Le manteau bleu

eric

        Le temps passe toujours trop vite pour moi, je ne sais pas pourquoi. Je suis envahi par la routine quotidienne, les courses, la cuisine, le ménage de l'appartement. J'ai peu de temps à consacrer à mes loisirs, regarder la télévision, lire le journal, faire des mots croisés et des sudokus. Je suis obligé de me dépêcher toute la journée et ne m'ennuie jamais.

        Le matin, en sortant pour me ravitailler dès l'ouverture des commerces du quartier, je voyais souvent ce type dans un vieux manteau râpé. Peut-être n'était-il pas vraiment râpé mais c'était une espèce de manteau sans forme, un vrai sac, couleur bleu moyen, un peu chiné. On aurait dit un vêtement fait avec du tissu de récupération. Il se tenait à côté du bureau de tabac où j'achetais mon journal, au carrefour où donnaient aussi une agence immobilière, l'entrée d'un immeuble d'habitation et une bouche de métro. Je ne sais pas pourquoi il attendait là mais je me suis toujours demandé s'il ne faisait pas discrètement la manche. Comme je ne donne jamais rien aux mendiants, ni à personne d'autre d'ailleurs, je m'arrangeais pour l'éviter et pour ne même pas croiser son regard. Je crois bien d'ailleurs n'avoir jamais vu son visage de près. De lui, je connaissais sa silhouette dans son vieux manteau râpé.

        Alors, je ne comprends pas ma réaction. Un jour, je me suis levé en pensant à ce type. Je ne pouvais plus continuer à passer à côté de lui en l'ignorant. Pendant le petit-déjeuner, j'ai fait l'inventaire de mon porte-monnaie. Il y avait un peu plus de soixante euros, je le savais, j'avais fait ce retrait la veille au soir. Je retire toujours soixante euros à la fois. Deux billets de vingt et deux de dix. J'ai mis un billet de dix devant moi et je me suis dit en le regardant :« Toi, je pourrais très bien t'avoir perdu, tombé de mon porte-monnaie à mon insu. Tu es condamné à disparaître, je vais te donner au type au manteau bleu ». L'affaire était entendue mais une chose m'ennuyait et me faisait hésiter. Tous les jours, il me faudrait affronter ce type me disant bonjour en faisant la risette, attendant son petit billet ou sa piécette. Aussi, je devrais le prévenir. Je ne lui donnerai plus jamais rien car je tiens à ma tranquillité, seul dans mon coin.

        Je suis sorti avec mon porte-monnaie dans la poche habituelle. J'avais mis à part le condamné. Il était soigneusement plié dans la poche gauche de mon manteau, là où je met toujours un paquet de mouchoirs en papier. Mes jambes flageolaient en m'approchant du type. J'avais préparé mes paroles : J'avais trouvé ce billet dans la rue un peu plus loin et je le lui donnais. Il ne devait pas prendre cela comme un don de ma part. Je ne voulais pas garder de l'argent ne m'appartenant pas. Arrivé à sa hauteur, mon cœur battait à tout rompre comme si j'allais commettre un larcin. J'ai à peine vu le type, il était tourné de l'autre côté. Je lui ai glissé le billet plié dans la main en lui disant « Tenez ! » Et c'est tout. Comme il se retournait vers moi, je regardais déjà autre part en tournant les talons.

        Voilà, c'est fini. Enfin non, pas tout à fait. Je ne raconterais pas cette navrante histoire s'il n'y avait pas autre chose. Je suis en train d'acheter un pied-à-terre à la campagne, un petit studio dans un village isolé où je pourrais aller me reposer de temps en temps. Autant le dire, ce n'est pas pour me changer les idées car là où on va, on les emporte avec soi. J'ai pris rendez-vous avec mon banquier pour faire un emprunt dont j'ai besoin pour compléter le bas-de-laine destiné à cette acquisition. Il était onze heures à mon arrivée. La réceptionniste m'a annoncé par téléphone et m'a montré l'escalier en me faisant signe de monter. Il y avait à l'étage une salle d'attente placardée de publicités avec des courbes vertigineuses montrant comment votre argent peut fructifier. J'étais surtout attiré par la table basse avec une pile de revues où je pourrais en choisir une me changeant de mon journal habituel. En enlevant mon vêtement pour le pendre, je tombais en arrêt devant le manteau bleu râpé. Je l'examinais, pensant faire un erreur, mais au fond de moi, je me rendais à l'évidence, c'était bien le manteau râpé du mendiant. Il n'y en avait pas deux comme ça.

        Le banquier m'a fait entrer, un jeune homme très professionnel, genre cadre dynamique. Il était habillé d'une manière assez décontractée, sans cravate mais avec un certain style. Enfin c'était mon impression car il faut avouer mon incompétence. Je n'y connais rien à part le rayon homme du super-marché où je m'achète jeans et polos. Ce type semblait porter une fortune sur le dos. Il a commencé à m'endormir en me racontant sa vie. Il était responsable de l'agence bancaire où il arrivait tous les matins avec un collègue. Il le récupérait à huit heures trente au métro. Il faisait le maximum pour être à la disposition des clients et devait parfois travailler tard le soir sur des dossiers. Quand il m'a vu bailler discrètement en me retenant la mâchoire, les choses sont allées assez vite. Normal car son travail est de vendre du crédit, et moi, j'étais là pour en acheter. En partant à midi, le jeune cadre est sorti avec moi. Il a pris son manteau en passant, ce vieux manteau râpé. Sur lui, il devenait à la mode, d'un bleu très original, un peu chiné. En moi-même, j'ai fait comme si je ne l'avais jamais vu, utilisant cette

faculté de se mentir à soi-même. Heureusement, le type ne m'a rien dit au sujet du billet de dix. C'est logique, ça c'est passé tellement vite. Lui-aussi a dû être surpris et n'a sans doute pas eu le temps de me dévisager. Je me suis tu et on s'est quitté en bons termes. Plusieurs jours après, j'ai reçu les papiers pour mon emprunt. Tout était en ordre, mais il y avait une ligne avec la mention « trop perçu » et une somme de 10 euros à mon crédit. J'ai réfléchi un instant, j'avais affaire à un petit malin.

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