Légende Urbaine

Damien Thayse

Légende Urbaine
 

Ils avaient faim !

Ils étaient prêts à se jeter et à mordre sur n’importe quoi.

Ils avaient beau fourrer leur museaux dans toutes les poubelles du quartier, cela ne leur suffisait plus. Non seulement les tiraillements dans leurs ventres ne se calmaient pas, mais ils s’amplifiaient. De plus en plus.

Les plus jeunes de la bande, moins résistants, se mirent à miauler de mécontentement. Le gros mâle noir dominant feula pour les faire taire. La nuit venait déjà de tomber et il espérait repérer assez rapidement quelque rongeur ou volatile à se mettre sous la dent.

Malheureusement, il savait d’expérience que le froid automnal ne présageait rien de bon.

Ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait depuis quelques heures, mais ils sentaient tous la Présence. Inodore, silencieuse et invisible, et pourtant si malsaine !

Elle avait surgit par surprise en plein milieu du petit groupe, aussi brutalement que si un ballon de football avait rebondi entre eux. Ils avaient d’ailleurs tous sursauté. Une grande nervosité s’était immédiatement emparée d’eux. Ils avaient scruté, humé, tendu les oreilles. Le mâle noir avait même sortit ses griffes et balancé quelques coups de patte, accompagnés de soufflements sifflants qu’il espérait intimidants, pour forcer la Présence à se dévoiler. Mais Rien. Absolument rien !

Il détestait s’avouer vaincu mais il devait se rendre à l’évidence, il ne faisait pas le poids. Alors il décida de s’éloigner, entraînant avec lui sa petite bande. Elle les suivit. Ils se mirent à trottiner. Elle ne les lâchait pas. Ils commencèrent à courir, de plus en plus vite, jusqu’à finalement sprinter ventre à terre le long des ruelles désertes. En vain.

Ils comprirent enfin qu’elle ne les quitterait pas. A bout de souffle, ils s’arrêtèrent et se mirent en cercle autour d’elle. Une sensation, d’abord diffuse, puis de plus en plus forte naquit au plus profond de leurs tripes. C’est alors qu’ils ressentirent la faim. Terrible ! Prenante ! Tellement intense qu'ils eurent presque l’impression que leurs estomacs étaient prêt à imploser.

Durant un instant, l’esprit légèrement étourdi, le mâle noir oublia son instinct social et se mit à désirer toute cette viande qui se cachait sous la peau des plus jeunes. Ces proies si faciles.

D’un seul coup, il bondit gueule ouverte sur le plus proche d’entre eux, tout droit vers la gorge. Mais il n’en eut pas le temps. Prises du même accès de folie, deux femelles lui sautèrent instantanément dessus pour lui voler le petit.

L’une s’empara de justesse de ce dernier et tenta de l’emmener un peu plus loin, à l’écart des convoitises. Mais le chaton ne se laissa pas faire et se débattit en la mordillant de toutes ses forces. Tandis que l’autre, plus vigoureuse, s’attaqua directement au mâle, appâtée elle-même par l’arrondi délectable de ses cuisses. S’ensuivit un déchaînement de soufflements et de feulements aussi rauques et menaçants que possible. C’était un combat à mort à qui mangerait l’autre.

L’agressivité foudroyante était à son comble. Ils en étaient à ce point aveuglés de rage affamée qu’ils ne prêtèrent plus du tout attention à la Présence. Seuls comptaient les coups de dents et de pattes. Aussi cruels et tranchants que douloureux.

Au bout de quelques secondes de ce combat acharné, ils s’arrêtèrent tous brusquement, à l’affût. Avaient-ils bien senti ?


Dans sa cuisine, la vieille veuve terminait de préparer le repas du soir. Elle y mettait plus d’amour que d’habitude car pour la première fois depuis qu’il était né, elle allait enfin garder son petit-fils pour toute la soirée. Elle attendait ce moment depuis tellement longtemps. Sa fille Alice le lui avait promis, mais cela n’avait pas vraiment été possible jusqu’à présent.

Son ingénieur de mari avait été envoyé en mission pour quelques années en Afrique du nord pour y former de futurs techniciens spécialisés. Les installations de panneaux solaires étaient amenées à se multiplier et s’agrandir, et ils auraient besoin de plus en plus de main d’oeuvre pour les chantiers et la maintenance.

Pour ce genre de mission longue durée, les ingénieurs étaient autorisés et même encouragés à emmener leur famille avec eux. Alice, fascinée par la calligraphie arabe, avait sauté sur l’occasion. Ils s’étaient mariés en France juste avant de partir. Ce qui donnait à leur séjour africain un petit quelque chose de lune de miel éternelle.

