Le Jumeau Irlandais

Esmé Martin

Synopsis

Depuis vingt ans, Elise Marmontel garde un oeil protecteur sur Jessica Johnson, une amie d’enfance américaine dont la faiblesse est de tomber amoureuse pendant une semaine plusieurs fois par an. Ces errances sentimentales ont fini par entraîner Elise de Bruxelles à Tucson, en Arizona. L’amour, elle le vit principalement aux dépens de sa meilleure amie.

Un matin d’été consacré à la rédaction de sa thèse de doctorat, Elise est amenée à accepter de s’occuper du nourrisson dont Jessica a la garde. Ce service ne devrait pas duré plus d’une semaine.

Armée des livres pour sa recherche, elle s’installe avec le tout-petit dans la somptueuse villa désertée par des parents indifférents en visite chez des amis pour la durée de l’été. A peine Jessica partie, un homme se présente et s’installe comme s’il était chez lui. Elise le prend pour le père du nourrisson. Prise au dépourvu par l’indifférence que son employeur lui témoigne et par le manque de préoccupation de celui-ci pour l’échange d’une nounou par une autre, elle se met à le surveiller de près. O’Connell se révèle une présence inquiétante en se comportant en célibataire tapageur.

Après quelques jours de beuveries à domicile, il demande à Elise de l’accompagner en voyage d’affaires au Nouveau Mexique. En échange, il lui offre deux mille dollars, une visite éclair chez une esthéticienne, une nouvelle garde-robe et une nounou de remplacement. Elise n’en revient pas de cette offre. A l’opposé de toute logique,  poussée par l’ennui passager qu’elle éprouve pour le sujet de sa thèse et un frisson de désir qu’elle préfèrerait ignorer, elle n’hésite pas à accepter. Dans un premier temps, sous le choc de la métamorphose de vilain petit canard en belle, elle ne pose pas de questions. Elle n’a rien à offrir à O’Connell. Ou a-t-elle?

Bien vite elle comprend le piège redoutable dans lequel elle s’est placée, mais il est trop tard pour faire demi-tour. Loin de soupçonner la vraie identité du présumé O’Connell, antiquaire spécialisé dans l’imitation et la contrefaçon de statuettes espagnoles du Nouveau Mexique et oncle du nourrisson, elle se laisse emporter par son compagnon de route dans une aventure extravagante. Détenteur d’un paquet qu’il a reçu par une erreur de triage des postes, O’Connell cherche à le rendre à son vrai destinataire, qui lui devrait être en possession d’un colis destiné à un certain antiquaire. O’Connell espère faire la substitution en douce avec l’aide d’Elise. Hélas, l’échange s’avère être périlleux.

En chemin, au contraire de ses conclusions tirées sur le parcours sentimental de son amie, Elise ne pourra prévenir l’inévitable: tomber amoureuse d’un filou charmeur, mais heureusement pour plus longtemps qu’une semaine.

LE JUMEAU IRLANDAIS

I

A sept ans, Elise Marmontel s’était juré de garder un oeil protecteur sur Jessica Johnson. Vingt ans plus tard, elle demeurait fidèle à sa promesse. Les circonstances familiales des fillettes l’avaient aidée à prévenir le naufrage de son amitié: toutes deux étaient filles uniques; elles avaient le même âge et occupaient les mêmes bancs scolaires; les pères étaient chefs d’entreprise dans la même compagnie américaine; les mères étaient amies; les familles partageaient, dans le Brabant wallon, un jardin sauvage que ne divisait aucune clôture. La non-cohabitation sous un seul toit paternel avait sauvé Elise de la faillite des affections que les membres d’une famille si souvent déplorent. Sous le toit d’une cabane en bois suspendue dans un marronnier, les amies avaient rêvé à voix haute d’aventures, de métiers, de héros, de gars. A quinze ans, Elise avait mis le doigt sur la faiblesse qui ferait de son amie une victime: celle-ci ne vivait que pour les premiers jours d’une nouvelle passion amoureuse. En début de deuxième semaine, la crise éclatait: larmes, cris, parfois menace physique, souvent une perplexité à l’égard de l’objet de cette passion si vite éteinte. La question pour sa protégée n’était pas “Pourquoi l’amour meurt-il à peine éveillé?”, mais “Comment ai-je pu tomber pour ce salaud-là?” Ensuite, venait une dépression morveuse de court terme, qui ne valait aucun effort d’exploration.

Après vingt ans d’amitié, Elise était devenue comme un beagle dressé à renifler la drogue cachée parmi les passagers dans un aéroport. Elle suivait à la trace les parcours jalonnés par les émotions de son amie. En chemin, elle faisait son éducation sentimentale. L’amour fou comme celui que Jessica éprouvait pour un homme plusieurs fois par an, elle ne l’avait pas encore connu. Mais ça lui arriverait un jour, elle le savait. La patience ne l’intimidait pas.

Après le début d’une liaison particulièrement fougueuse, qui coïncida avec la fin des études universitaires à Bruxelles des deux amies, Elise avait suivi Jessica et l’amant du moment à Tucson en Arizona.

Là, pour la première fois, elle était tombée amoureuse, mais ce fut du soleil, de l’air sec et de la beauté aride du paysage. Elle découvrit très vite qu’elle aussi était capable d’entêtement passionné. L’amour exigea d’elle de rester sur place. Avec l’aide d’un avocat de l’immigration, elle réussit à demeurer légalement aux Etats-Unis en entamant un nouveau cycle d’études en Informatique. Jessica, abandonnée par son amant avant qu’elle eût pu prendre les devants pour le larguer en premier lieu, s’était laissé convaincre à travailler pour dépanner Elise financièrement. Elle le lui devait bien.

Cette nouvelle vie n’était pas faite de durs labeurs. La plaine de jeux universitaire promettait des offrandes quotidiennes à Aphrodite. Il suffisait d’étendre le bras: Adonis en short sportif et torse nu, avec une musculature de roc ciselée par l’exercice animal répétitif leur tombait dans la main comme un fruit cueilli à sa branche avec douceur, en passant, distraitement. Dans le Southwest américain, les idylles et amourettes étaient possibles avec un minimum d’efforts.

Quatre années s’étaient ainsi écoulées paisiblement. Pendant que Jessica aimait, Elise étudiait. Pendant que Jessica se laissait emporter par les joies et les supplices de l’amour comme une passagère de montagnes russes mordue de looping intense, une junkie de longues périodes de retournements qui lui mettaient la tête en bas et l’estomac dans la gorge, Elise développait des logiciels experts et se faisait une réputation dans le domaine de l’Intelligence Artificielle. Comme la réciprocité de leur affection s’était scellée à peine leurs dernières dents de lait saisies pas la fée des dents, la cohabitation sous le même toit était tolérable, souvent divertissante. Il était vrai que les deux jeunes femmes avaient des estomacs solides.

II

Les sonneries stridentes du téléphone fixe et portable avaient réveillé Elise à l’aube. En dépit de son hébétude, elle avait décroché le fixe et, sans vérifier l’identité du correspondant, avait admonesté celui-ci et lui avait reproché que cinq heures du matin était une heure indue pour un échange téléphonique. Elle venait de s’assoupir après dix heures de recherche sur sa thèse de doctorat. Elle espérait que la personne au bout du fil fût au seuil de la mort. Jessica s’était alors manifestée, “Oui, je meurs. Je meurs d’impatience de retrouver Manuel à Acapulco. J’ai besoin de toi. S’il te plaît, rejoins-moi chez les O’Connell. Tu te souviens comment arriver ici?” Elise avait répondu avec autorité, “Ça te sera moins coûteux de regarder le film d’Elvis! Je serai là quand je serai là. Moi, je dors!”

Il était maintenant midi et il faisait torride. Elise regardait Jessica du coin de l’oeil,  les deux mains posées en visière sur les sourcils, le nez retroussé comme si la luminosité sentît mauvais. Elle était allongée sur un transat mou et avait du mal à tenir la tête repoussée vers l’arrière pour suivre les mouvements enthousiastes de son amie. Celle-ci arpentait les carreaux de marbre de la piscine des O’Connell avec l’air d’affolement que présentent ceux qui sont sur le point de tout claquer sur-le-champ pour une obsession risquée, éphémère. Aujourd’hui, Jessica ne parlait plus d’amour, mais de bonheur, ce qui fit Elise se demander si, dans l’univers instable des attachements, amour et bonheur formaient des ensembles disjoints.

-       A quoi penses-tu, s’enquérit Jessica.

-       Je suis sur le point de contempler l’hypothèse de l’amour comme sous-ensemble du bonheur, mais ce principe est à rejeter puisque je suis passablement heureuse sans

avoir, pour autant, formé d'attachement romantique.

Jessica fit un geste de la main pour indiquer que l’hypothèse d’Elise appartenait à l’ensemble des balivernes. Sans plus, elle se lança dans une explication du bouleversement qui s’opérait en elle. Elle conclut sa tirade, “Elise, je te dis que Manuel est le bon.” Dans les bras, elle tenait un nourrisson qui agitait les mains et les pieds à chaque enjambée qu’elle prenait comme s’il craignît d’être lâché dans l’eau chlorée alors qu’il n’avait pas encore appris à nager. C’était à peine s’il pouvait se tenir assis avec le dos droit.

-       Une semaine, suppliait Jessica, une toute petit semaine, c’est tout ce que je te demande. Caleb n’a que onze mois. Il ne se rendra pas compte qu’il a une autre nounou. Regarde-le. N’est-il pas adorable? Il ne demande pas beaucoup d’attention. Tu le fourres dans son parc à bébé et tu le laisses s’amuser seul. Garder un enfant, ce n’est vraiment pas chinois. Jessica se frotta l’épaule avec une moue de dégoût pour se débarrasser d’une trainée de bave, puis elle s’assit au bord de la piscine pour y plonger les jambes. Un long soupir de soulagement lui échappa.

Elise étudia les fesses de son amie tassées sur les carreaux de marbre. Elle eut un sourire de satisfaction à l’apparition de creux dans les muscles charnus qui lui rappelèrent un jeune fromage américain un peu fade, jaune pâle, criblé de trous serrés les uns contre les autres comme s’ils cherchassent à s’échapper de leur environment naturel en se terrant aussi profondément qu’ils pussent. L’image du ‘cottage cheese’ ne lui parut pas appropriée puisque ce fromage blanc était fait d’excroissances, de grumeaux, de petites masses coagulées avec un rien gélatineux.  Jessica portait un bikini string. Il sembla à Elise que, vue de dos, son amie ne portait aucune culotte.

Physiquement, les deux jeunes femmes ne se ressemblaient pas. Elise était petite, mince, une brunette aux grands yeux noirs et à la peau blanche et sereine. Elle ne se mettait jamais de maquillage et portait l’uniforme de l’étudiante contestataire: des jeans et des tee-shirts qui affichaient des slogans comme “Femmes et chiens, même combat: Ne plus se faire siffler dans la rue”. C’était un subterfuge pour distraire les passants d’une poitrine digne des affiches de Victoria’s Secret. Jessica, elle, avait tous les attraits de la mannequin géante. Pensant lui faire un compliment, les inconnus ne pouvaient s’empêcher de l’aborder en lui disant combien elle leur rappelait la modèle Gisèle Bündchen. Cette remarque mettait fin à la conversation. Jessica se trouvait quelconque.

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