LE LAC
nyckie-alause
Drôle de temps pour un jour de juillet, un brouillard digne de novembre estompe la forêt. Il avance d'un pas plein de détermination, le dos légèrement courbé par le poids du sac. Il a abandonné le bas-côtéde la route. Le bruit mouillé, comme un sanglot, de ses pas aspirés par la boue, lui était devenu insupportable. Il préfère le son de ses semelles sur le lit de graviers rejetés par les roues, frontière entre la nature et l'asphalte. Une voiture est passée, sans s'écarter, suivant l'éclairage falot de ses antibrouillards. Quand il arrive au col, il s'arrête sur le promontoire d'où, d'habitude, il aperçoit le lac. Un mur blanc de vapeur froide est son seul horizon quand il pose son sac sur le parapet pour boire. Il n'a d'ailleurs pas tellement soif. Il boit car il le fait toujours, à cet endroit, précisément, comme un rite. Avec son père, ils le faisaient déjà.
"C'était il y a longtemps" dit-il à haute voix, cette voix absorbée par le brouillard qui la fait ressembler, à s'y méprendre, à celle, usée, de son père.
Il repense à la voiture croisée tout à l'heure et accroche sa lampe allumée à une sangle du sac à dos qu'il vient de reprendre.
Quand il marche maintenant, chacun de ses pas s'accompagne du tintement de la lampe contre le mousqueton rouge, un son mécanique et métallique, un bruit d'horloge.
Le temps passe pas à pas, l'homme aussi, pas à pas, retourne sur les pas d'un autre, reprenant à son compte le chemin, enfin libéré des souvenirs qui l'ont poussé à s'arrêter au "point de vue", pour boire, pour étancher cette soif de son passé, pour dire encore une fois « merci » à son père qui lui tendait la gourde cabossée qu'il accrochait toujours à son sac. « Mon havresac », expliquait celui-ci, « ne me sert pas seulement à transporter mes vêtements et mon carnet. Son contenu me donne la possibilité de transformer le moindre lieu inhospitalier en abri confortable, en lieu de sauvetage… ».
Son père dissertait ainsi pendant de longues minutes — mais toujours après qu'ils aient passé ce col — comme pour lui-même, sans adresser expressément la parole à son fils, comme si la leçon qu'il lui donnait, il aurait pu la donner au premier passant ou à la cantonade d'une armée immobile dressée de part et d'autre du chemin.
« Je suis seul » dit Jacques d'une voix assurée. Le brouillard se mue en brume, les soldats de mélèzes se dressent devant lui, aussi grands que dans son souvenir. « Jacques marche seul ! » prononce-t-il plus fort pour mesurer la résonnance du bois humide et noir puis, comme une question, à nouveau, « Je suis seul ? ».
Il écoute le tic-tac de la lampe qu'il peut éteindre, le brouillard se défait, avant de l'enfermer dans la poche de gauche. La gourde prend le relai du rythme, à chacune de ses oscillations, tic/floc. Floc ! Floc ! Floc ! Le choc du liquide emprisonné dans le métal occupe son esprit comme un mantra qui absorbe sa peine, une litanie qui se moque des églises, une conduite forcée qui produira le courant vital dans la turbine au bas de la pente.
Un pas, encore un pas, encore. Le paysage s'éclaire enfin d'un éclat jaune qui imprime entre les arbres une image fugace du village : de brillances humides sur les ardoises, de verts acides soulignant les appuis de fenêtres, d'éclats vifs sur le pare-brise d'une voiture qui traverse le pont.
Quand il était enfant, son père et lui, faisaient halte au village, chez Marcel et Maurice, où les effluves attirants du ragoût en train de cuire envahissaient la rue principale comme un appel. C'est à l'occasion d'un arrêt dans leur auberge que son père avait sorti de sa poche un paquet, lourd, entouré d'un chiffon à l'odeur graisseuse, noué d'une ficelle. Il le lui avait tendu, son visage sérieux à peine éclairé d'un sourire, envisageant la surprise de son fils. L'enfant avait dénoué les nœuds avec ses dents, l'homme qu'il est ressent encore l'odeur et le goût du chanvre, comme si c'était hier. Il avait éprouvé le poids de l'objet, le passant d'une main à l'autre, tentant de deviner ce que le chiffon cachait, n'osant espérer ce qu'il savait découvrir en le démaillotant, regardant les yeux de son père qui ne dévoilaient rien si ce n'est un amour profond. Jacques se souvient des battements de son cœur qui s'accélèrent, de la chaleur qui l'envahit, du léger tremblement de ses mains qui déroulent l'étoffe, de la découverte du couteau pliant, de l'anneau passé dans le manche de corne luisante, de sa lame grise et polie qui se bloque avec un petit claquement. « Tu es assez grand » avait dit le père avec fierté. Il n'avait dit que ça et l'avait serré contre son torse puissant avant de le repousser pour le regarder encore, pour savourer le moment.