Ensuite, une fois installés, le petit Sam n’avait pas tardé à pointer le bout de son nez, hélas avec quelques semaines d’avance. La santé du prématuré s’était révélée fragile, et ils avaient préféré attendre qu’elle se stabilise en profitant du climat ensoleillé. A trois ans, il se portait comme un charme, faisant le bonheur de ses parents. Pendant que son homme était au travail, Alice et son fils passaient beaucoup de temps en communication vidéo avec sa mère par internet.

Cette dernière, seule depuis la mort de son mari depuis maintenant plus de dix ans, s’était offert un vidéoprojecteur juste pour avoir le plaisir d’admirer son petit-fils en image géante sur toute la surface du mur du salon. Presque chaque jour, elle attendait l’heure de la communication avec une infinie patience, chaque fois récompensée d’un ravissement qu’elle trouvait très puéril certes, mais tellement délicieux.

A cette pensée, elle ne put retenir un sourire malicieux de s’imprimer sur ses lèvres et tourna la tête en direction du salon, où le petit jouait au milieu d’une montagne de jouets. Dès qu’elle avait appris la visite de sa fille avec sa famille pour quelques jours au pays, son coeur s’était mis à battre la chamade et elle s’était encourue pour dévaliser les magasins.

Alice et son compagnon en profitèrent naturellement pour visiter leurs amis qui leur manquaient depuis le grand départ. Elle savait que sa vieille mère serait ravie d’avoir le tout jeune enfant à garder pour elle toute seule.

Comme elle ne savait pas quand elle retrouverait une telle occasion, la veuve eut envie de marquer le coup, et de lui mitonner son plat préféré. Celui dont sa propre grand-mère lui avait transmit la recette lorsque elle était encore fillette. Le repas serait bientôt prêt. L’odeur délicieuse qui s’échappait des casseroles inondait la maison d’un exquis fumet lui rappelant sa jeunesse. Mais l’appétissante effluve ne ravissait pas uniquement les narines de la veuve et de son petit-fils adoré, elle était également aspirée par la hotte d’échappement de la fumée, puis rejetée via les canalisations vers la façade de la maison, où l’air froid la fit s’épandre vers le sol en direction de la ruelle, pour finalement venir mourir en chatouillant les narines des félins affamés.


Cette odeur leur fit immédiatement un effet irrésistible. Les douleurs de l’échauffourée s’évaporèrent d’un coup, s'effacèrent pour laisser place à l’avidité ! Celle que doivent éprouver les drogués en manque à la vue d’un sachet de cocaïne. Les chats, prêts à s’entre-dévorer la seconde d’avant, se rassemblèrent soudain en groupe, instantanément unis dans un même élan de précipitation vers l’endroit d’où émanait cette senteur alléchante, promesse d’un repas salvateur.


Fous furieux, ils arrivèrent rapidement sur place et se déchaînèrent sur le bois de la porte d’entrée. Celle-ci était robuste mais non fermée à clé. Le quartier bien que situé en pleine ville, était surtout résidentiel et bénéficiait d’une bonne surveillance policière, mise en place après quelques violentes séries de conflits entre gangs, vols à la tire et autres cambriolages sauvages.

Les félins crurent sentir qu’ils pouvaient faire céder cette porte s’ils y mettaient toute leur énergie. En temps normal, ils se seraient d’abord approchés silencieusement en restant bien cachés, et auraient observé attentivement les détails qui leur auraient permis, peut-être, car les humains savaient parfois très bien se protéger, d’entrer discrètement jusqu’à la cuisine et de s’enfuir ensuite avec tout ce qu’ils auraient pu fourrer dans leur gueule sans se faire attraper.

Mais depuis que la Présence était parmi eux, ils négligeaient toutes les règles de prudence élémentaire. Ils ne pensaient plus qu’à une chose : rassasier leur faim ! A n’importe quel prix ! Alors ils grattèrent autant qu’ils purent, ils s’abîmèrent les griffes en tentant de creuser l’infime interstice entre la porte et son chambranle. Ils s’y énervaient tellement qu’ils ne se rendaient même pas compte du bruit qu’ils faisaient.

