Sans déguisement
luv-sdrow
Proposé au concours Peur sur la ville : non sélectionné
“Mais c'est n'importe quoi!
- Parce que ça t'arrange.
- Ah oui? Bien sûr… Je fais partie du complot, c'est ça?
- Je n'ai pas…
- Tu n'as pas besoin de le dire, c'est écrit en gros sur ton front. Le fameux complot qui t'empêche de digérer ton échec en médecine…
- En chirurgie.
- En chirurgie, si tu veux… Complot qui t'empêche également de rester plus de deux mois dans les boulots que les autres te trouvent. Ne me remercie pas, ce n'est pas la peine. Et je suppose aussi que c'est à cause du même complot qu'on te livre chaque jour ta bouteille de poison made in Scotland.”
Cette conversation se déroule entre moi et Paul, le frère de Michèle. Paul est vautré sur mon canapé, comme d'habitude et le déguisement de squelette minable qu'il porte fait ressortir sa graisse de tous les côtés. Et c'est lui qui en est à son deuxième scotch.
Autour de nous, Michèle et Maud, la femme de Paul, finissent de déguiser les enfants pour Halloween, cette coutume importée par les marchands et les faiseurs de dessins animés américains.
Moi, je ne suis pas déguisé, très peu pour moi.
Michèle lance:“Chéri, tu ferais vraiment plaisir aux enfants si tu voulais te joindre à eux pour la ronde dans l'escalier…”
C'est vrai que nous avons dû déménager pour cet immeuble sans grâce d'une cité de la périphérie, laissant un pavillon de deux cents mètres carrés dans la banlieue chic. Celle qu'habitent toujours Paul et Maud.
“Désolé Michèle, pas de déguisement pour moi.
- Mais, un vieux drap ferait l'affaire, même un à fleurs, ce serait rigolo… On fait deux trous et tu fais un fantôme tout à fait ch…
- Mais tu ne comprends décidément rien à rien ma pauvre fille! Je te dis que les déguisements ne sont pas pour moi. Pas pour moi, c'est clair? Je laisse ça à ceux qui préfèrent se vautrer dans le mensonge de leur vie…
- Pan! Çça c'est pour le beau-frère, commente Paul en se versant une troisième scotch”
Il y a un silence durant lequel je vois les cils de Michèle s'ourler de larmes. Maud toussote, les enfants me regardent comme une tâche de sang sur un drap blanc.
J'ai un instant d'hésitation:les remords. Mais la perspective d'aller frapper aux portes de tous les crétins de cet immeuble pour écouter mes gosses leur mendier quelques bonbons en proférant leurs menaces ridicules, pitoyables et subir leurs regards goguenards ou appitoyés… J'en ai la nausée par avance. “Le pauvre docteur raté parce qu'il a dit merde à tout ce jury de mandarins coincés derrière leur nœud papillons, tous ces dignes membres du Rotary local, ces députés-maires” j'en passe et des meilleures… Tous ces déguisés, eux aussi.
C'est là que j'ai appris que le monde n'a aucun respect pour le mérite. Il ne plébiscite que ceux qui ont choisi de respecter ses règles, la première d'entre toutes étant bien sûr de revêtir les mêmes oripeaux sociaux que ceux auxquels on rêve de ressembler. Se déguiser pour faire comme eux.
Je ne peux que répéter, presque en murmurant:“Désolé, désolé…”
Michèle dit:“Comme tu veux…”
Maud dit:“Paul, tu viens? On ne va pas y aller à minuit, les enfants ont école demain.”
Un vague grognement nous parvient du canapé. Paul commence à se lever mais un manque d'équilibre évident le force à se rasseoir aussitôt.
“Jje grois qu'je vais pplutôt v'zattentre… vec Piliphe, Ph'lippe…”
Si c'était un laser de puissance, le regard que lui lance Maud pourrait découper une tôle de 10. Les enfants ricanent en se montrant, qui leur père, qui leur oncle. Maud me regarde comme si j'étais le coupable de cette situation:“Tu veilleras à ce qu'il ne boive pas plus, au moins.
- Ne t'en fais pas.
- Pardonne-moi mais si, justement je m'en fais.”
Sur ce, elle tourne les talons, entraîne avec elle les enfants et Michèle qui m'adresse une dernière supplique muette qui me fait presque la haïr. La porte claque.
“Ffin seuls… éructe Paul
- Oui.”
