Le miel a parfois un goût amer

nuances

Ce voyage aux États-Unis, j'en rêvais. Oui, j'en rêvais, toutes les nuits, depuis que mon père avait évoqué la possibilité d'en faire la destination de nos vacances d'été. Et bien que loin de se conformer à mes attentes, j'y repense parfois avec envie, nostalgie. C'était il y a maintenant près de dix ans.

« Avec maman, on s'est décidés. On ira bien aux États-Unis, cette année ».

Il avait du nous annoncer ça en plein dîner, à mon frère et moi, tandis qu'on bâtissait des plans sur la commette, évoquant tout ce qu'on connaissait de ce pays magique. On voyait déjà la statue de la liberté, la maison blanche, on rêvait avec Martin Luther King.

« On a même établi l'itinéraire.

- New York ! Avait du s'exclamer Matthieu, mon frère.

- Non, finalement, on va se faire la cote ouest. »

On s'était regardés sceptiques, avant de réaliser : San Francisco ! Et plus dans les terres : Las Vegas ! Et sinon, Los Angeles !

« On ne compte pas vraiment s'arrêter en ville... »

Ne pas s'arrêter en ville ?

« On va louer un camping-car et faire tous les parcs naturels !

- Mais ça craint carrément ! »

Matthieu et moi ne partagions pas vraiment l'enthousiasme de nos parents. Aller au US sans mettre un pied à New York, pire, sans mettre un pied en ville, c'était le plus gros hold-up dont mon frère et moi avions jamais été les victimes infortunées. On allait forcément perdre la face devant nos potes, nous qui nous vantions de ce voyage depuis des semaines.


*


Nous avons atterri à Los Angeles, mais n'en avons visité que l'hôpital. Dans le sillage de l'ambulance qui transporta Matthieu de l'aéroport aux urgences, je profitai de la seule vision urbaine que devait m'offrir le séjour. Mon frère, cette lumière, avait profité de la veille du départ pour faire la fête et ne pas dormir de la nuit. Pendant tout le vol il s'était plaint de maux de ventre. Au fur et à mesure qu'on se rapprochait, ses gémissements se faisaient plus fréquents et les films ne suffisaient plus à le distraire, à lui faire passer ses nausées. L'indisposition momentanée, imaginée par mes parents, révéla finalement une crise d'appendicite sans lien aucun avec la soirée arrosée de la veille. Nous passâmes deux jours sur place, sans avoir pour autant l'occasion de visiter la ville. Hébergés par une amie d'amis, médecin, française, mariée à un local, nous pensions profiter de la matinée suivant l'intervention médicale pour faire un tours à Hollywood, tandis que Matthieu se remettait progressivement, à l'hôpital. Je les ai vues les filles d'Hollywood, belles à en faire pâlir d'envie, à peau de bébé puis botoxées de partout, mais pas en me baladant sans autre but que de découvrir le quartier,...


En arrivant chez Coco, qui n'avait pas d'enfants, je pensais m'ennuyer à mourir, quand je découvris avec bonheur, en passant la porte, un petit boxer à bouille d'ange. Le chiot m'avait sauté dessus, une balle de tennis maladroitement coincée dans sa gueule encore trop petite. Je m'étais dépêchée de poser mes affaires pour le faire jouer. Je trouvais ces chiens ignobles adultes, mais cette petite boule de poils était à tomber. Je passais la soirée à lui jeter la balle dont la nature ne se devinait plus que grâce aux liserais blancs caractéristiques. Elle était difforme et décolorée à force de mâchouilles répétées. Pendant le dîner, ne parvenant pas à comprendre l'accent de Michael, je me désintéressais progressivement de la conversation et appelais le chiot. Je lui glissais discrètement des morceaux de viande sous la table pendant le dîner.

