le petit binoclard
gribouille--2
Le petit Binoclard
Binoclard, serpent à lunettes, oh le bigleux !
Alain haussa les épaules sous les quolibets de ses petits copains d'école, mais il se baissa et ramassa des petits cailloux sur le sol de la cour de récréation et les lança en direction de ceux qui se moquaient de lui, puis chercha à ramasser ses nouvelles lunettes qui étaient tombées dans une bousculade après une dispute au sujet d'un cahier rempli de taches que le maître lui avait remis noté d'un zéro.
Alain, affublé d'une myopie débutante, voyait, avant de porter ses verres correcteurs, comme des bulles de couleurs floues en regardant les bougies de l'église où il allait prier avec son père, et devait s'approcher de chaque objet pour en discerner les contours, sans comprendre son handicap pour autant. Tout ce qu'il savait, était qu'il regardait la télé de près pour distinguer les images, et que sa mère lui disait sans cesse de se reculer du poste. Mais la fascination des mouvements, la magie des lignes et la mire le retenaient face au petit écran, il dévorait les contrastes, suivait du doigt les contours du poste, tripotait les boutons de bakélite, modifiait la hauteur des images et leur largeur tour à tour, écrabouillant les carrés et les rectangles, faisant des ovales et des lignes rétrécies, il adorait attendre l'heure où les images de présentation allaient s'animer au lieu de faire ses devoirs et d'apprendre ses leçons, la musique de fond du poste allait bientôt commencer à la place du sifflement aigu précédant la diffusion de l'ORTF.
Ses parents s'étaient rendu compte de sa myopie débutante, car Alain marchait dans les crottes de chien fréquemment, lisait de trop près ses livres et trébuchait quand il devait monter des marches ou en descendre, était inattentif en classe, ne réussissait pas à lire ce que le maitre d'école inscrivait à la craie au tableau sans se rapprocher ou plisser ses paupières, grimaçant pour distinguer les lettres de loin.
Alors, son père, myope également, était allé consulter un spécialiste de la vue, qui avait, bien entendu, décelé une myopie et de l'astigmatisme dans ses deux yeux, sans trouble des couleurs ni daltonisme. Des verres incassables lui furent prescrit sur monture de plastique transparent.
Tout devint clair et net d'un jour à l'autre autour d'Alain, mais en échange, il se mit à recevoir des moqueries de ses petits camarades à cause de ses lunettes et de son air bizarre. Il faut dire qu'en plus de son air de ne pas y voir clair, sa dentition était corrigée par deux appareils à fils et que son élocution chuintait, ce qui lui valut son surnom de serpent à lunettes.
Mince et assez grand que son âge, Alain, comme tous les garçons de son quartier était habillé d'un short de velours marron et d'une chemisette en été, et en hiver également, mais un gros chandail tricoté par sa mère lui donnait un look difficile à définir, des manches trop grandes et des chaussures montantes, ses grandes jambes trop maigres étant forcément l'objet de remarques acides et moqueuses de ses copains.
Quelques huit années plus tard, Alain, qui avait grandi encore et atteignait l'adolescence, s'était musclé aux sports de combat et son mêtre soixante dix, doublé d'une solide charpente osseuse, portait des lentilles de correction, et les filles se retournaient derrière lui,alors qu'il poursuivait ses études au lycée, études scientifiques et techniques. La physique était une de ses passions, et tout particulièrement l'optique et la lumière, les diffractions et réfractions, les ondes lumineuses et les intensités des vibrations dans l'espace.
La course à la lune était lancée par les américains et les soviétiques, et tout ce qui gravitait autour des étoiles et des planètes était découpé et classé par Alain dans sa chambre, qui ressemblait plutôt à un laboratoire d'essais techniques qu'à une chambre d'adolescent, les photos d'avions supersoniques recouvraient ses murs entre plusieurs maquettes de mobiles lumineux à miroirs et des lampes à bulles huileuses colorées.
Sa myopie stabilisée maintenant n'était plus un handicap, pas plus que ses dents redressées et bien alignées après des années de souffrance chez le dentiste. Alain faisait des expériences multiples sur la lumière et discutait fréquemment avec son professeur de physique qui lui enseignait tout ce qu'il désirait sur ses sujets de prédilection, les phares et balises de mer, les appareils de mesures, les ondes, la chronophotographie, les miroirs solaires, les couches atmosphériques de la Terre, les nuages, le soleil et les étoiles. Souvent il dessinait des paires de lunettes sur ses cahiers, imaginait des lignes innovantes et colorées, des montures amovibles des verres longs ou ovales, les femmes hantaient ses rêves, et il rêvait de les voir porter des lunettes différentes d'alors, trop sages et classiques à son goût. Souvent il en parlait à sa mère, peu à son père, mais aussi à son oncle dont la vue était deux fois pire que la sienne, et qui portait des grosses lunettes épaisses à gros verres.
Un jour, lui avait dit son oncle, si tu continues tes études comme tu le fais, tu y arriveras et peut être plus haut que ce que tu ne le penses.
Sur ses vingt ans, Alain avait réussi à décrocher son bacc et avait entamé des études en ophtalmologie et optique, étant convaincu de la nécessité de relooker les montures dont étaient affublées bon nombre de personnes autour de lui. Son grand père venait de décéder et lui léguait un bon héritage pour donner suite à ses créativités, et c'est ainsi que vers ses vingt cinq ans, il ouvrit sa première boutique de marchand de lunettes et se mit en partenariat avec un fabricant pour que ses dessins prennent corps sous sa direction, lançant sa propre ligne de mode en lunetterie.
S'ensuivirent des branches de couleurs de toutes formes et de tous types, adaptées à chaque visage, Alain alla même jusqu'à inventer des branches amovibles, des branches et cadres repliables, des verres colorés, ou teintés, des verres à correction progressive, tout cela en partenariat encore avec des artistes, des financiers. Quand il se maria sa femme lui suggéra de faire afficher dans les couloirs du métro parisien des mannequins portant ses lunettes à son nom, déclenchant des approbations généralisées, le temps était loin où les moqueries de son enfance résonnaient à ses oreilles, mais sa passion revancharde lui avait permis de se hisser parmi les plus grands créateurs de son époque, il pouvait à présent voyager et faire exporter ses modèles dans les plus grandes villes sur les cinq continents.
Il s'appelait Alain tout simplement, on l'avait pris pour un fou.
Un texte qui met en avant la méchanceté de certaines personnes pour être différent... l'important c'est qu'il en sort grandit à la fin... beau texte.
· Il y a plus de 11 ans ·Arlette
arlette
houla! ce n'est pas ma photo mon ami! non, non! c'est une image que j'aime parce qu'elle ressemble à mon caractère.
· Il y a plus de 12 ans ·j'aimerais être aussi belle que cette nana!
merci pour le compliment, sérieux, je suis touchée!
Karine Géhin
tes textes aussi sont superbes j'aime beaucoup lire ce que tu fais paraitre, tu es très douée, et si tu es aussi belle que la photo que l'on voit, tu dois être redoutable à connaitre, dans le sens positif bien sur.
· Il y a plus de 12 ans ·gribouille--2
vraiment très intéressant, et bien écrit, en plus.
· Il y a plus de 12 ans ·j'ai été prise dans l'histoire bien avant de piger le vrai sens du texte.
une belle histoire de revanche sur la vie, j'y vois plus clair, maintenant!
Karine Géhin