Paul ne supporte pas l'alcool. Je le sais et dès que je peux le faire boire j'éprouve une jouissance toute particulière à le voir dans cet état. Là, il a déjà renversé un quart de son verre en essayant de se resservir.
“Fais attention, je préfère boire le whisky que de nettoyer la table avec.
- T'te façon, l'est pas bon. C'est core une merd' dix balles…”
Au fond, c'est peut-être là que tout a dérapé.
Je n'ai jamais supporté le mauvais whisky. Ce que ce pauvre connard était en train de boire comme de la gnôle de bouilleur clandestin, était un Spring Bank 1997 à 90 euros la bouteille qui m'avait valu d'avoir la gueule pendant une semaine avec Michèle.
“Mais qu'est-ce que tu as dans le ventre pour être aussi nul?” ai-je demandé. Puis j'ai continué sur ma lancée, me servant moi, le premier whisky de la soirée.
“Nous ne pouvons pas être de la même espèce, toit et moi. Je me souviens encore du jour où Michèle nous a présentés, de tes sous-entendus égrillards, de tes rires gras… Je t'ai détesté tout de suite. Toute cette graisse, c'est comme si tu étais encore plus déguisé que les autres. Même tes mômes sont gras, gros, fourrés, rembourrés…”
Paul me regarde d'un œil hagard et n'a même plus la force de répondre. Moi au contraire, je me ressers un verre et je me sens soudain parfaitement maître des événements. Eh oui, sur moi l'alcool à un effet bien différent: il fait de moi un surhomme. Dès que j'ai bu, les obstacles cèdent, mes gestes sont plus sûrs, mon jugement plus froid et je ne me sens plus soumis aux mêmes règles que les autres.
Ces minables de psychiatres parlent d'effet dissociatif. Personne d'autre que moi ne le sait, mais c'est la véritable raison de mon éviction de la faculté: un diagnostic d'état schizoïde. Ces salauds ne m'ont pas laissé une chance: on ne met pas un bistouri entre les mains d'un malade.
Moi je dis qu'ils ont eu peur de ma nature profonde: je suis ici pour discerner la Vérité des êtres, pour l'accoucher si nécessaire. Comme ce gros tas, par exemple. Qu'y a-t-il vraiment au cœur de cette fange graisseuse? Y a-t-il ce diamant qui illumine mes nuits, détachant clairement sur l'écran du plafond les perspectives du plan dont je fais partie en tant qu'éclaireur. Ou bien y a-t-il plutôt ce vide, cette noirceur béante autour de laquelle Ils agrègent leurs déguisements faits d'envie, de soumission, de crainte.
Face à moi, Paul dort profondément à présent. De la cage d'escalier me parviennent des rires et des cris, lointains, distants, d'un autre monde, celui des apparences…
J'avale mon verre d'un trait, c'est presque dommage, une si délicieuse liqueur. Mais j'ai désormais un travail à accomplir, une mission. Je me lève pour aller verrouiller la porte palière et je glisse devant le buffet de l'entrée. Je reviens vers le salon et réfléchis à la façon la plus aisée d'allonger cette loque sur la table de salle à manger.
Je décide fabriquer une sorte de pan icliné sur lequel je le fais glisser en utilisant le couvre-lit du canapé. Tout ce temps, mon esprit travaille, évalue, liste, prévoit, compute…
En deux heures, je peux le faire, finis-je par conclure dans le débarras où je prépare mes outils. Je peux le faire car j'ai eu “l'idée du gonfleur” dont je n'en suis pas peu fier.
Le plus long dans une opération… habituelle dirons-nous, c'est finalement la vigilance envers les signes vitaux du patient car derrière chaque geste technique la mort peut se cacher et le chirurgien perd un temps fou en choix et en tergiversations. Ici, je peux travailler en paix.
Avant d'accomplir le premier geste chirugical, je le dévêts de son ridicule accoutrement. La peau blanche qui apparaît lorsque je lui ôte sa combinaison noire décorée d'os blancs sérigraphiés, me donne presque la nausée. Je contemple un moment ce corps disharmonieux, boursoufflé. Il n'a pas un gros sexe.
Le ruban adhésif toilé qui entoure ses poignets et ses chevilles les lie aux pieds de la table. Un autre tour de ruban entoure sa gorge et la table dans la même boucle, formant un garrot lui interdisant de remuer trop. De toute façon, s'il veut bouger et que je le blesse, c'est lui que ça regarde… Le dernier petit bout de ruban m'a servi à le baillonner. Pour un peu j'aurais manqué.
