LE MAÎTRE

nyckie-alause

Ils ne sont pas venus pour l'inventaire…

— On n'est pas là pour… Non, on vient pour autre chose.

Je ne leur réponds pas, me contentant de leur ouvrir, entre-ouvrir en fait, le battant lourd et noirci de la porte principale.

« On est pas là pour… », répète le plus âgé. Sur le même ton, de la même manière, sans me regarder dans les yeux. Et surtout sans terminer sa phrase, sans me dire pour quoi ils se sont déplacés.

La femme et l'homme plus jeune hésitent encore à passer le seuil.

— Vous venez pour l'inventaire ?

L'homme âgé, (appelons le Pierre, puisqu'il ne donne pas son nom), Pierre donc, me présente son fils, « Jean », et son épouse, « Mathilde ». Ceux-ci me font un signe, un simple hochement de tête assorti d'une ébauche de sourire, sans s'avancer, sans tentative de me serrer la main.

« Pas vraiment », « pas vraiment », « pas vraiment » prononcent-ils avec un léger décalage, augmenté par la résonnance dans la cage d'escalier.

Pierre, surpris par l'écho, se retourne vers sa famille. La lumière qui entre encore du dehors auréole de blanc ses cheveux ; son costume clair augmente l'effet produit, lui donnant une allure de patriarche.

Je contourne le groupe pour refermer la porte, et les trois se rencognent dans l'entrée du bureau.

— C'était mon frère. Enfin, c'est mon frère.

Jean : « Il est mort ». Mathilde : « Il est mort ».

— Disons que j'étais son frère, que je le suis toujours. Enfin, (un soupir), il vous a sûrement parlé de nous ?

— Désolé ! Vous me trouvez désolé de ce départ brutal… Bien qu'enchanté de faire enfin votre connaissance, après toutes ces années à n'avoir qu'entendu parler de votre existence.

J'étais son secrétaire depuis décembre soixante-quatorze et « Le Grand-Homme » avait disparu depuis seulement dix jours. S'en était suivi des hommages et diatribes éblouissants dans la presse nationale, et certainement dans la presse internationale puisque sa famille était là. Je ne me serais pas autorisé à les contacter au moment où le Grand-Homme nous avait quittés, tandis qu'il me dictait le quatrième volume de ses mémoires.

« Je n'ai pas de rancune » me disait-il souvent. « Mais je dois bien avouer que mon sentiment à leur égard est… ». Là, il faisait toujours une pause, comme s'il cherchait le mot le plus juste, « mon sentiment ? La déception ! ». La chute était toujours brutale.

L'objet de sa déception la plus profonde était donc ce groupe de trois personnages arrivés fraîchement du fin-fond de la péninsule. Tous trois semblent tellement anodins, sans réelle consistance, gênés qu'ils sont de se sentir des intrus dans cette maison. Et moi, je me dois de te l'avouer, j'éprouve une certaine jubilation à entretenir leur malaise en les invitant à pénétrer dans le bureau : « Le bureau du Maître ! ». Et d'appuyer férocement sur la majuscule pour les faire se sentir encore plus petits entre les rayonnages de la bibliothèque qui recouvre les murs. Je rassemble quelques chaises pour les placer au milieu de la pièce, face à l'immense bureau que j'ai partagé avec Lui toutes ces années.

— Asseyez-vous !

Ma voix, au fil de ces mêmes années, a dû se calquer sur la sienne. Aussi, ils obtempèrent comme à un ordre venu de l'au-delà, s'ils y croient encore, à l'au-delà.

— Tu es sûr qu'il est bien mort ? chuchote le garçon à sa mère, espérant que son père ne l'entende pas.

Le père a tressailli, mais sans tourner la tête. Il fixe ses yeux sur moi, comme si j'étais une incarnation du Grand-Homme : « Heu…A-t-il laissé… Heu… une lettre… un message… pour moi ? »

Je vois que la question lui coûte, je crois bien que ce qu'il aimerait vraiment savoir, il ne peut pas se résoudre à le demander. Malgré ses faux airs de gourou, dans ces lieux, il n'est que l'homme qui a trahi son frère, un Judas !

Le Grand-Homme, moi, je l'ai réellement aimé et il n'est pas question que je dise à cette petite famille qu'ils ont été pardonnés. Ça, c'est NON !

S'ils ont besoin de rédemption, qu'ils lisent donc tous les volumes de ses mémoires.