Le lendemain, je me réveillais couverte de plaques rouges. Le chiot avait eu des puces, quelques temps auparavant. Le canapé qui m'avait servi de lit était également son coin à siestes préféré. Le couple l'avait généreusement aspergé de produit anti-puces et, malgré les draps, j'avais fait une réaction. Après l'hôpital, j'allais donc découvrir le lieu de travail du dermato de notre hôte. C'est ainsi que j'ai atterri dans la salle d'attente d'un cabinet médical d'Hollywood. Quand on en passa la porte, ma mère ne put s'empêcher de rire. Les américaines nous regardaient avec étonnement. Enfin, c'était surtout moi qu'elles dévisageaient. Elles étaient toutes sur leur trente et un, maquillées, les joues roses, le teint frais, et pas un bouton ne venait perturber cet ensemble séduisant. Elles venaient certainement parfaire leur bronzage aux UV, ou finaliser une épilation au laser, ou encore se faire prescrire je ne sais quelle crème miracle anti-âge. En face d'elles : moi, rouge, décoiffée, couverte de boutons. Aucun doute à avoir quant à la raison de ma présence. Il commençait bien, ce voyage.


Une fois qu'on eut récupéré Matthieu et quitté Los Angeles, les choses semblèrent s'arranger. Mes plaques rouges disparurent progressivement, tandis qu'on découvrait avec bonheurs nos premiers canyons et les ponts naturels. Quand on arriva aux lacs, plus une trace sur ma peau de cette mésaventure. Je pouvais assumer le bikini en bateau sur le lac Powell, et si j'étais assortie à la roche, écrevisse, ce n'était que parce que j'avais trop vite pris le soleil ! Sur la route, je faisais la lecture à ma mère, qui ne pouvait détacher les yeux de la ligne d'horizon sans être sujette aux nausées. On avalait les kilomètres au rythme des aventures fantastiques d'une orpheline éprise de liberté. De temps en temps, Matthieu et moi jouions aux cartes, et la tête de maman échouait contre son épaule, endormie.

Éveillée, elle se plaignait de plus en plus de douleurs au cou et à l'épaule. A proximité de Yellowstone, la douleur lui était insupportable. On fila aux urgences, habitués, désormais. Généreux comme nulle part ailleurs, ils lui prescrivirent une forte dose de morphine et on poursuivit le voyage comme si de rien n'était, la minerve en plus. Parfois, et notamment aux lacs, on restait près de cinq jours au même endroit. Au pied des montagnes qui valaient son surnom comique au lac grand Teton, on se posa presque une semaine. Matthieu pulvérisait les records locaux de pêche à la truite, tandis qu'on occupait nos journées en bateau. Les rivières alentours furent également le théâtre de parties de pêche dont mon frère était le seul acteur. Il tenta pourtant maladroitement de me faire entrer dans son jeu quand en préparant son lancer, jetant sa canne à coup vers l'arrière pour plus d'élan, il accrocha mon haut de maillot, manquant de peu une mise à nu involontaire. Le voyage semblait devoir se passer sans heurts, après ses débuts chaotiques. Seuls les longs tronçons de route venaient réveiller la douleur musculaire de ma mère, malgré la minerve qui maintenait sa tête droite même lorsqu'elle piquait du nez. Elle doublait alors la dose de morphine et planait pour le reste du voyage.

Mon frère et moi, en revanche, avions du mal à supporter la chaleur intense qu'il faisait dans notre camping-car et priions mon père de faire des haltes presque toutes les heures. L'orage qui éclata en fin de troisième semaine, s'accompagnant d'une faible baisse de température, fut une délivrance. Le lendemain, nous arrivions à Séquoia parc, qu'on découvrait avec plaisir sous une pluie fine et continue. En fin de journée, nous avions entrepris de pic niquer sous ces arbres millénaires.



