Le Lac Noir

Dominique Deconinck

Avant Propos

Ce texte n'est pas à proprement parlé une nouvelle de science fiction (le domaine étant très large, on pourrait par ailleurs en discuter) : il constitue le premier châpitre d'un roman d'anticipation en quête d'éditeur.

J'ai inserré un autre texte faisant partie de ce roman : Angéla.

Ceux qui liront les deux nouvelles comprendront le lien qui les unit.

D'après mes lectures et mes recherches l'évènement que j'évoque aurait eu lieu à peu près sept mille ans avant notre ère.

Le Lac Noir

 La saison sèche allait sur sa fin dans le petit village situé à une heure de marche du Lac Noir. La tribu s’était installée là, depuis deux ou trois générations, elle profitait des terres grasses, du climat doux, du gibier aussi. Au fil des saisons les hommes chassaient les bisons, pêchaient les grosses carpes du lac, les femmes cueillaient framboises et mûres, gardaient quelques chèvres et s’essayaient à semer des céréales. En cette fin d’après midi, l’arrivée des chasseurs fut annoncée par leurs cris joyeux. Ils ameutaient femmes et enfants par leurs chants guerriers et apparurent au loin dans les jeux d’ombre et de lumière des feuillages, éclaboussés de sang. Ils brandissaient la tête de l’ours qui depuis trop longtemps rôdait dans la forêt, qui avait tué tant de chevreaux et pris l’enfant de Liian. La tribu s’était enfin vengée.

Une adolescente sortit de la case de torchis. Elle écoutait presque indifférente, la mélopée lancinante célébrant la mort de l’animal puis la fête naissante et la joie environnante, les battements de tambour, les chants qui bientôt couvriraient les bruits de la nature. Elle courut furtivement vers la hutte voisine.

—Arvulian ! Viens ! Ils en ont pour la nuit à fêter l’ours. Allons chercher les Fruits.

— Tu es folle ! C’est interdit. Tu sais ce qu’on risque.

— Ecoute, je t’ai fait goûter le Fruit de Vie, tu te souviens.

Arvulian n’oubliait pas le premier jour où il avait découvert la nudité de Milia, la folie et l’assurance données par les graines. Il la regarda, soupira, sentiments ambivalents entre joie et crainte. Il voulait, c’est sûr, retrouver le bonheur de goûter chaque parcelle de peau de son amoureuse mais il n’aurait pas le droit de toucher au fruit avant vingt lunes si le chaman le lui permettait. Cette peste adorée de Milia en avait chipé au sorcier juste après la dernière récolte. Elle lui avait fait découvrir leur effet. Il s’était senti heureux, brave, n’avait pas dormi pendant une nuit pleine, riant de tout, découvrant l’amour encore et encore. Finalement l’envie était trop forte, l’occasion ne se représenterait pas avant longtemps ! Il acquiesça ; elle aurait voulu sauter de joie, elle se contenta de lui prendre la main, l’entraîna en courant vers les fourrés proches. Les chants scandés s’effacèrent, bientôt étouffés par la végétation.

Ils coururent longtemps. Arvulian, prenait de l’avance. Il reconnut l’ultime relief avant le rivage, accéléra, la gravit et s’arrêta net. L’eau était trop proche. Les arbres aux Fruits de Vie étaient là, le feuillage rouge, cuivré, les grappes denses de baies d’un violet profond encore visible dans le crépuscule naissant mais leurs troncs n’auraient pas dû baigner dans l’eau … Milia le rejoignit, elle aussi était troublée.

— Tu as vu !

Elle observait les vaguelettes qui se succédaient, grappillaient la terre, ne reculaient jamais. L’eau ne cessait de monter …

— J’ai peur Arvu, viens partons ! Elle, si entreprenante quelques instants plus tôt, tirait sur sa main pour fuir.

— Non, Milia, l’eau avance ! Bientôt les arbres seront engloutis ! Tout disparaîtra. Nous devons faire la récolte tout de suite.

— Mais c’est Reck, c’est notre chaman qui doit faire cela, nous ne pouvons pas, c’est interdit.

— Je sais mais si je ne les cueille pas maintenant, les Fruits de Vie auront disparu avant demain. Non … bien avant.