Le petit Sam, à présent vautré sur le canapé devant le film d’animation qu’il avait choisit avec sa grand-mère, entendit des bruits de grattements qui n’avaient rien à voir avec la scène projetée sur l’écran géant. Agacé par cette pollution sonore qui gâchait la magie du film, il se retourna d’abord vers son aïeule, s’apprêtant à se plaindre de ce bruit désagréable. Mais il se retint. En bougeant la tête en direction de la cuisine, l’origine du son lui était devenue beaucoup plus précise, et surtout elle semblait venir du hall d’entrée.

Ce qui éveilla sa curiosité.

Il resta un moment à fixer les yeux en direction des grattements et frottements. Cela ressemblait un peu aux bruits que faisait le chien des voisins, chez ses parents en Afrique, lorsqu’ils l’enfermaient quelques fois dans sa cage au fond du jardin quand ils avaient des invités. Sam n’avait jamais compris pourquoi ils agissaient de la sorte. Leur chien était gentil comme tout et adorait se faire caresser. Le jeune enfant trouvait cela injuste et méchant mais il n’était pas assez fort pour le libérer.

Ici, chez sa grand-mère, c’était différent. Elle lui avait toujours dit qu’il fallait respecter les animaux, même si on en avait pas chez soi. Il lui suffirait de faire un petit saut pour ouvrir la porte. Et puis, comme les bruits étaient les mêmes que ceux qu’il connaissait bien, c’était sûrement un gentil toutou qui cherchait de la bonne compagnie. Il n'aurait pas le coeur de le laisser dehors, tout seul dans le froid. En plus, il aurait aussi droit à un bon petit repas et à des tonnes de caresses de leur part à tous les deux.

Il jeta à nouveau un coup d’oeil vers la cuisine, se demandant s’il devait demander la permission de le faire entrer. Mais sa grand-mère avait l’air très occupée et il n’osa pas la déranger. Alors il décida qu’il lui ferait à son tour une bonne surprise. Il se présenterait à la porte de la cuisine avec le gentil chien, et sourirait de toutes ses dents en attendant qu’elle les remarque. Elle serait sûrement ravie de voir que son petit fils savait traiter correctement les animaux. Quelle bonne idée pour une bonne soirée pleine d’amour et d’amusement !

Prestement et le plus silencieusement possible, il se glissa hors du canapé et se faufila jusqu’à la grande porte d’entrée en faisant attention de ne pas glisser avec ses chaussettes. Arrivé sur place, il se hissa sur la pointe des pieds, tendis bien haut les bras et attrapa la poignée.

Il n’eut pas le temps de voir ce qui arrivait. Sous la poussée rageuse des chats, la porte s’ouvrit brutalement et il fut projeté sur le sol. Les félins ne lui laissèrent aucune chance.

Le mâle noir et la femelle vigoureuse lui sautèrent à la gorge et lui plantèrent leurs crocs dans les carotides.

Le petit Sam fut incapable de sortir un autre son qu’un petit gargouillis noyé dans le sang qui gicla de tout côté. Sous l’effet de surprise et la violence de l’attaque, il ne résista pas longtemps, mourut rapidement. Les félins, avides de viande fraîche, se précipitèrent pour le dévorer à pleines dents, fermement décidés à n’en rien laisser.

Ils avalaient rapidement, prenant à peine le temps de mâcher, voulant se remplir le ventre au plus vite et être enfin rassasiés. Dans leur empressement, ils n’eurent pas trop de difficulté à déchirer ces tissus gênants dont les humains entouraient leur corps. Mais la petite bande, toute à son festin, restait toutefois perplexe. Une telle quantité de nourriture devrait normalement largement leur suffire, pourtant ils sentaient déjà qu’il leur en faudrait plus. Bien plus. Que leur arrivait-il ? Pas le temps de réfléchir, ils se concentrèrent sur leur repas.

Soudain, ils s’arrêtèrent net !

Le claquement du métal de la casserole se fracassant sur les dalles du carrelage les assourdit un instant. La vieille dame se tenait là, à quelques centimètres de la scène épouvantable, pétrifiée de terreur. Les yeux écarquillés, elle resta paralysée devant ce spectacle qu’elle n’arrivait pas à croire. Son sang se glaça d’effroi d’un coup dans ses veines. Elle ne sentit même pas la sauce qu’elle venait de lâcher se répandre sur le sol et lui brûler les pieds.

Les chats la regardèrent un instant, eux-mêmes surpris par cette apparition soudaine. Ils se demandèrent s’ils devaient fuir devant ce nouveau danger, mais elle n’avait pas l’air de bouger. Alors au bout de quelques secondes, ils en revinrent à leur repas.

