Le manège des souvenirs

Lou

petit texte avant les vacances. Profitez en tant que j'ai l'internet!

Boitant un peu sur les pavés abimés de la place, Annie se promenait, zigzaguant entre la foule dense. Elle entendait la musique un peu festive composée d'instruments d'orchestre, ainsi que l'odeur du popcorn tout chaud. Elle marcha encore un peu avant de s'assoir sur un banc miteux, dont la peinture était écaillé par le temps. Elle passa la main dans ses cheveux blancs, et massa sa peau que le temps avait creusé de rides de plus en plus nombreuses au fil des jours. Devant elle s'étendait un manège en bois, coloré, et très ancien.  Le cheval qui se soulevait tandis que la machine tournait, la voiture rougeâtre qui tentait de rattraper l'avion moutarde, la girafe, qui s'élevait vers le pompon multicolore qui pendouillait, le lion, rugissant et flamboyant dans ses couleurs chaudes, le camion de pompier et la voiture de police, très prisées par les plus jeunes, ou encore la navette spatiale, la carrosserie peinte d'un beau vert foncé. Mais ce que préférait Annie, c'était la licorne.

Malheureusement, celle-ci était en mauvais état. Sa corne avait été cassé par des mains potelés et innocentes, un des sabots était fendue, révélant le plâtre servant à la fabrication, et de la queue il ne restait rien. Pourtant, Annie l'aimait.

A côté, distribuant des tickets roses, le vendeur, pas le même qu'il y a 50 ans, préparait aussi du maïs soufflé et des pommes d'amour, comme dans une fête foraine. La vieille grand mère soupira, et se replongea doucement dans ses souvenirs.

"Elle avait dix ans à ce moment là. Dix ans et toutes ses dents comme le disait sa mère en tirant sur sa joue droite de ses doigts manucurés. Elle avait pour l'habitude de se faire deux tresses qui reposaient sur ses épaules, telle une petite fille modèle. Deux tresses retenues par un ruban ocre. Deux tresses rousses. Annie ne vivait pas dans un milieu qu'on pourrait appeler milieu aisé. Elle vivait dans une bicoque des plus simples, avec une balcon fleuris, trois fenêtres de style gothique, et une porte en bois épaisse. Sa mère travaillait chez un fleuriste du quartier, et son père était employé dans un bureau. Sa grand-mère vivait avec elle, dans une chambre à part. Elle allait à l'école, bien sûr, et gagnait de l'argent de poche, mais refusait de s'acheter des poupées comme ses autres amies. Non, elle, dès qu'elle réunissait assez de francs, elle emmenait sa petite soeur Louise vers le manège.

Elle sautait sur les pavés, tenant la main de Louise, elle riait et courait jusqu'à ce que sa jupe soit plissée. Le vendeur était âgé d'une soixantaine d'années. Ses cheveux grisonnant faisaient des vaguelettes de reflets au soleil. Ses yeux gris transperçaient ses clients, comme s'il pouvait lire dans le coeur des gens. Mais ses mains tremblaient quand il prenait les tickets rose bonbon dans la caisse mordorée.

Annie prenait deux tickets pour elle et sa soeur. Louise variait les montures, qu'importe, elle s'amusait. Mais l'ainée, elle, ne prenait que sa licorne, baptisée Rosa. Qu'elle était belle! Toute brillante avec sa peinture neuve blanche ou pailletée selon les endroits, en parfait état! Elle s'asseyait, s'accrochait de toute ses forces à la crinière en plâtre, et le manège tournait, tournait, au rythme de la musique joyeuse. Annie tendait ses petites mains, et essayait de resserrer ses doigts aux ongles rongés les filaments arc-en-ciel qui virevoltaient.

Elle ne l'attrapait pas souvent, mais qu'importe!

Le tour finit, la joie retombée après ces quelques minutes de plaisir intense, elle achetait du popcorn avec les quelques pièces restantes. Et elles se promenaient, main dans la main, passant devant la fontaine, le libraire, le coiffeur...

Le manège avait toujours été là pour elle : premiers instants de bonheur, premiers amis, premiers amours de collèges, premières déceptions amoureuses, premières colères dû au manque de sous, premiers enfants promenés ici, puis les premiers petits-enfants. Oui, ce manège avait tout connu et l'avait bercé, comme un endroit secret, qui la consolait, la faisait rire, la mettait en colère. Un endroit magique d'une certaine manière. Une magie entretenue par les rires des enfants."

Annie sourit en regardant une jeune fille supplier sa mère de lui payer un ticket, "un seul s'il te plait, pour récompenser mes bonnes actions!" "Lesquels ma chérie?" "Je n'en ai pas encore, mais ça viendra, promis!" "hahaha, d'accord, mais juste une fois!"

La magie, même après toutes ces années, continuait. Même sous la pluie, la neige, le soleil. Le ciel bleu, dénué de nuages, l'apaisait. C'était sûrement la dernière fois qu'elle venait ici. Son chemin s'arrêtait et allait rejoindre celui de son mari, là haut, avec le vieux vendeur décédé il y a des années déjà. Elle leva le nez vers les cieux, et aperçut un arc-en-ciel.

Plutôt bon signe. Elle allait le regretter, son manège. Qu'importe. Elle l'avait aimé, elle l'aimerai toujours. Et elle pouvait affirmer que sa seule vue la rendait heureuse.

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