Le marchand de temps
sarah-okant
Le marchand de temps
Il est dix-huit heures trente et je suis encore en train de courir dans tous les sens. Ce rythme m’exténue. Je ne souhaite qu’une chose, arriver au moins à l'heure chez ma sœur.
J'aurais bien pris mon lundi pour fêter tranquillement le réveillon du jour de l'an, mais ce tortionnaire de patron me met sans cesse la pression pour terminer ses sites internet en temps et en heure. Si seulement son planning était au moins organisé !
Ça fait déjà deux ans que je travaille pour cette boîte et je n'ai plus le temps pour rien.
Quand je rentre chez moi après le bureau, je n'ai même pas une seconde pour décompresser. Je me débarrasse à peine de mes affaires, qu'il me harcèle déjà au téléphone pour que je refasse absolument, pour le lendemain, un design que j'avais déjà pourtant refait dix fois dans la journée.
En plus des exigences du patron, l'ambiance au travail est déplorable. J’ai la sensation qu'ils m'auront tous à l'usure. Tout le temps, sans cesse, je les subis à écouter des trucs complètement aberrants sur leurs vies privées, et sur tout ce qui peut se produire autour d'eux.
Moi, je viens juste pour tenter de faire mon travail en paix. Je n’ai aucune envie de supporter la débilité jaillissante de cette entreprise.
Bref, ce soir, je n'y suis plus pour personne.
J'ai pris le métro en direction du supermarché le plus proche pour prendre une ou deux bouteilles de vin. Avec un peu de chance je trouverai encore un fleuriste ouvert pour remercier ma sœur pour son invitation.
L'année s'achève et j'espère que la prochaine sera moins oppressante. J'avoue que vivre en ville ne me réussit pas aussi bien que je l'avais espéré. J'ai certes, un travail qui paye bien mais c'est sans compter les nombreuses contraintes de stress.
À côté de ça, j'habite un appartement assez spacieux que je commence à trouver vide car je n'ai jamais le temps. Pas le temps de l'aménager et encore moins de le faire vivre.
J'ai envie de changement, j'ai grandement besoin de changement et cette nouvelle année sera je sens, l'année des grands bouleversements...
Comme d'habitude, il y a des retards de train... J'ai réussi à faire in extremis mes courses, mais maintenant je vais mettre une plombe à rallier la proche banlieue. C'est toujours comme ça. Ça m’énerve profondément mais je n'y peux rien.
Un peu de musique dans les oreilles et je parviens enfin à retrouver un peu mon calme.
À vingt heures trente-quatre je finis par arriver chez ma sœur.
Ils ont déjà bien entamé l'apéro mais ils m'ont au moins attendu pour le repas. Une chance car s'il y a bien une chose que j'aime pendant les festivités, c'est la bonne bouffe !
Les heures défilent et les invités s'amusent, dansent, chantent et moi je passe ma soirée, affalé sur le canapé. Est-ce que je cherche à m'isoler ? Non je suis juste claqué et j'ai envie de me détendre. Je sais que je ferais bien mieux d'aller discuter avec cette jolie brune qui me sourit depuis le début repas, mais j'ai peur de ne sortir que des conneries inutiles.
J'irai sûrement la voir, après le décompte...
D'ailleurs en parlant de ça, le mec de ma sœur a commencé à faire une annonce :
« Eh les gars, c'est bientôt l'heure du décompte ! On va tous se rassembler dans le salon pour fêter 2013. »
À ce moment, Je me mis à évoquer, ironiquement, la légende populaire du marchand de temps, démon abjecte, censé se manifester lors des décomptes, afin de punir, au hasard, tous ceux qui jouent avec le temps.
L'auditoire du beau-frère me fixa avec un sourire peu convaincu accroché aux lèvres.
Tout le monde connaissait cette légende mais elle avait toujours cet effet glaçant lorsqu’on l’évoquait.
Alors que le groupe était en train de se former, en attendant le moment du décompte, la jolie brune que j'avais remarquée une heure auparavant, s'était rapprochée de moi.