La grand-mère était en état de choc. Elle ne parvenait pas à comprendre ce qui se passait. Son cerveau était comme bloqué, et refusait d’admettre cette impossible réalité. Ses yeux se révulsèrent, elle s’évanouit et son corps s'effondra de tout son long sur le carrelage, éclaboussant encore un peu les félins de cette sauce qui se mélangeait à présent au sang de l’enfant sur leurs babines.

Délicieux.


Les oreilles de tous les chiens et chats du pâté de maisons aux alentours se dressèrent en direction du bruit de grattement anormal à proximité de chez eux. Intrigués, ils se figèrent, focalisant leur attention sur cet étrange phénomène. Accoutumés à capter toutes sortes de sonorités urbaines hétéroclites et impromptues, ils attendirent un peu en restant attentifs.

Mais quand retentit le claquement de la casserole sur le carrelage, ils bondirent sur leurs pattes. A présent c’était certain, il se passait clairement un événement inhabituel. D’instinct, les chiens se mirent à aboyer en coeur, répandant le signal d’alarme partout dans le quartier. Ils perçurent une sorte de tension inexplicable et inconnue, encore assez éloignée mais finement perceptible. Cela les rendit nerveux. Ils se mirent à aboyer plus fort. Et le vacarme se répandit comme une traînée de poudre dans tout le quartier.

Les voisins, trop occupés à se détendre devant la télévision après leur journée de travail, s’étonnèrent également d’une telle agitation chez les chiens du quartier. La plupart en furent simplement agacés et augmentèrent le volume sonore sur leur télécommande, en espérant que ce vacarme se calme rapidement.

Certains d’entre eux, plus sensibles à cette étonnante nervosité, se placèrent à leur fenêtre pour scruter la rue. Avec un peu de chance ils auraient droit à un spectacle sortant de la routine quotidienne. Ils ne furent pas déçus.

En quelques minutes seulement, tous les chats des environs étaient sortis dans la rue et sur les toits, rejoins par quelques chiens en liberté. Une délicate odeur de sang et de viande, s’échappant de la porte toujours ouverte de la veuve, leur excitait les muqueuses, et les dirigeait tout droit vers ce qui ressemblait olfactivement à la promesse d’un bon festin.


La veuve fut réveillée par une douleur sourde aux jambes. Une douleur lancinante qui se fortifiait lentement, mais dont l’intensité s’accélérait. Elle fronça les sourcils. Elle ne sentait plus ses pieds. Ses yeux s’ouvrirent péniblement, englués comme après un long sommeil profond. Elle voyait flou. La douleur se vivifiait, de plus en plus mordante. Cela commençait à devenir franchement effrayant, alors elle cligna des paupières et fit un effort pour discerner ce qui lui arrivait.

Ce qu’elle vit lui fit à nouveau un choc, une intense décharge nerveuse lui fit l’effet d’une déflagration dans tout le corps. D’un coup, elle revint à la cruelle réalité: des chats étaient littéralement en train de la lacérer !

Et ils étaient de plus en plus nombreux.

Elle jeta un coup d’oeil à son petit-fils. Il n’en restait pratiquement plus rien. Ils l’avaient entièrement dévoré. Seuls restaient ses vêtements, sauvagement déchirés et souillés de sang, tandis que ses os finissaient de se faire grignoter leurs derniers bouts de chair. Le carrelage était maculé de rouge carmin.

Paniquée, elle sortit instantanément de sa torpeur et se mit à remuer dans tous les sens. Elle comprit alors pourquoi elle ne sentait plus ses pieds. Ses derniers, ainsi que presque toute la longueur de ses jambes étaient en lambeaux, rongés par endroit jusqu’à l’os, et inondés de sang.

Cette fois-ci, elle ne perdit pas connaissance mais fut submergée d’une douleur si vive et d’un désespoir si violent qu’elle ne s’entendit même pas hurler de rage.


Non loin de là, un quadragénaire promenait le berger allemand de sa fille. Il le lui avait offert pour ses quinze ans. Comme c’est un âge charnière, sa femme et lui avaient décidé de marquer le coup et avaient cédé, sans énormément de résistance, à ses nombreuses supplications d’avoir un animal de compagnie. Ils avaient longuement hésité entre un chien ou un chat.

Sa femme préférait les chats, plus indépendants, plus autonomes. Ils n’avaient pas besoin de beaucoup d’attention et surtout ils étaient propres, discrets et très doux. Elle trouvait que c’était parfait pour leur fille, si sujette aux changements de lubies. Si elle se désintéressait du chat, ce ne serait pas bien grave, la mère en profiterait un peu pour elle aussi de toute façon. Elle n’en avait pas eu dans sa jeunesse, mais avait souvent joué avec ceux de ses amies. Elle en aurait donc un en permanence à la maison et adorait cette idée.