 

 

Extraits : tome 1 : « Enfance »

 

… Mon frère Pierre souffrait à mon égard d'une jalousie chronique qui prenait la forme de taquineries continuelles en présence de nos parents. Ma mère lui disait : « Arrête immédiatement ! », mais c'était sans effet immédiat. Il était bien obligé de me laisser tranquille, seulement quand il quittait la maison pour rejoindre ce pensionnat dont il ne rentrait que tous les quinze jours. Mon père, quant à lui, prenait avec bonhommie la défense de Pierre.

— Ils s'amusent, laisse-les donc. Ce ne sont que des niches et elles endurciront le « petit ». […]

A cette époque là, mon père ne m'appelait jamais par mon nom de baptême. J'étais le petit, le gamin, le mioche, et, quand il était fâché contre moi il disait à ma mère : « Marthe, occupe-toi de ton fils ! ».

Ces mots donnaient à Pierre de nouvelles raisons de se moquer de moi impunément, et, quand nous étions à l'abri des regards, d'y aller de quelques coups et taloches qui me laissaient en pleurs. « Tu n'es qu'une mauviette ! Tu n'es qu'une lavette ! Tu n'es qu'une minette à sa maman ! ». Chantées sur un air de comptine, ses paroles blessantes disparaissaient en présence des adultes, pour n'être plus qu'un sifflotement léger dont la signification leur échappait. Malheureux, je recherchais la protection de mes parents qui, agacés, me repoussaient chaque fois dans les griffes de mon bourreau. […]

L'éclairage du temps, sur mes souvenirs de cette période, révèle que mon enfance était simplement une suite de moments de tristesse, égayée, de loin en loin, de la reconnaissance de mon père qui ne manquait pas de me féliciter à chaque bulletin pour avoir obtenu, une fois encore, le ruban ou le tableau d'honneur. De même, la gentillesse de ma mère était épisodique, liée sans doute à ses disponibilités, sa vie sociale étant extrêmement active. […]Je crois pourtant qu'elle m'aimait, à sa manière, et qu'elle a dû ressentir un pincement de cœur quand elle a quitté mon père et qu'elle m'a laissé…

 

Extraits : tome 2 : « L'adolescence »

… Durant mes années de pensionnat, je suis rarement rentré à la maison. Mon père préférait que je reste au collège. Ou bien il me faisait partir en Normandie, chez nos grands-parents, où la discipline était encore plus rigoureuse qu'au pensionnat. Quand Pierre, contre son gré, était forcé de m'y rejoindre, il s'en prenait de nouveau à moi pour expurger ses frustrations diverses. C'est cet été là que je compris qu'il était malheureux. […] C'est aussi durant cet été de fin de guerre qu'il m'a été donné de rencontrer mon premier amour. Alors le futur m'a paru exister, le mur de nihilisme qui me protégeait s'est écroulé, comme le mur de la classe dans un poème de Jacques Prévert, tranquillement. […] Cet amour d'été se devait de rester secret et nous usions de mille ruses et stratagèmes pour rejoindre des cachettes dont nous avions fait une liste codée. Quand nous nous croisions dans la rue principale, bien que fréquentant le même collège, nous faisions mine de ne pas nous connaître. Jusqu'au jour où ma grand-mère engagea la conversation avec sa mère alors que, les bras chargés des filets à provisions, je la suivais comme un bon garçon. La dame était seule et vivait, avec ses deux enfants, de sa pension de veuve de guerre et d'un fermage qui lui assuraient un revenu raisonnable. Elle accepta une invitation pour le thé le lendemain avec Jeanne et Camille. Gardant le nez sur mes chaussures, je sentis une vague de chaleur envahir mon visage. « Ce garçon me semble bien timide », dit la dame en saluant Grand'mère.

Nous eûmes enfin des occasions légitimes pour nous rencontrer — aller tous ensemble à la plage, des parties de pêche desquelles nous revenions bredouilles, des révisions de latin ou de mathématiques — puisque nos familles étaient amies.

[…] Jusqu'au jour où, sa sœur faisant le guet en croyant participer à un jeu, s'était absentée de son poste. Nous fûmes pris sur le fait, par Pierre, dans ma chambre. J'achetai son silence mais, mes économies ne suffirent que jusqu'au quinze août, date à laquelle notre père vint nous chercher avec sa nouvelle voiture et sa nouvelle épouse, flambant neuves. Pierre lui dit tout… Je fus battu. Puis il ne lui fallut que quelques jours pour se débarrasser de moi. Je fus envoyé en Angleterre où je passai les huit années suivantes, sans rentrer en France, sans nouvelle de ma famille. Ma pension était payée par un avocat et c'est lui qui vint m'annoncer la mort de mon père. Il m'avait pris les billets d'aller et de retour pour que je puisse me rendre aux obsèques.