Quelques sourires échangés, quelques phrases de courtoisies plus tard et voilà que j'étais en bonne voie pour conclure avec Océane.
Minuit allait sonner, quand nos voix résonnèrent de concert dans la grande pièce principale :
« 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, 0! Bonne année !»
À ce moment, se produisit l'inconcevable.
J'eus à peine le temps de prononcer zéro que mon sang ne fit qu'un tour dans tout mon être. Une chaleur intense se logea au creux de mes entrailles pour m'assaillir violemment. Le temps venait brutalement de s'arrêter. J'étais là, planté au milieu de tous ces gens portés par l'exaltation de la fête et du moment de convivialité, alors que moi je goûtais avec surprise, à cet échange des plus surprenants.
Océane s'était rué sur mes lèvres, m'assaillant d'un baiser délectable. Nos bouches unies, ce moment d'euphorie me fit perdre pied un moment.
Elle me délivra subitement de sa douceur et me transperça de son regard bleu acier en m'invitant à la rejoindre une heure plus tard pour quelques prolongations.
Il fallait que je boive quelque chose pour me rafraîchir les idées. C'était bien là une nuit marquante et surprenante.
Le sourire béat, je la fixai qui s'en allait dans la pièce d'à côté, pour discuter avec une vieille amie qu’elle n’avait pas revue depuis des années. J'attendrais le moment où elle serait à nouveau disposée. À cet instant décidé, je serais pour elle, présent...
Soudain, alors que je me perdais dans mes rêves, une voix rauque et soutenue me souffla à l’oreille, une étrange phrase :
« Tic tac, tic tac, le temps effeuillé est une durée fanée, l'heure est venue de le rembourser. »
Je me retournai brusquement, ne reconnaissant pas cette voix troublante. Il n'y avait personne !
Est-ce que je commençais à entendre des voix suspectes sous l'effet du champagne ? Je me demandais si je ne ferais pas mieux de m'allonger un peu avant de rejoindre Océane.
J'avançai vers le fond de la salle pour trouver un siège, quand j’aperçus l’impensable, l'inconcevable. Moi. C'est moi que je voyais, me fixant. Il se mit à sourire hautainement en m'exposant un bien lugubre discours :
« La vie c'est le temps. Ce temps qui s'épanche et que tu décomptes vulgairement, sans conscience de sa réelle valeur. Il est l'heure de me payer ce temps gaspillé désormais. Tant que tu resteras en vie, tu deviendras l’aiguille du temps. Tu seras celui qui collectera pour moi, l’essence même de cette notion.
La seule règle est la suivante : J'impose et tu obéis, sinon je prendrais ta vie petit à petit.
Inutile de fuir, je suis désormais toi. Inutile de parler de moi, il n'y a que toi qui me vois. Nous resterons liés par le destin, jusqu’à ce que tu aies payé par tous les moyens. »
Interloqué, déboussolé, je ne pus m'empêcher de l'interrompre pour réprimander :
« Mais qui êtes-vous ? C’est quoi cette blague de mauvais goût ? Je n’ai pas envie de rire, retirez donc votre masque ! C’est vraiment glauque et déplacé de faire flipper les gens comme ça ! »
« Tic, tac, tic, tac... Le temps est précieux, ne le gâchons pas plus longuement.
Je te donne vingt-quatre heures de sursis en échange de quoi, tu devras prendre la vie de la jeune femme avec qui tu as décompté tout à l’heure. Tu as vingt-quatre heures pour le faire. Passé ce délai, ta réussite te mènera vers ta prochaine mission et à l’inverse, ton échec te conduira à la torture. »
« Mais vous êtes complètement taré ?! Allez casse-toi avant que je m’énerve sérieusement. »
« L’aiguille du temps, s’enfonce dans les méandres du néant… Tic tac, tic tac… Plus qu’une heure pour la liquider ou tu vas commencer à souffrir doucement, lentement, sadiquement… Dépêche-toi, tu laisses s’enfuir trop de temps… Allons, plus que 59 minutes…»
Mes limites venaient d’avoir été grandement atteintes. L’homme parfaitement maquillé à mon image venait d’aller trop loin et la plaisanterie avait trop duré.