Ce soir là, au lieu de se coucher, le soleil semblait se lever à peine. Il perçait enfin à travers les arbres, tandis que les nuages se retiraient. Les derniers rayons du jour semblaient briller de mille feux, à travers les feuilles des grands arbres, encore couvertes de gouttes. On avait garé le camping-car sur le parking en début de matinée, et malgré le mauvais temps, on avait parcouru le parc de séquoias tout le jour durant. Matthieu et moi avions grimpé sur des souches gigantesques, escaladé des troncs renversés par des tempêtes dont on n'osait pas même imaginer la puissance. Maman commençait à aller mieux, comme dès qu'on ne faisait plus de route. De retours au parking, dans cette lumière irréelle, baignés de vert pomme phosphorescent, on avait entrepris de faire une nappe de papier d'aluminium sur la table de pic nique. Dans la petite cuisine du camping-car, maman faisait des papillotes. Le jour déclinait lentement. Avec l'une des cannes à pèche de Matthieu, papa suspendit une lampe à dynamo au-dessus de la table. Sur le carré voisin, des mexicains discutaient bruyamment autours d'une grillade. Ça sentait bon le barbeuk. Quand enfin notre dîner fut prêt, les mexicains entreprirent de tout ranger. La lumière rasante et caressante avait fait place à l'obscure et lourde humidité des nuits d'orage. Bientôt, tous les campeurs avaient disparu à l'abri de leur camping-car, et nous étions les seuls encore à l'extérieur, dans le halo grésillant de notre lampe de fortune. De la fenêtre de leur camping-car, les deux vieux mexicains nous faisaient des signes que nous ne parvenions à interpréter. Maman arrivait avec le deuxième plat de frittes. Un des jeunes sortit de la caravane. Avec un fort accent mexicain, il nous dit avec hâte, dans un anglais approximatif, qu'il fallait rentrer maintenant, qu'on avait aperçu des ours à l'entrée du parc, qu'on avait pas du entendre l'annonce faite par hauts parleurs. On rangea tout avec précipitation. Quand on poursuivit enfin le dîner, les restes de notre installation de fortune abandonnés en bazar par terre aux pieds de la table du camping-car, les frittes refroidies, les mexicains ressortaient. L'alerte était levée. Mon père avait passé la soirée à râler, déçu d'avoir démonté pour rien le lampadaire bricolé dont il s'était montré si fier. On en rit encore aujourd'hui.


On passa finalement les deux derniers jours en ville. Quand mon père nous annonça qu'un ami proposait de nous héberger une nuit, à Seattle, Matthieu et moi n'en crûmes pas nos oreilles. C'était le pied ! On allait tout de même avoir un aperçu de la grande ville américaine, ses grattes-ciels, ses routes extra-larges ! Alan vivait en banlieue de Seattle, et trop heureux de retrouver son vieux copain, mon père ne vit pas la nécessité d'aller dans la ville même. Ma mère, épuisée n'y trouva rien à redire.

Alan était un phénomène ne vivant que pour la pêche au harpon dans les eaux mexicaines, absent huit mois par ans, vivant d'amour et d'eau fraîche rive sud de la frontière. Il parlait très bien français, et nous servit à dîner dans des assiettes en carton, avec des couverts en carton et des verres en plastique. Parce que d'après lui ça revenait moins cher d'en racheter à chaque repas que de faire la vaisselle. Ils nous amena faire ses courses et on pu constater nous-même les prix dérisoires affichés en grande surface. Je passais ma dernière matinée aux Etats-Unis à attendre que le temps passe, avant le vol pour LA d'où on devait repartir pour la France, assise au milieu de leurres visqueux qui jonchaient le sol du petit salon. Alan en avait offert un sac plein à Matthieu. Les faux vers et petits poissons caoutchouteux collaient à mes pieds et habits, les imprégnant d'une drôle d'odeur, qui devait me suivre pendant tout le voyage du retour.


*


En rentrant à paris, dans l'immédiat, je gardais un souvenir contrasté de ce voyage. Les visites fréquentes auprès des médecins locaux laissaient une image désagréable d'un voyage pourtant réussi.

Quelques mois plus tard, Matthieu claquait violemment la porte de notre appartement familial, après avoir hurlé à mon père qu'il n'avait plus rien à lui dire. Son premier trimestre de terminale avait été chaotique, les vacances de noël un prétexte pour réclamer de l'argent, et le deuxième trimestre s'était achevé sans qu'il ait assisté à un tiers des cours.

Ce voyage aux États-Unis avait été une longue lune de miel de l'autre coté de l'atlantique, avant que Matthieu ne consomme définitivement son mariage avec la paresse, la débauche et l'irascibilité. La fissure qui s'étendait sur le plafond de ma chambre ne devait plus jamais progresser. Personne ne claqua jamais la porte de l'entrée avec tant de hargne que mon frère, et il ne devait plus jamais la passer.

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