[…] Dans ce village de Normandie, personne ne manquerait l'enterrement d'un notable. Tout le monde était à l'église pour le service, même monsieur le Maire, communiste, qui, par conviction farouche, avait refusé d'assister à la communion solennelle de sa fille. Madame Gosselin était là avec Jeanne. Et Camille. Il était venu avec sa jeune épouse. Il était marié. Beau comme une nostalgie, mais marié. Il m'a serré la main et tapé sur l'épaule. Un « Je suis désolé pour la mort de ton père », auquel je répondis « Félicitations, longue vie et bonheur ». Nous nous étions perdus…

 

 

Extraits : tome 3 : « Retour à Paris »

L'homme de loi choisi par mon père, mon avocat anglais, s'avéra entièrement dévoué à ma cause. « Robin Coalman, avocat » dit-il en serrant la main du notaire chargé de la succession. « Maître Lemonnier » lui fut-il répondu. Passé cet instant de brève cordialité, la guerre a pu commencer. Le seul but de ma famille a été de réduire ma part. Mes grands-parents et mon frère ne m'adressaient la parole que par notaire interposé. Seule ma belle-mère, dont la quotité était ridicule, se ralliait à mon camp, par esprit de corps (nous serions pauvres tous les deux), ou simplement pour agacer, Pierre, mais surtout les deux vieillards confits dans leur détestation. […] A l'ouverture du testament, il y eut un vent jubilatoire au sein de ma famille, jusqu'à ce que (mon père ayant dû éprouver des remords) Coalman présente un document plus récent qui m'allouait la maison parisienne dans laquelle je vis encore aujourd'hui. Aucune rente ou dividende issus de ses affaires, juste la maison de famille. « C'est un faux ! », hurla Pierre, « ce n'est pas possible qu'il hérite la maison de famille… ». Au mot famille sa voix s'étrangla au fond de sa gorge car il avait justement des projets de famille, avec Mathilde, à qui il avait promis des choses que je préfère ne pas connaître, (et auxquelles elle avait dit « oui »).

« Ça ne se passera pas comme ça… », m'a-t-il dit entre les dents sur le pas de la porte, laissant bien dans son attitude planer une menace. Et cette menace, il eut tôt fait de la mettre à exécution. Il déposa contre moi une plainte pour perversion sexuelle, espérant le témoignage de Camille qui refusa. Il se tourna alors vers le clergé, espérant pour moi opprobre et excommunication, (car il ne pouvait pas m'envoyer directement en enfer). Il fit aussi campagne dans les relations germanopratines de notre famille. Aucune des filles de famille n'accepterait une union avec moi… Bêtises et balivernes… J'étais amoureux, d'André. Il ne le savait pas encore.

 

 

Extraits : tome 4 : « L'âge d'Homme »

Mes grands-parents moururent. Pierre hérita, encore. Il put épouser Mathilde et ils partirent tous deux, au Portugal, gérer les conserveries léguées par notre père. Mauvais gestionnaire, le climat politique le desservant, il ne lui fallut que quelques années pour perdre ce qu'il avait impunément capté.

[…] Après avoir reçu un prix pour mon premier roman, L'apprentissage — la formation d'un jeune-homme que sa famille envoie en Angleterre pour n'avoir pas à envisager la possibilité de son homosexualité — je commençais à avoir du succès. Ce roman fut traduit et diffusé en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. Il paraît même qu'on pouvait le trouver à Moscou, sous le manteau. La presse me qualifiait de fils spirituel de Gide et certains critiques trouvaient que mon style me rapprochait de Somerset Maugham.

[…] André était l'amour de ma vie, et après plusieurs années où il se partagea entre sa femme et moi, notre liaison fut enfin vécue au grand jour. Jusqu'à ce que beaucoup trop tôt, la vie, ou plutôt la mort, l'emportât me laissant au désespoir, incapable de créer, vide d'écriture… Aussi, quand son fils, doctorant en philosophie, me proposa d'écrire, sous ma dictée les mémoires que vous êtes en train de lire, (en contrepartie, il occuperait le logement du gardien), j'ai dit oui, de suite, sans même prendre le temps de la réflexion. La vie avait déserté la maison depuis trop longtemps. Je crois que je me sentais vieux ; comme les meubles et les livres poussiéreux de mon père que j'avais relégués tout en haut des rayonnages et oubliés ; comme le troène échevelé, dans la cour, qui aurait eu besoin d'être taillé ; comme la chevelure blanchie qui dégringole sur mes épaules. Les choses s'accumulent, sans qu'on y prenne garde, dans une tentative criminelle pour nous ensevelir. Sans qu'on y prenne garde.