Je me décidai à lui coller une droite. Mon poing s’élança pour s’écraser en plein dans son visage. Mon geste était précis et spontané, mais je restai figé alors que ma main venait de traverser un fluide visqueux et épais.
Je reculai de deux pas, ne comprenant pas l’absurdité de la situation. Des gens autour de moi me regardèrent à cet instant, très curieusement. Je me sentis défaillir. Ce spectre ne plaisantait pas. Il existait sous une forme qui allait au-delà de l’entendement. Il existait pour exécuter sa propre volonté à travers moi et sous mon seul regard. Qu’allais-je faire ? J’étais perdu et démuni alors qu’il riait dans ma tête avec cet éclat assourdissant et terrifiant. Son visage se déformait de méchanceté, sa gorge déployée m’offrait une vue plongeante sur les abysses d’un terrible cauchemar. Il reprit son sérieux subitement en me fixant froidement, pour m’annoncer :
« Tic tac, tic tac, plus que 56 minutes… »
« Allez-vous-en ! Laissez-moi tranquille ! »
Son visage pâle intouchable s’approcha dangereusement de moi, et je sentis son souffle se briser contre le mien. Une haleine âcre, indescriptible, m'étouffait par sa force et sa violence. Il ne me lâcherait pas. Si je ne faisais pas ce qu'il désirait, il me persécuterait jusqu’à ma probable fin.
Le désespoir, sous sa pression morale, s'éprit de moi :
« Je vous en prie, je ne pourrais pas commettre un tel crime. Pitié, laissez-moi tranquille, je ferais tout ce que vous voulez mais pas ça. »
« Tic tac, tic tac, il ne te reste plus que 54 minutes. »
Le spectre, sans que je ne m’en rende compte, passa ses doigts cadavériques au travers de mon corps. Je ressentis instantanément une atroce sensation qui me transit le sang et les chairs. Une douleur continue, en moi, s’insinuait, s’accentuait. Il ne me délivrerait pas comme ça. Il me torturerait sûrement des pires façons à l’abri des regards. J’étais prisonnier de sa conscience abjecte.
Je le suppliais donc de cesser cet atroce supplice et acceptai, en contrepartie, mon terrible fardeau.
Il sourit sadiquement et rangea ses doigts anguleux dans ses poches avant de disparaitre de ma vue.
Je montai m’allonger à l’étage en attendant mon rencard. J’étais encore sous le choc de cette rencontre des plus angoissantes. Je m’assoupis.
Mais très rapidement, je fus sorti de mes songes par cette même voix rauque, qui immisça un frisson paralysant dans tout mon être. Ses mots se brisèrent dans mon esprit :
« Tic tac, tic tac, plus que 16 minutes…Tu perds du temps. »
Sur ces mots, il s’égosilla dans un râle mortuaire insoutenable. Je pris ma tête entre mes bras, et suppliai qu’il se taise. Il me fixait avec ce regard noir, si profondément mauvais et démoniaque que je me résignai.
Je sortis chercher Océane qui était toujours en train de discuter avec son amie. Je n’avais plus beaucoup de temps mais je n’avais plus le choix. Si je n’obéissais pas, je redoutais le pire.
Je proposai discrètement à la jeune femme de monter à l’étage pour discuter tranquillement. J’embarquai une bouteille de champagne et elle me suivit sans soupçons.
Nous nous installâmes sur le lit pour flirter et discuter, mais je savais que je perdais du temps. Par-dessus mon épaule, le marchand de temps m’oppressait en susurrant sarcastiquement :
« Tic tac, tic tac, plus que 8 minutes… »
Comment tuer en 8 minutes, une femme délicieusement attractive à qui l’on veut faire plus de bien que de mal ?
Je n’avais pas de réponse. Le stress était en train de me gangréner au fur et à mesure et j’aurais préféré être tué net, que de continuer à vivre cette pression qui me pesait de plus en plus.