Il courut vers l’eau, sa besace à la main. Elle le suivit, réticente tout d’abord, puis, plus rassurée par sa présence que par le miracle du lac, le rejoignit. L’eau atteignait leurs hanches lorsqu’ils parvinrent aux arbres sacrés. Ils remplissaient leurs sacs, saisissant au plus vite les baies, grappe après grappe, bien loin des rituels. Ils pataugeaient d’arbre en arbre, arrachant tout ce qu’ils pouvaient par larges poignées. Lorsque les besaces furent pleines, l’eau avait atteint leur poitrine. Ils regagnèrent alors la berge en portant les baies au dessus de leur tête avant de s’affaler épuisés, sur le sol. Ils regardaient le feuillage rougeoyant des arbres sacrés qui commençait à disparaître sous l’onde dans l’obscurité naissante voilée par les nuages. Les branches et leurs reflets étaient engloutis dans l’eau sombre. Arvulian ouvrit son sac, posa une baie dans la bouche de Milia. Elle sourit, la mâcha, retrouvant ses forces, sa gaîté. Il fit de même. Il frôla le sein nu, elle se tourna vers lui, approchant ses lèvres, ses doigts cherchaient déjà le sexe du garçon.

— Non ! Il se leva violemment devant son regard étonné.

Elle n’eut pas besoin de poser de question. Elle venait de sentir les premières vaguelettes lécher ses pieds.

Ils coururent portés par la peur, la volonté de prévenir leur peuple, soutenus par la drogue. Enfin les chants ! Ils arrivaient. Milia lui prit le bras.

— Arvu, nous devons cacher les Fruits.

Il se tourna vers elle.

— Impossible, je dois les donner à Reck, ce sont les derniers. Il n’y en aura peut-être plus. Le village …

— Fais attention. Lui seul peut faire la récolte. Je t’en prie ne dis rien Arvu ! Elle tentait de le retenir, s’accrochant à son bras. Ils se rapprochaient toujours, bientôt elle le lâcha. Ne fais pas cela, il ne te pardonnera pas…

La fête allait crescendo. Le chaman avait sans doute distribué une baie à chacun. Arvulian s’avança dans la clairière, luisant de sueur et parvenu près du feu, il cria :

— Le Lac Noir il monte vite. Il va nous tuer.

Le chaman sursauta, écarta les danseurs.

— Que faisais-tu au Lac ? C’est quoi cette besace ? Il l’arracha si violemment des mains de l’adolescent qu’elle se déchira : les fruits roulèrent à leurs pieds. Le silence se fit, glacial.

— Qu’as-tu fait ?

— L’eau monte elle sera là, bientôt, je vous en supplie croyez-moi …

— Sacrilège, tu n’as pas le droit ! hurla le chaman.

— Je vous assure, l’eau mange la Forêt Sacrée, elle noyait les Fruits. Je les ai sauvés.

— Menteur ! Tu as volé le trésor de la tribu.

Tous formaient maintenant un cercle autour de l’homme aux cheveux blanc et du garçon.

Un couple arriva surtout.

— Le lac ! Il est au pied des bouleaux.

La tribu se tut. Les craquements du feu, de brusques bruissements d’ailes et soudain un lointain clapotis s’installèrent. Les premières gouttes d’une pluie inattendue ajoutèrent leur crépitement aux autres bruits. Les villageois étaient pétrifiés. Son sac de cuir à la main, Milia, comprit qu’elle aussi pouvait être accusée ; elle recula de quelques pas, disparut du cercle illuminé par le feu, souleva les branches du gros laurier, trouva sa cachette. Elle creusa parmi les racines pour dénicher son bien le plus précieux, une mince feuille d’or, futur bijou d’alliance, offerte par le guerrier qui serait devenu son mari s’il n’avait pas péri à la chasse. Elle posa les graines sur la surface dorée, la replia soigneusement, la glissa dans la sacoche et l’enfouit à nouveau. Elle revint bientôt. Seuls les plus jeunes étaient restés près des huttes. Après quelques questions elle sut que les adultes marchaient vers le lac. Elle courut pour les rattraper, se fiant à leurs voix pour se diriger. Epuisée, elle accélérait comme elle le pouvait, la pluie qui s’intensifait, l’avait depuis longtemps détrempée. Elle arriva enfin au niveau de la tribu. Tous regardaient en direction du soleil couchant. De la forêt sacrée, ils ne virent rien, sinon quelques remous. Ils étaient là, debout, loin de la fête, le sang de l’ours se mêlait à la boue en longues traînées sur leur corps. Les peaux de bêtes pendouillaient, ils paraissaient misérables, ils l’étaient mais ne le savaient pas encore… Un guerrier se baissa, attrapa un poisson arqué, qui se cabrait encore. D’autres observaient le rivage envahissant. Ce n’était pas un poisson mais des centaines qui gisaient à leurs pieds. Une vieille femme assoiffée par la marche, s’accroupit, mit ses mains en coupe, apporta l’eau à la bouche la recracha aussitôt :

— C’est salé !