L'homme qui marche passe une main sur sa ceinture pour toucher le cordon de cuir gras qui retient, au fond de sa poche, le canif usé. Les reliefs de la corne se sont tellement adoucis que seule, sa main experte en ressent encore les mouvements sinueux. Le claquement de l'ouverture n'est plus qu'un glissement, la lame est devenue plus étroite, l'acier plus noir, l‘anneau plus fin. Maintes fois, sa femme lui a dit « Personne ne porte un couteau dans sa poche pour se rendre au bureau ! ». Il lui fait toujours la même réponse, « Un couteau de poche, se porte dans la poche, comme son nom l'indique, comme une montre qui donne l'heure qu'on en ait besoin ou pas. »
Son pas s'accélère, il ne peut que le suivre, à la traversée du pont menant à la rue principale. Le nez au vent, il hume, comme un limier, l'odeur du passé. La fumée des cheminées prédomine, mais d'une ruelle qu'il n'a jamais empruntée, des effluves de ragoût de mouton aux cèpes et olives s'en échappent. Les trois tables installées dans un rayon de soleil, les vêtements colorés des touristes anglaises, l'harmonie des rires qui s'échappent de la salle voûtée, l'attirent et le poussent à s'asseoir. Il se délecte de la sensation d'avoir marché longtemps, de la fatigue, de la soif et de la faim, du plaisir intense de faire une halte, de l'odeur de la nourriture rustique et raffinée qu'on lui sert dans une assiette creuse, avec une grosse tranche de pain légèrement acide qu'il trempe dans la sauce, du vin épais qui l'accompagne. Il a repoussé au centre de la table, le couteau inoxydable apporté en même temps que le plat, pour le plaisir d'utiliser le sien, le plaisir d'ouvrir le mousqueton qui le retient encore au cordon, d'éprouver encore son poids au creux de sa main avant de l'ouvrir, de sentir l'odeur de l'acier graissé, de se souvenir comment sont apparues les marques sur sa lame. Pour le bonheur, son repas terminé, d'essuyer soigneusement la lame avec sa serviette, avant de la replier en retenant le ressort. Son père disait, surtout au début, « Elle ne doit pas faire de bruit, elle ne doit pas cogner contre le métal, sinon tu casses le fil ! ». Il n'osait pas lui demander de quel fil il s'agissait car il ne voyait que du métal et de la corne. Ce n'est que le jour, longtemps après le jour du cadeau, que le père, passant le doigt sur la partie coupante, avait fait la remarque que le fil avait bien tenu, que Jacques avait compris.
C'est comme en flânant, prenant le temps de rechercher dans les personnes croisées des visages connus ou rencontrés autrefois, qu'il a repris sa marche. Le petit pont, le ruisseau, les « Rives du Lac ». Le portail est ouvert sur une large allée, bordée d'arbres ombrageux, qui mène jusqu'au perron, bordé d'hortensias et de viornes de la grande maison. Une vieille dame charmante lui indique, d'une main parcheminée, un vieux banc dans une trouée de soleil. « Vous le voyez, il est assis sur le banc rouge, à gauche, juste avant le ponton ? A cette heure-ci, il reste longtemps seul, assis près du rivage. »
De cette distance, sans s'approcher, Jacques reconnaît de l'homme le pantalon de velours brun et le chandail grisâtre, l'uniforme de son père quand ils marchaient tous deux. Les vêtements on l'air plus grands et, c'est en le rejoignant qu'il apparaît que c'est l'homme qui a rétréci. Ses deux mains sont croisées sur ce qui, à l'époque du cadeau, n'était qu'un bâton de marche dont une extrémité avait été ferrée et l'autre recouverte d'un ruban de cuir, entrelacé comme un bandage.
Le marcheur s'assied sur le banc, à côté de son père qu'il dépasse largement. Il pose sa main droite sur les mains croisée, entoure ses épaules et dit « Papa, je suis là. » Et en disant cela, il se sent plus petit. Le regard aveugle du vieil homme quitte l'horizon pour observer son fils, ses narines palpitent, son visage s'illumine.
— Tu es venu à pieds, par le col, dit-il, comme une évidence. Voyais-tu le lac ? Je sens encore l'odeur du brouillard. As-tu vu le lac, de là-haut, du promontoire, du « point-de-vue » comme ils disent maintenant ?
Il n'attend pas réellement une réponse à sa question. Il sait que son fils est venu à pieds, il sent l'odeur de la sueur et de l'effort de la montée, l'odeur humide du sous-bois, l'odeur du goudron de la route, la senteur acide et résineuse des mélèzes, jusqu'à celle du ragoût qui s'est fixée dans la chevelure de son fils.
Longtemps, loin de la grande maison et du papotage de ses résidents, les deux hommes se parlent et se taisent, tour à tour. Nul besoin de faire du bruit. Ils se taisent surtout. Ils se lèvent enfin, pour rentrer en se tenant la main, d'un même pas et, les apercevant, on se demande lequel est le guide de l'autre. Se serrant l'un contre l'autre une fois encore avant de se séparer, Jacques dit à son père, « Tu sais, le couteau de poche, que tu m'as donné pour mes douze ans… Je vais l'offrir à ma fille. »
Comme Christophe, je suis toute émue , et quand c'est le cas je ne sais pas quoi écrire si ce n'est bravo kiss et cdc
· Il y a plus de 10 ans ·vividecateri
très beau, j'aime beaucoup tes tournures de phrases, on sent bien les choses dans les descriptifs, je trouve ça très cinématographique, vraiment agréable à lire et simplement bô en sens et en écrirure. j'aime bravo !
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris