Le mandarinier 6

aile68

Dans le bureau, le brigadier et ses deux collègues faisaient le point.

"Nous avons plusieurs indices, d'un côté nous avons plusieurs traces de pas, des traces de pas très profondes avec une marque sur le pied gauche que le gel rend bien visibles, et puis des traces plus petites de quelqu'un de plus léger. D'un autre côté nous recherchons quelqu'un capable de supporter des températures très basses dit le brigadier.

- Donc il y aurait quelqu'un de très lourd, et puis quelqu'un de moins lourd en déduisit un des gendarmes.

- Deux hommes ou un homme et une femme ou bien deux femmes assez courageuses pour faire le coup toutes les deux seules.

- D'après ce que disait le Pascal, la Marinette serait femme à faire face au danger dit le deuxième gendarme.

- Hélas! on ne peut être certain de rien soupira le brigadier en allumant un mégot de cigarette.

- Nous sommes en novembre et la loterie aura lieu dans un mois. Que vont devenir ces mandarines? Les voleurs vont-ils les manger?

- Et si c'était une farce? dit Eugène un des gendarmes. Et si les voleurs faisaient des confitures et des biscuits en douce?

- Mais ça n'a pas de sens! répondit Léonard l'autre gendarme. Il faut être au moins une dizaine de personnes pour faire tous les lots de la loterie.

- Une dizaine ça fait beaucoup, combien de mandarines pouvait-il y avoir dans cet arbre? demanda le brigadier. Cinq kilos tout au plus?

- Allez montons jusqu'à huit kilos, il faudrait tout au plus trois personnes voire quatre pour préparer les lots.

- A ce propos la fille du père Gaspard avait acheté pour cinq kilos de sucre, non? annonça Eugène comme s'il avait trouvé la clef de l'énigme.

- Oui, mais ça ne prouve rien dit le brigadier. Messieurs nous avons d'autres chats à fouetter! Cette enquête ne mène à rien et elle me semble bien dérisoire, indigne de notre travail".

On classa l'affaire sans suite.

A la fin de l'année, la loterie eut bien lieu, et ô surprise, les lots étaient bien des pots de confiture à la mandarine, et tout un tas de sucreries à la mandarine.

Les dits voleurs avaient été bien généreux et secrets surtout. Mais pourquoi tant de mystères? Et qui avait apporté tous les lots? On les avait trouvés au pied de la porte de la salle où avait lieu la loterie. Le brigadier par curiosité alla voir et ô surprise parmi les traces de pas, il y avait deux traces très profondes avec une marque sur le pied gauche et deux autres moins profondes et plus petites.

- ça alors! C'est incroyable! Que personne ne bouge! cria-t-il à la ronde!

- Qu'y- a-t-il? accourut Eugène tout essoufflé.

- Nous avons le même problème de pas que l'autre fois! déclara le brigadier.

- ça alors! s'étonna Léonard.

- Que tout le monde montre ses semelles cria encore le brigadier au bord de la crise de nerf.

C'était une drôle d'idée mais les autres s'exécutèrent, cependant à cause du gel,  il ne trouva rien sous les chaussures.

- Tout le monde dehors! Un à la fois!

Chacun défila dehors devant la salle, laissant ses traces sur l'herbe saupoudrée de gel. Le Brigadier regardait les pas scrupuleusement à chaque passage. Enfin il sut à qui appartenaient les traces de pas si profondes. Il aurait dû s'en douter! Un homme grand et corpulent se dressait devant lui, un homme qu'il voyait traîner parfois près du canal, sans réel domicile fixe. Il avait l'habitude d'être accompagné d'un jeune garçon, le brigadier supposa que les pas moins profonds étaient les siens. Chose qu'il vérifia rapidement.

- Pourquoi avez-vous volé les mandarines? demanda-t-il d'une voix solennelle et importante.

- Nous ne les avons pas volées! dit l'homme, quand nous avons vu que la nuit serait plus froide, nous nous sommes dit que les mandarines allaient geler. En effet nous nous sommes approchés de l'arbre et les fruits étaient très froids. Puis nous sommes partis. Le lendemain tout le monde était autour du mandarinier, en train de croire à un vol.

- Mais qui a préparé les confitures et les biscuits sacrebleu?

- Je ne sais pas Monsieur le Brigadier".

Le Brigadier resta silencieux un moment, et se remémora le groupe d'habitants autour du mandarinier. Ils avaient tôt fait de s'affoler et de penser à un délit. Lui-même avait cru à un vol. Il regarda l'homme corpulent et son enfant et l'interrogea:

"Je vous ai souvent vu traîner près du canal. Vous n'avez pas de toit? Et votre fils, il ne va pas à l'école?

- Non répondit le grand homme en baissant la tête.

- Pourtant, bâti comme vous l'êtes vous pourriez travailler...

- Personne ne veut de moi monsieur le Brigadier, je sens trop la pauvreté.

- Je vois... Et bien cela va changer. Ce n'est pas vous qui allez être accusé de vol mais plutôt les habitants de ce hameau qui par leur bêtise sont capables de voler une vie à vous et à votre enfant.

Le brigadier s'adressa au groupe d'habitants

- Messieurs, cette année encore vous avez des pots de confiture et des biscuits à la mandarine comme lots grâce à cet homme et son enfant que vous rejetez. Il a le droit d'être un citoyen comme vous!

On entendit des murmures et des bougonnements parmi les habitants.

- Que ceux qui sont d'accord lèvent le bras! dit le Brigadier.

Plusieurs s'exécutèrent et acceptèrent l'homme et l'enfant parmi eux. Finalement tout le monde rejoignit la salle car il faisait très froid.

Personne dehors, la loterie battait son plein. Près du canal, une femme traînait, négligée et corpulente, elle avait l'allure d'un bûcheron, les autres pas c'était elle! Elle avait pris les pauvres fruits et les avait mis au chaud dans le moulin. Personne ne sut qu'elle avait sauvé les mandarines. Comme l'homme et son petit garçon, elle sentait trop la misère, on ne croit pas une femme qui ne ressemble plus à rien. A part ceux qui ne s'arrêtent pas aux apparences si déplaisantes soient-elles et qui se servent de leur raison, et de leur bon sens.

Cette même femme décida d'aller se promener dans la cour où l'on avait aménagé un carré de terre pour le beau mandarinier. Cette nuit-là ce dernier refleurit pour la dernier fois et offrit toute sa beauté et ses splendeurs à la pauvre femme qui retrouva la jeunesse de ses vingt ans. On peut admettre que la beauté et la jeunesse passent avec le temps,  mais laissez-moi imaginer que le bon sens reste dans l'esprit des gens jusqu'à la fin de la vie, ces mêmes gens qui pourraient se balader nonchalamment près du canal en croquant des biscuits à la mandarine qu'ils ont eus en lot lors de la grande loterie annuelle.

  • Cela me rappelle le sketch du boulanger étranger de Fernand Raynaud ! Et pourtant ça date !

    · Il y a environ 2 ans ·
    Gaston

    daniel-m

    • J'ai fait une petite recherche sur cet excellent sketch que j'avais enfoui dans ma mémoire, en effet ça date! Merci d'avoir suivi cette fable!

      · Il y a environ 2 ans ·
      Coucou plage 300

      aile68

  • Cela me rappelle le sketch du boulanger étranger de Fernand Raynaud ! Et pourtant ça date !

    · Il y a environ 2 ans ·
    Gaston

    daniel-m

  • J'adore ce dénouement à la Dickens.
    Une bien jolie histoire et une leçon pour tous.

    · Il y a environ 2 ans ·
    Lwlavatar

    Christophe Hulé

    • Merci! C'est la vocation des contes ou fables.

      · Il y a environ 2 ans ·
      Coucou plage 300

      aile68

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