Lui, préférait les chiens. Ils obéissent au doigt et à l’oeil et sont toujours prêts à jouer avec leur maître. En plus, ils ont besoin d’une ou deux promenades tous les jours, ce qui lui permettrait d’avoir des prétextes réguliers pour sortir de chez lui et respirer un peu d’air frais. Son métier de comptable indépendant ne le poussant pas à rencontrer beaucoup de monde, il en profiterait pour croiser les gens des environs.

Finalement, sans réelle surprise, ils avaient choisis les deux. Connaissant parfaitement leur fille, ils savaient qu’ils se faisaient des cadeaux à eux-mêmes, tout en lui faisant immensément plaisir le temps d’une passion éphémère.

Au début, il avait accompagné sa fille lors de ses balades avec leur tout jeune berger allemand. Elle l’avait adoré. Autant que le chat d’ailleurs. Puis le temps s’était écoulé et comme il s’y attendait, elle finit par se lasser et se laisser aller à d’autres passions. Il avait alors tout naturellement proposé de s’occuper du chien, et passa en plus pour un père aimant et attentionné.

Ainsi, de fil en aiguille, il passait de plus en plus de temps avec son chien, et ils étaient à présent inséparables. Ce dernier avait grandi au sein de la famille au même titre que leur chat, et se sentaient très bien ensemble. Alors parfois, au grand amusement de l’homme, lors de leurs promenades quotidiennes, ils tombaient nez à nez avec le chat, faisant également sa ronde, qui venait chercher une caresse supplémentaire et presque clandestine, comme en cachette de sa maîtresse. Ces fois là, le chien reconnaissant de loin l’odeur du chat, tirait sur sa laisse avec une nervosité différentes où pointait l’impatience.

Ce soir, c’était encore une de ces fois là. L’homme sourit, il aimait ces petits plaisirs inattendus.

Subitement toutefois, des aboiements relativement proches se firent entendre. De plus en plus nombreux et venant de toutes les directions. Le sien ne tarda pas à suivre.

L’homme comprit qu’un événement se passait et fut attentif. La dernière fois que le quartier avait eut droit à un tel concert, c’était à cause d’un accident de voiture assez violent. Il y avait eu des morts. Un drame.

Il se demanda de quoi il pouvait bien s’agir cette fois ci, en espérant que rien de trop sérieux ne se préparait. Il scruta les environs au cas où quelqu’un aurait besoin d’aide suite à une mésaventure.

C’est à ce moment qu’il les vit. Glissants d’une ombre à l’autre le long des trottoirs sinistrement éclairés par les réverbères jaunâtres. Tous se faufilaient en silence, se dirigeant vers la même direction.

Il n’était pas rare de voir des chats entamer leurs tournées du soir ou du matin. Mais jamais à cette heure, et surtout jamais tous en même temps vers le même endroit. Et encore moins ordinaire, quelques chiens les suivaient. Dont le sien qui tirait de toutes ses forces.

Intrigué par cette scène surréaliste, l’homme décida d’aller jeter un coup d’oeil.


A mesure qu’ils s’approchaient de la maison, la curiosité des animaux laissait place à une faim grandissante. Quelques uns avaient eu le temps d’arriver sur place et de se joindre à la petite bande déjà bien occupée, quand la vieille dame se mit à crier et à se débattre hystériquement. Lorsqu’il entendit ce hurlement, l’homme sentit son coeur bondir dans sa poitrine. Ses mains se crispèrent sur la laisse, ce qui lui brûlait les doigts car le chien ne se sentait plus d’excitation et devenait de plus en plus nerveux, et de moins en moins contrôlable. Son maître avait beau tenter de le retenir fermement, rien n’y faisait, il n’y prêtait plus attention. Effrayé et incapable de reprendre le contrôle, l’homme ne parvenait plus à réfléchir correctement et se débattait comme un fou sur son bout de corde. Ses semelles frottaient sur le trottoir, glissant avec résistance sous l’impressionnante force de traction.

Il aurait bien voulu s’arrêter pour tendre l’oreille et tenter de deviner ce dont il s’agissait. Un meurtre ? Et à quoi pouvait bien ressembler l’assassin, ou pire, étaient-ils plusieurs ? Etait-ce une bande de jeunes délinquants comme on en voit souvent à la télé ? De ceux qui vous tabassent sans le moindre scrupule pour un peu de fric, pour marquer leur territoire ou s’acheter de la drogue ? Ou d’un de ces psychopathes sordides dont les médias regorgent dans leurs reportages à sensations.