Deux jours plus tard, ils se sont installés. Grégoire. Avec Cécile, que je ne connaissais pas encore. La délicieuse Cécile qui partageait sa vie depuis plusieurs mois. Grégoire, je le connaissais depuis, voyons…, depuis toujours. André avait voulu que je sois son parrain et, au fond de moi, je me considérais depuis sa naissance comme son second père, si cela était possible. Cécile, brillante et joyeuse, balaya en quelques jours la grisaille de ma vie.

[…] C'est seulement après leur installation que la pensée de l'existence de ma famille a refait surface. J'ai repensé à Pierre et Mathilde dont j'avais eu de vagues nouvelles par de vagues cousins avides de ma notoriété : un fils, dont j'ai oublié le nom, si je l'ai jamais su ; une vie en pente descendante pour Pierre, industriel, commercial, commerçant, boutiquier…

Je me suis rendu compte que je pouvais penser à lui sans rancœur ni ressentiment. Il avait largement inspiré mon premier roman, on pourrait presque dire que je lui devais ma réussite. Grâce à lui au poste de professeur, j'étais passé en quelques années de la rue Clovis à la place Marcellin Berthelot, d'un lycée réputé au Collège de France. Ses manigances avaient poussé notre père, au dernier moment, à me protéger, enfin. Peut-être, j'y pense maintenant, m'envoyer en Angleterre était-ce aussi une mesure de protection ?

[…] Depuis plusieurs semaines je suis alité. J'ai dicté une lettre à l'intention de Pierre. Sa relecture ne m'a pas satisfait. J'ai recommencé, plusieurs fois. Je l'ai plusieurs fois déchirée. Ce soir, je suis fatigué. J'essayerai à nouveau demain.

 

 

Les mémoires de mon presque père s'arrêtent là. C'était un vendredi. Vendredi 10 septembre 2004. Quand je suis entré dans sa chambre le samedi matin, avant même de tirer les rideaux, j'ai compris qu'il avait enfin rejoint mon père.

——

 

« Donc, vous ne venez pas pour l'inventaire. Il y a pourtant de très beaux ouvrages anciens que, aux dires du Maître, votre père aimait beaucoup. Principalement des œuvres philosophiques qui devraient vous intéresser. Jean, (c'est naturellement que son nom me sort de la bouche devant ces trois personnes pour lesquelles je n'éprouve aucune empathie), Jean appréciait particulièrement celui-ci, Rubaiyat d'Omar Khayyam. »

J'hésite une instant.

« Je pense qu'il aurait été content que vous le lisiez. Le propos en est du bonheur et de la vanité de l'existence. »

Et sans plus en dire, je lui tends le livre duquel tombent, à ses pieds, deux photographies oubliées ayant servi à marquer des quatrains souvent lus. Il s'en saisit prestement, espérant peut-être découvrir un secret.

La première, en couleur, nous montre tous les trois, son dernier été : Jean, Cécile et moi, sur la plage d'une île grecque. Couché à nos pieds, un chien noir dont le nom m'échappe.

J'avais hésité à organiser ce voyage. Sa santé était déjà fragile. Sa respiration difficile. Ses jambes flageolantes. Il avait beaucoup maigri, et c'est en affichant une joie factice qu'il me disait « Regarde ! Je peux à nouveau porter ce costume en lin que nous avions choisi avec ton père. Il sera parfait pour la Grèce, nous l'avions fait faire à Athènes… ». Je pense que sa décision d'écrire « L'âge d'homme » était prise car il insista pour que j'emporte l'ordinateur.

Tous les matins, je lui relisais ce qu'il avait dicté la veille. Il proposait quelques corrections, me demandant de plus en plus souvent mon avis sur la narration d'un épisode de sa vie, ou sur une anecdote significative illustrant bien le climat de l'époque dont il traitait : l'intolérance, la période Sida, ceux qui évitaient même de leur serrer la main, les praticiens qui avaient refusé de soigner mon père… Sans parler de ces parents qui avaient empêché leurs enfants de jouer avec moi. « Quel scandale, vous rendez-vous compte ? Cet enfant qui vit avec deux hommes… » Des mots chuchotés à haute voix qui faisaient monter des larmes dans les yeux de mon père et de la fureur dans les poings serrés de Jean, prêt en découdre.

