et pris une gorgée du doux breuvage. Il était parfait. Elle reposa son chocolat dans sa soucoupe et sortit le livre qu'elle devait lire pour la fin de la semaine.
Un nouveau tintement du carillon la fit sursauter. Qui donc avait découvert l'existence de son havre? Même Robin avait l'air surspris de trouver quelqu'un d'autre comme client. C'était un homme grand et massif, habillé tout en noir. Il avait de grandes mains caleuses et couvertes de cicatrices et ses joues étaient recouvertes d'une barbe brune épaisse, dans laquelle perlait des gouttes de pluie. Sa capuche rabattue sur son front empêchait Lola de croiser son regard. Sans un mot, l'homme alla s'asseoir à une table sur la gauche et se laissa tomber sur une chaise. Robin alla le voir et lui demanda d'une voix hésitante:
"Bonsoir monsieur, voulez-vous boire quelque chose?
- Un verre du whisky le plus fort que vous avait s'il vous plaît."
Robin s'en alla pour aller chercher sa commande. Lola elle, fixait avec curiosité l'homme qui se trouvait de l'autre côté de la salle. Il n'était pas comme les autres et cela l'intriguait. Il avait une voix grave et le dos voûté. Il rappelait quelque chose à Lola mais elle n'arrivait pas à dire quoi. Robin lui apporta son verre de whisky. L'homme le remercia d'un signe de tête et avala le breuvage cul sec. Il bascula la tête en arrière et resta ainsi un petit moment comme s'il savourait sa délivrance. Au bout de quelques minutes qui parurent une éternité à Lola, l'homme se leva, posa un billet sur la table et s'en alla. Lola rassembla rapidement ses affaires, lança quelques pièces sur la table, saisit son manteau encore humide et s'empressa de suivre l'homme étrange. Elle le trouva en train de bifurquer dans une ruelle qui lui était inconnue. Elle rejoignit l'embranchement au pas de course. Quand elle arriva devant la ruelle, celle-ci était vide mais Lola n'abandonna pas pour autant. Elle voulait percer le mystère de l'homme inconnu. Elle s'engouffra d'un pas décidé dans l'étroit passage. Arrivée au bout, Lola trouva une nouvelle ruelle encore plus étroite qui se terminait par un cul-de-sac. L'homme était là, assis, le dos appuyé contre le mur en béton. Lola resta un moment à le regarder, lui et son dos voûté et ses bras puissants pendouillant le long de son torse comme s'ils avaient été en caoutchouc. Il lui faisait penser à Atlas, le titan qui portait le monde sur son dos. L'homme leva la tête vers elle et son regard d'un bleu sombre presque noir croisa le sien. D'un coup, Lola ressentit tout ce que cet homme avait enduré depuis le début. De la honte, de la souffrance, de la rage. Un homme au bord de la folie. Elle s'approcha de lui lentement comme pour apprivoiser un chat sauvage. Une fois arrivée à son niveau, elle s'agenouilla auprès de lui et posa une main sur sa joue. Elle le regardait avec tendresse, affection et admiration. Ce n'était pas tout le monde qui aurait survécu à tout ça. Mais tout homme a ses limites, et lui venait d'atteindre les siennes. Elle posa un doux baiser sur son front et murmura d'une voix pleine de confiance:
"C'est fini maintenant, je vais porter ce fardeau avec toi. Tu n'es plus tout seul."
Alors l'homme ferma les yeux, posa sa tête sur l'épaule de Lola et se mit à pleurer, à pleurer, à pleurer. Dans cette vie où tout le monde l'avait rejeté et ignoré, quelqu'un avait enfin daigné le regardé.
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