Mais à son grand désespoir, il était bel et bien entraîné par son incontrôlable animal. Ses fantasmes d’épouvante jaillissaient dans son esprit effrayé, prenant toute la place, l’aveuglant de panique à mesure qu’ils s’approchaient de la maison fatidique.

Et soudain, il les vit !

Deux monticules grouillant de chats et de chiens se bâfrant allègrement sur les restes de deux cadavres humains. Le plus petit n’était déjà plus qu’un squelette démantibulé sur place, que certains commençaient déjà à se disputer. Le plus gros, déjà bien entamé, avait encore une forme humaine. D’après les lambeaux de vêtements qui gênaient les museaux affamés, l’homme comprit qu’il avait sous les yeux une vieille dame et un petit enfant.

Elle venait tout juste de mourir, grossièrement déchiquetée par tous ces animaux en furie. Elle avait dû souffrir un véritable martyr avant d’y passer.

L’estomac de l’homme se noua aussi sec, provoquant quelques spasmes de dégoût. Il détourna aussitôt les yeux et se les cacha derrière une main levée pour les protéger de cette scène insoutenable. Regarder ce spectacle était trop insupportable.

Il ne put s’empêcher de vomir sur place. Ensuite, comme il n’avait rien pour s’essuyer la bouche, il utilisa les manches de sa veste d’hiver. C’est à ce moment qu’il se rendit compte qu’il avait lâché son chien.

Il jeta un coup d’oeil prudent à l’intérieur de la maison. En effet, ce dernier s’était joint le plus naturellement du monde au festin. Agitant la queue en signe de remerciement pour ce qu'il prenait pour une récompense, il tourna un court instant la tête vers son maître comme pour lui signifier sa gratitude.

De sa gueule pendait mollement un nerfs où était encore accroché un des yeux de la morte. L'homme eut à nouveau un haut-le-coeur.

Il n’aurait jamais le courage d’affronter la vue et la pestilence de cette scène macabre pour aller le rechercher. Il resta un moment hébété, adossé à la façade de la maison, se remettant du choc.

Son esprit lui revint, il devait appeler les secours d’urgence. Il plongea la main dans la poche de son jeans, mais son portable ne s’y trouvait pas. Il l’avait laissé chez lui, comme souvent pendant ses promenades. Il s’en voulut d’être aussi imprudent et insouciant. Mais il n’aurait jamais pu deviner qu’il tomberait un jour sur ce genre de situation.

Il envisagea d’abord de foncer jusque chez lui pour récupérer son téléphone, mais cela prendrait beaucoup trop de temps et qui sait ce qui pouvait encore se passer avant son retour ! Il se dirigea alors vers la porte des plus proches voisins et appuya sur la sonnette. Aucune réaction. Il appuya plus fort. Elle devait être en panne. Il se pencha pour frapper à la fenêtre mais s’aperçut qu’il n’y avait aucune lumière à l’intérieur de la maison. Vide !

Bon, pas de chance. Surtout, garder espoir.

Il se dirigea vers la maison suivante. Là, il y avait bien de la lumière mais le son de la télé allait très fort. Il appuya plusieurs fois sur la sonnette.

Un vieil homme en chaise roulante vint lui ouvrir au bout d’un temps qui lui paru interminable. Ses épais sourcils froncés ne trompaient pas, il était visiblement irrité d’être interrompu au beau milieu de son émission préférée. Sans un mot, il interrogea du regard ce visiteur importun. Surpris, ce dernier hésita un court instant, lui qui détestait déranger les gens, il faillit se laisser impressionner par le regard courroucé du vieillard.

Cependant la situation était trop grave pour se laisser intimider. Il ouvrit la bouche et s’apprêta à demander son téléphone...mais s’interrompit soudainement. Le regard énervé venait de se changer en apeuré, et dirigé vers l’arrière du visiteur.


Soudain, une violente douleur lui déchira le mollet. Deux chiens, dont son brave berger allemand, la gueule encore couverte de sang, l’avaient suivi et venaient de le lui mordre sans ménagement à travers son jeans. A cet instant, il comprit que les animaux devaient sûrement être atteints d’une nouvelle sorte de rage fulgurante. Il était inconcevable que son propre chien l’attaque, lui.

Il n’eut pas le temps d’y réfléchir, les dents carnassières commençaient à lui faire sérieusement mal . Par réflexe, il leur balança à chacun un bon coup de pied pour les calmer.