Les autres se penchèrent à leur tour. Elle avait raison. Après un long silence une voix s’éleva.

— Arvulian ! Il a commis un sacrilège, les esprits se vengent.

Des grondements lui répondirent.

— Il doit mourir ! Sacrifions-le au Lac Noir.

Ils repartaient, déterminés.

L’adolescent, épuisé, s’était finalement assis sur le seuil d’une hutte, attendant avec une crainte mêlée d’impatience le retour des siens. En percevant les cris, il s’ébroua, et entrouvrit les yeux. Il reçut un coup de pied en plein ventre, gémit avant d’en recevoir un second puis tant d’autres.

Lorsqu’il revint à lui, il était attaché, les membres en croix adossé à la butte sur laquelle le village était bâti.

—Arvulian.

Il sentit une présence qui approchait. Lorsqu’il ouvrit les yeux il devina un visage flou nimbé de blanc. Il reconnut enfin Reck qui reprit en un murmure.

— Je ne sais pas ce qui arrive. Je ne crois pas aux dieux, mais peut-être en la fatalité. La tribu a besoin d’un coupable, Je dois t’offrir au lac et je ne peux pas me dérober. Milia a su se protéger mieux que toi.

— Elle n’y est pour rien souffla Arvulian.

Le sorcier posa la main sur la bouche de l’adolescent.

— C’est elle qui t’a emmené. Ton sacrifice les apaisera un temps…. Si tu l’aimes, ne dis rien, prends cette graine. Broie-la avec tes dents, ta mort sera moins douloureuse. Peut-être sera-t-elle plus douce que notre vie à venir ...

Au petit matin le rivage arrivait à eux. Le clan fuyait, se reposait un jour ou deux, l’eau les rejoignait. Bientôt il fut rattrapé par des bandes inconnues, groupes sans terre, créant la colère d’autres tribus qui ne voulaient pas que leurs récoltes, leur gibier, ne leur soient volés. Ceux du clan de Reck étaient épuisés par leur errance. Les hommes furent tués, tous. Leurs femmes furent dispersées. Elles raconteraient longtemps l’histoire de l’eau qui vole la terre, ignorant que bien plus loin, à l’Ouest, le Bosphore s’était ouvert et déversait l’eau de la Méditerranée dans ce qui devenait la Mer Noire. L’évènement géologique aurait plusieurs conséquences, les graines sacrées seraient englouties pour longtemps, les tribus qui s’étaient installées là, qui commençaient leur sédentarisation s’en détourneraient à jamais, redevenant pendant des millénaires des errants refusant une malédiction oubliée. Leurs enfants à leur tour parleraient de l’histoire devenue conte et bientôt légende, celle du Déluge. 

  • Une légende forgée par la réalité ...c'est chouette.

    · Il y a environ 12 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

  • Bonjour Iktomi,

    As-tu reçu mon mail relatif à la SF ?

    Bon wee-end,

    Dominique

    · Il y a environ 12 ans ·
    Ddk9

    Dominique Deconinck

  • Oui, justement, il faudrait discuter de ce qu'est au juste la SF ou plutôt de ce qu'elle est devenue.
    J'en étais fana à une époque (il y a près de trente ans) mais le goût m'en a passé subitement, je ne sais même pas pourquoi.
    Pour moi, le compteur s'est arrêté à Asimov, Edmund Cooper, JG Ballard, P. Curval...
    Tes textes pourraient bien me ramener vers ce genre, mais ne nous emballons pas la flamme de jadis est quand même éteinte et bien éteinte je le crains.
    Bien à toi

    · Il y a environ 12 ans ·
    Lange02b

    Johann Christoph Schneider

  • j'aime beaucoup je l'ai lu avec plaisir

    · Il y a environ 12 ans ·
    521754 611151695579056 1514444333 n

    christinej

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