Je finis le fond de la bouteille et je m'approche de la table.
Pour ce que je veux faire, le plus long c'est la peau. Nombreuses incisions, remuements du patients, plis indésirables… Ici, rien de tout ça grâce à mon idée de génie. La petite incision que je lui ai faite à l'intérieur de la cheville ne l'a même pas réveillé: j'ai gardé la main légère.
Je n'avais plus d'adhésif pour fixer l'embout du gonfleur dans la plaie, entre peau et muscle, mais je me suis débrouillé avec les chouchous de la petite et du film alimentaire pour fabriquer une bride de fixation étanche. Maintenant, je vais brancher et on va voir.
Quand j'appuie sur le bouton, le compresseur se met à ronronner et rien ne se passe pendant quelques secondes, le temps que la chambre de mise en pression se remplisse. Puis je vois une éminence se former au niveau du mollet, accompagné d'un bruit qui ressemble à s'y méprendre à de la soie qu'on décire.
Paul s'est réveillé sur le coup dans un sursaut violent. Malgré l'adhésif j'entends ses cris et son corps bondit et rebondit sur la table. Vu son poids j'ai un peu peur que la table ne résiste pas.
Heureusement, ces manifestations se calment rapidement et de longs frissons leur succèdent un moment. Finalement, tout mouvement cesse au bout de quelques minutes: j'étais prêt à le parier, le cœur n'a pas tenu. Tant mieux, je ne suis pas un sadique après tout même si ce qui doit être fait doit être fait.
Le décollement de sa peau s'est poursuivi et l'habituelle rotondité de son ventre et de ses cuisses a quasiment doublé. J'espère que sa peau est assez souple pour ne pas avoir d'éclatement à réparer. Quoique maintenant, je pourrai utiliser l'adhésif pour fabriquer une rustine…
Je suis fasciné par les petites gouttes de transpiration rosée qui ruissellent sur cette baudruche de peau humaine, traçant des sillons capricieux qui me font un instant penser à ces réseaux que creusent parfois les insectes sous l'écorce des branches de pin, dans l'aubier. On croirait presque des hyéroglyphes… J'entends vaguement la sonette, puis des coups, puis des cris mais tout cela est tellement loin maintenant… Et puis j'ai encore du travail beaucoup de travail: le gonfleur vient d'achever le sien.
Ce sont les bruits de sirène qui me tirent de la méditation frustrée où je suis plongé depuis je ne sais combien de temps. Entretemps, il y a eu beaucoup de travail, de couteaux, de ciseaux, de sang…
Sur le fauteuil à ma droite, la peau de Paul. Les bras posés sagement sur les accoudoirs, la nuque posée au sommet du dossier, la tête basculée vers l'arrière, elle semble faire la sieste.
J'ai mis la graisse dans un sac poubelle de 100 litre que j'ai doublé par précaution: il est rempli presque à la moitié. IMC beaucoup trop important, d'où son arrêt cardiaque, je l'avais prévenu.
Dans une vieille lessiveuse appartenant à ma mère et dont je n'ai jamais voulu me défaire: ses muscles, tendons, organes internes. J'ai laissé les deux yeux au sommet, de part et d'autre de son cerbveau. Ça fait plus vivant mais on dirait qu'ils louchent.
Maintenant, je fume une cigarette. Ça ne m'était pas arrivé depuis vingt ans. Quand je l'aurai terminée, je l'écraserai soigneusement, je me déshabillerai en pliant soigneusement mes affaires puis j'irai à la fenêtre pour sauter, la tête en avant pour être sûr. L'immeuble ne fait que cinq étages.
Sur le fauteuil qui se trouve à ma gauche, son déguisement paraît étrange, comme s'il avait porté son slip par-dessus ses vêtements. Et puis en arrière-plan, sur la table, dans un écho moqueur à cette combinaison d'Halloween, la preuve matérielle de mon échec total, irrémédiable, me nargue de sa blancheur encore nacrée.
Oui, même à l'intérieur ils restent déguisés: celui-ci en squelette.
J'aime bien le côté Dexter du protagoniste. Et la finale. On sent bien la colère-rage du personnage principale.
· Il y a environ 12 ans ·Alain Le Clerc