Mais ils ne furent pas intimidés. Au contraire, ils grognèrent de plus belle et se jetèrent à nouveau sur lui, accompagnés cette fois de plusieurs chats.

Prenant peur pour sa vie, le vieil handicapé ferma sa porte avec empressement, laissant l’homme se débattre avec les animaux enragés. Heureusement, il était assez grand et costaud pour se défendre. Il donna suffisamment de coups avec suffisamment de force qu’il réussit à les tenir à distance.

Pour l’instant.

Toutefois, ils commençaient à devenir de plus en plus nombreux. Et ils le harcelaient de plus en plus aggressivement.

L’homme sentait bien qu’il ne pourrait plus résister très longtemps. Il regrettait de n’avoir pas pratiqué de sport plus souvent. Repousser des animaux enragés était extrêmement physique, et son endurance avait des limites. Impossible non plus de courir jusque chez lui, ils couraient plus vite ! En plus ni sa femme ni sa fille ne pourraient l’aider, et il les mettrait elles aussi en danger. Il n’avait donc pas le choix.

Il se précipita pour sonner frénétiquement à chaque porte en appuyant plusieurs fois nerveusement sur chaque sonnette en appelant à l’aide à plein poumon. Hélas, il ne pouvait pas rester en place plus de quelques secondes, sous peine de se faire mordre plus douloureusement.

Survivre !

A sa grand déception, personne ne lui ouvrit. Nulle part ! Pourtant, les chiens n’arrêtaient pas d’aboyer. Les gens devaient forcément entendre tout ce boucan, ils ne pouvaient pas tous être sourds ou handicapés au point de ne pouvoir lui ouvrir leur porte ! Avaient-ils trop peur pour le secourir ? Le prenaient-ils pour un fou hystérique ? Pour un drogué en manque ? Pour un clodo prêt à leur envoyer ses chiens ?

Désespéré, il se mit alors à courir aussi vite qu’il put en direction du centre ville. Il finirait bien par trouver un café ou un restaurant ouvert pour s’y précipiter et s’y mettre à l’abri en attendant les secours.

Haletant et exténué, il continuait de se débattre, de donner sans cesse des coups de pieds sur les museaux et les flancs des animaux, ce qui le ralentissait considérablement. Mais il devait y arriver. Tant qu’il avait de la force, tant qu’il pouvait.

Une image lui traversa l’esprit, une fraction de seconde. Il se vit mourir dans d’atroces souffrances, déchiqueté par toutes ces gueules avides de sa chair. Il se vit tomber à genoux, attaqué de toutes parts, et finir dévoré jusqu’à l’os, éparpillé sans ménagement sur les trottoirs, dans les caniveaux.

Vision cauchemardesque. Il ne voulait pas terminer comme ça. Après tout ce qu’il avait vécu, il ne pouvait pas accepter une mort aussi glauque et cruelle!

Il trouva en lui une volonté qu’il s’ignorait. Une force revigorée d’avancer, de parvenir à trouver de l’aide. Il força le pas, mais trébucha dans les lambeaux de son pantalon et se retrouva à quatre pattes. Il n’en restait déjà plus grand chose, ils en profitèrent pour lui sauter dessus. Nombreux. Trop nombreux. ils le mordaient comme des fous, lui enfonçaient leurs crocs avec une avidité peu commune.

Il entendit des dents claquer à quelques millimètres de ses oreilles, d’autres lui serrer la gorge. Dans un ultime réflexe, il parvint à les repousser et à se relever. A présent, chaque mouvement le faisait souffrir. Des mâchoires restaient cramponnées à ses flancs.

Il marcha tant bien que mal. Mais où qu’il regarde, il ne voyait plus que la mort. Les chiens et chats étaient plusieurs dizaines maintenant. Surtout des chats. Beaucoup trop nombreux...

Ses yeux s’injectaient de sang, troublant sa vision, sa respiration se fit saccadée, ses mouvements imprécis.

Il tenta de crier une dernière fois. Puis s’effondra.

C’en était fini de lui.

En quelques minutes seulement son corps disparut, éparpillé en mille morceaux et digéré dans les estomacs des animaux.

Mais ils n’étaient toujours pas rassasiés. Loin de là.

Alors, comme ils n’avaient plus rien à se mettre sous la dent, ils se regardèrent d’un air à la fois méfiant et vorace. Il ne fallut pas longtemps avant qu’ils ne se jettent les uns sur les autres.