En embrassant Océane, je lui glissais à l’oreille quelques mots pour lui décrire mon envie subite de prendre un bain avec elle. Elle me sourit et accepta l’invitation. À l’abri des regards, nous nous isolâmes pour un jeu qu’elle imaginait des plus excitants.
Elle se déshabilla sous mon regard attentif. Elle était vraiment très belle et ce n’était que pure folie d’envisager anéantir son existence sans l’avoir partagé plus intensément.
Je la regardais se plonger dans le bain alors que l’hésitation m’assaillit.
« Tic tac, tic tac, 4 minutes pour t’accomplir…Besoin d’un avant-goût pour ne pas défaillir ? »
Le spectre était derrière moi. Ses doigts décharnés pénétrèrent cette fois dans mon intimité, pour m’infliger une douleur aiguë et profonde qu’aucun homme ne voudrait soutenir.
Cette sensation détestable me poussa à courir vers la seule issue possible.
Je mis mes deux mains sur la tête d’Océane et j’appuyai dessus de toutes mes forces. Ma propre souffrance me conduisit à l’impensable alors que la jeune femme tentait de se débattre de toutes ses forces. L’eau jaillit du bain de toutes parts, m’éclaboussant. Elle essayait de crier tout en avalant de l’eau en abondance. Son regard bleu acier laissait entrevoir cette lueur de terreur. À mesure qu’elle perdait son combat pour survivre, la douleur que je ressentais se faisait de moins en moins accaparante. J’avais gagné. Une minute plus tard, son regard s’était éteint et son corps avait cessé de se mouvoir. Elle était morte. Morte par mes mains.
« Tic tac, tic tac, le temps effeuillé est une durée fanée, l'heure est venue de le rembourser.
Bien joué, tu as accompli ta mission comme un véritable artiste !
Maintenant, tu as 15 minutes pour te débarrasser du corps. Dépêche-toi ! Si tu traines encore, tu vas finir par être coincé. C’est si simple d’alerter les gens ! ah ah ah»
Voilà que le marchand de temps me menaçait de dénonciation ! Mais merde, qu’avais-je fait ? Je venais de tuer une femme et je n’avais plus d’autre choix que de débarrasser au plus vite le corps de ces lieux.
Je jetai un coup d’œil rapide dans le couloir pour voir si je pouvais trainer le corps dans la chambre d’en face. Je me dépêchais de tirer mon cadavre, que je pris soin de rhabiller au mieux.
J’ouvris la fenêtre et analysai rapidement l’horizon. Ce côté-ci, par chance, était désert. Je me hâtais de balancer le corps par la fenêtre. Sa chute fut amortie par les buissons Je descendis précipitamment. Tout le monde était rentré dans la maison et dormait à moitié. Je pris le corps dans mes bras comme si je le promenais. Je marchai jusqu’au bord de Seine qui se trouvait de l’autre côté du jardin. Dans ce coin isolé, je lestai le corps avec une pierre. Je balançai ensuite à la flotte, le magnifique cadavre de celle qui aurait pu partager ma vie.
Je rentrai chez ma sœur vide de sentiments. Le marchand de sable réapparut à mon plus grand regret :
« Tic tac, tic tac, le temps effeuillé est une durée fanée, l'heure est venue de le rembourser.
Tu ferais bien de remettre de l’ordre dans la salle de bain. Ensuite charge-toi du guignol qui a lancé le décompte. Après tout, c’est de sa faute, tout ça ! Tu as une heure… »
Sans chercher à me plaindre, je partis accomplir mon rôle d’aiguille du temps. J’étais sûrement en état de choc mais je ne calculais plus grand-chose.
Le beau-frère était en train de ranger le salon. Je lui demandai de m’accorder du temps après sa besogne. Après ma requête, je montai vite pour nettoyer la salle de bain inondée. Personne ne soupçonnait rien. J’épongeais, ordonnais, quand soudain mon regard croisa le miroir.
Par reflexe, je plongeai dans mon reflet. Ce reflet qui n’était pas le mien. Non, c’était celui du marchand de temps…