Moi, de ces années-là, je me souvenais des vacances, extraordinaires, passées au quatre coins du monde ; de bateaux aux voiles bruissantes ; de méharées dans le sud marocain ; de rizières à la tombée de la nuit, nous, marchant sur les digues étroites environnés de lucioles tournoyantes. Je n'avais que des souvenirs de bonheurs à lui raconter, et pour lui, je crois que mes souvenirs étaient une revanche. Il exultait et éclatait même de ce rire clair qui avait bercé ma jeunesse. Je crois que cet été en Grèce a été l'occasion pour lui, de vivre ses derniers moments de légèreté.

Après quelques changements, il reprenait sa dictée, jusqu'à l'heure du déjeuner. C'est seulement en fin d'après-midi, qu'avec notre aide, il marchait jusqu'à la plage pourtant proche. Nous nous asseyions un moment, (il parlait d'avenir, de nouveaux projets d'écriture), sur un banc qu'à cette heure les touristes avaient déserté. Quand la mer changeait de couleur, nous remontions vers la maison. Maria nous servait le repas sur la terrasse et, ensemble nous attendions la lune.

— Sur cette photo, il ressemble étrangement à mon père, me dit Pierre en la posant sur le bord du bureau. Enfin, notre père, se reprend-il, gêné.

 

La seconde est une photo beaucoup plus ancienne, aux marges blanches, festonnées. Je pense n'avoir pas plus de cinq ans. Je suis assis sur la coque d'un bateau retourné sur une plage bretonne, mon père à ma droite, mon presque père à ma gauche, leurs bras entremêlés comme une liane sur laquelle ma tête s'appuie.

C'était la première fois que ma mère acceptait de me laisser partir avec eux. Je sais, pour en avoir souvent reparlé avec elle au fil de mon adolescence, l'acceptation du choix de mon père a été pour elle un déchirement, bien plus que leur rupture. Dans notre milieu bourgeois, commençaient pourtant à apparaître des tendances libertaires. « Des discours d'intellectuels de gauche qui, dans les faits, n'étaient, m'avouait-elle, que la posture d'une intelligentzia  qui se réfugiait très facilement dans un confort de bourgeois conservateurs ». Cette acceptation lui valut, de la part de notre entourage familial attaché aux convenances, un rejet qui dura de nombreuses années.

Elle avait trouvé du travail au mois de janvier. Je pense, avec le recul, que si elle m'a laissé partir aussi longtemps, c'est surtout parce que mes grands-parents, accueillant déjà quatre ou cinq cousins, avaient refusé de me prendre chez eux. De ces quatre semaines de liberté au bord de l'océan, je retiens surtout l'odeur des embruns, la couleur de la lande, le goût des crabes décortiqués à pleines mains, l'éblouissement du phare d'Ouessant illuminant un instant la noirceur de ma chambre. Je m'endormais en comptant ses éclats.

Un couple d'amis les avait rejoints. Nous sourions au photographe dont le chien noir renifle mes sandales. Le chien leur appartient. Maurice et Jeanne. Le chien s'appelait Capi. Je n'y avais pas pensé depuis très longtemps et maintenant ça me revient. Des souvenirs heureux qui gomment ma tristesse.

Regardant à nouveau la photo en couleur, je crois entendre l'accent grec de Maria, notre logeuse, qui rappelait son chien, « καπιλ! » quand il devenait un peu trop affectueux, sautant autour nous dès que nous faisions mine de partir. « Kapil ! Ici ! », criait-elle en français pour que nous comprenions qu'elle prenait notre parti. Quoi qu'elle fasse le chien nous suivait jusqu'à la plage.

La main, qui tient encore la photo, tremble. Et c'est avec une délicatesse que je croyais impossible qu'il me la rend. Il me regarde dans les yeux et, de ce face à face, émerge une compréhension mutuelle de ce que nous avons été, de ce que nous serons, de ce qu'il reste du passé, de ce qui sera effacé.

— Merci d'avoir été là pour lui, dit-il. Il y a tellement de choses que je regrette.

Il met le livre précieux dans son sac. Les trois personnages se lèvent, d'un même élan. La mère et le fils ne parlent pas. « Je comprends qu'il est trop tard pour nous » m'avoue-t-il en quittant la maison pour la dernière fois.

Je ne crois pas que nous nous parlerons encore, mais je suis sûr qu'en faisant l'inventaire, il comprendra que nous avons été heureux.

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