Le Penseur

Camille Agard

Il est le genre d’hommes qui a absolument besoin de la femme. Sinon il serait mort très jeune, en ayant par exemple oublié de se nourrir.

Au début, je le connaissais en pointillés. Quand j'étais encore plus petite qu'aujourd'hui, il me prenait dans ses bras forts et m'embrassait longtemps. Il semblait heureux de me voir, c'était son moyen de le manifester. Mais à l'époque je ne saisissais que ça de lui, comme s'il ne s'adressait qu'aux adultes capables de comprendre chaque référence, chaque blague, chaque geste.

Je dois dire que j'ai un peu grandi, et que les années me l'ont révélé mieux que ça. J'ai compris que les silences qui prennent toute la place dans ses phrases, trahissent sa recherche du bon sens. Ainsi, ses mots mis bout-à-bout sonnent sans accrocs. Lentement, assurément. J'ai conclu que ses poèmes entassés dans des recueils, sont le moyen qu'il a trouvé pour se défaire de cet norme grammaticale qui nous sert à atteindre l'imagination de l'autre. Ainsi, le penseur se sert des mots comme d'une peinture. Tout est une question de composition, de tons et de sens.

Le penseur se sert des mots comme d'un jeu. Il les coupe, les renverse, les prend au pied de leurs lettres. Il les place dans un grand verre dont il bouche l'ouverture avec sa main pour les remuer sans qu'ils se divulguent. Enfin, il étale son mélange sur une table en souriant. Celui qui n'y fait pas attention, reste hagard devant ses phrases. Alors en sa compagnie, il faut garder la vigilance de ses paroles qui paraissent folles, puis drôles, puis fines.
Si vous daignez rentrer en compétition avec lui en lui lançant ça et là des mots tard, des mots tôt, alors il renchérira jusqu'à ce vous vous épuisiez. Parfois bien sûr, il s'arrêtera sur vos phrases. Rira. Rira encore. Et encore un coup, si vous êtes doués.

Soudain sans réfléchir, il vous amène un livre. Personne ni même lui, ne sait où il veut en venir. Peut-être va-t-il parler de la reine Mathilde, avec illustrations à l'appui. Finalement, il choisit une page qui ne l'intéresse plus, la déchire, fait un avion avec, le lâche par la fenêtre. Ah, à l'époque mes avions volaient mieux.

Le penseur ne pense pas constamment. Il consacre tellement d'énergie à l'emploi des mots, qu'il préfère se reposer que de songer aux vraies choses. Quelle organisation ? Quelle heure ? Où ça ? Il n'en sait rien. Voici 80 années que ça se passe ainsi pour lui.

Il est le genre d'hommes qui a absolument besoin de la femme. Sinon il serait mort très jeune, en ayant par exemple oublié de se nourrir. Tant qu'il y aura des femmes autour de lui, la mort ne le cueillera pas. Elle a bien essayé quelquefois de provoquer en lui des maladies incurables, mais que voulez-vous, ce qui l'intéresse ce sont les jeux de mollets, pas la mort! Alors il vit. Il continue sa longue nage dans les mots, en suivant aveuglément les pas de la femme.

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