Ce fut alors une véritable scène de carnage. Un festin bestial comme on n’en avait jamais vu !

Les plus jeunes et les plus vieux, faibles premières victimes, se firent dévorer en un rien de temps. Ils eurent à peine l’occasion de se défendre. Certains purent tout juste mordre l’une ou l’autre pattes, mais leurs mâchoires lâchèrent vite prise, abandonnées par les muscles de leurs cou, arrachés brutalement.

Puis vint le tour des jeunes adultes. Ceux-ci avaient participé avec enthousiasme à ce repas plus que bienvenue. Leurs estomacs n’en pouvaient plus d’être aussi affamés et ils avaient été les premiers à goûter la chair de leurs cadets. Mais il n’y en eut bientôt plus, et de prédateur ils passèrent bien vite à proie. Cependant, ils avaient plus de force et d’expérience et ne se laissèrent pas faire si facilement.

Aveuglés à la fois par la faim, par la rage et par la peur, ils s’attaquèrent même entre eux, tout en subissant les assauts des plus forts. Il ne resta bientôt que les plus costauds, les plus résistants, les plus adroits. Les chefs de bande. Les mâles dominants.

Les coups de griffes se firent violents et virulents. Les feulements plus rauques et les aboiements plus impressionnants.

Comme ils n’en restait plus beaucoup, les survivants repéraient immédiatement le plus faible d’entre eux, et l’achevaient ensemble. Ils s’attaquèrent donc ainsi de suite, jusqu’au duel final.

Un molosse d’un noir d’ébène, deux fois plus gros et plus grand que le gros matou à l’air si mauvais et féroce que même le molosse hésita.

Ils étaient les derniers. Ils étaient finalement rassasiés mais ce n’était plus une question d’estomacs à présent. C’était une compétition. Il fallait qu’ils sachent lequel était le plus fort. Lequel allait régner en maître absolu sur le quartier.

Aucun d’eux n’abandonnerait. Ils s’arrêtèrent un moment. Se fixèrent droit dans les yeux, avec un furieux air de défi. Ils prirent le temps de se jauger. Le matou était trop déterminé pour s’arrêter là. Même si le molosse lui faisait peur, il continua à le menacer du regard. Il en avait déjà fait fuir des plus grands. Moins impressionnants, certes, mais il ne pouvait donner sa vie au chien. Il étudiait la façon dont il pourrait s’en débarrasser. Il lui faudrait frapper du premier coup, il ne pensait pas avoir de seconde chance.

Brusquement, il fit un bond de côté puis sauta droit sur la gorge du molosse. Malheureusement, ce dernier portait un collier en cuir clouté. Les mâchoires du chat ne firent qu’y glisser. Le chien savait s’en servir pour se défendre, il n’avait qu’un petit mouvement à faire. Ce qui lui donna un avantage décisif.

La seconde d’après, ses crocs s’enfoncèrent profondément dans la gorge du matou, l’achevant sur le coup.

Ivre de victoire et l’estomac plein, déjà presque douloureusement trop rempli, le vainqueur ne put s’empêcher de dévorer le corps de l’énorme félin, et mourut finalement étouffé. La viande qui s’engouffrait vers son estomac restant bloquée par celle qui refusait d’y rester. La Présence avait eut trop d’appétit, et n’ayant plus de victime à affamer, finit elle-même par dépérir, s’évaporant dans l’air aussi mystérieusement qu'elle était apparue.

Le cadavre de l’animal resta ainsi jusqu’à l’aube, seul au milieu de milliers d’os éparpillés dans tous les sens. Du sang recouvrait tout le macadam sur plusieurs dizaines de mètres, à la grande stupéfaction horrifiée du responsable de l’équipe de propreté locale.

Son équipe, profondément dégoûtée, mit plusieurs jours à tout nettoyer. L’hémoglobine s’était infiltrée partout, dans les moindres cavités, les moindres défauts et interstices de l’asphalte. On n’avait jamais vu un tel décors sordide.

Une enquête fut menée, mais le vieillard en chaise roulante, seul témoin oculaire, avait succombé à une attaque cardiaque la nuit même. On l’avait retrouvé allongé à côté de sa chaise renversée, le visage crispé de terreur, le bras encore tendu en direction du téléphone accroché sur le mur de son hall d’entrée.

Personne n’avait vraiment comprit ce qui s’était passé. Les meilleurs experts s’arrachèrent les cheveux sur cette énigme. Cette dernière devint un cas d’école, puis une légende. Longtemps, tout le quartier en resta traumatisé.


Signaler ce texte