Le petit chemin en bas de chez moi

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L'image du petit chemin en bas de chez moi est déformée par les gouttes qui ruissellent en abondance sur les fenêtres de mon salon. Nous ne sommes qu'en début de soirée, mais la densité des nuages et de la pluie ont assombri le jour, jusqu'à le déguiser en nuit. J'ai posé mon front sur la surface lisse et glacée du verre et tente de ressentir jusqu'au plus profond de moi les vibrations que provoque chacune des gouttes sur la vitre. J'écoute leur douce musique, celle que seul trop peu de monde apprécie à sa juste valeur. Sur la fenêtre à chaque expiration, mon souffle fait renaître la buée que le temps s'est empressé d'effacer. Comme il sait si bien le faire.

Ce petit chemin, en bas de chez moi, est bordé par d'imposants arbres aux apparences sauvages. Leurs branches et leurs feuilles surplombent la ballade sur toute sa longueur et ne sont dérangées que par quelques réverbères, berçant les pavés de leur lueur industrielle. Mais tout ça, je ne le vois pas. Aux travers des vitres martelées, je ne distingue que l'aquarelle de ce paysage. Et je la trouve belle. À tel point que je suis soudain envahi par l'envie. Le désir. Je suis envahi par le besoin de faire partie de cette œuvre.

Mon souffle caresse une dernière fois la vitre de sa buée lorsque j'y retire mon front endolori par ce contact glacé.

***

Sous les arbres, je sens les gouttes me tomber dans les cheveux et couler le long de ma nuque, se réchauffer sur ma peau sous mon t-shirt trempé. Je les imagine, d'abord petites, s'assembler en perles plus grosses sur les feuilles avant de se précipiter dans leur ultime chute. Mes jeans collent à mes cuisses, entravant légèrement mes pas. Mon ombre grandit et disparaît au fil des lampadaires géants.

J'aperçois une jeune femme, à vélo, longer le chemin en sens inverse. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons je distingue plus précisément  les traits de son visage. Elle sourit. Elle a les cheveux trempes et son léger maquillage coule le long de ses joues. Et elle sourit. Elle a la tête penchée en arrière, les yeux clos, peut-être dans un excès de confiance face au destin. La pluie lui tombe de plein fouet sur le visage. Et elle sourit. Alors, bien que je ne sache pourquoi, je souris aussi. Je me sens soudain empli d'une joie franche, vraie, sincère. Une joie partant d'un battement de cœur, se diffusant dans la poitrine et jusqu'au bout des doigts, au rythme de la pluie battante. Lorsque nous nous croisons, je me retourne, le sourire aux lèvres. Elle porte le même parfum que le bonheur et je suis certain que son cou en possède les saveurs. À cet instant, j'ai envie de grimper au sommet de l'arbre le plus proche pour crier au monde qu'il est laid de ne ressembler que trop peu à cette fille qui sourit. Alors je me retourne et je cours. Je cours après la fille au sourire. En fait, je crois que je cours après le bonheur. Alors je crie. Je crie à la fille de m'attendre pour une raison que je n'ai pas encore trouvée, et quand je suis enfin face à elle et à ses grands yeux verts et gris, je ne sais plus quoi dire. Je me penche en avant, pose mes mains sur mes genoux pour reprendre mon souffle, le visage face aux pavés. Je regarde les gouttes tomber de mes cheveux, de mon nez et de mes lèvres entrouvertes pour aller s'écraser sur le sol. Puis, après quelques secondes, je me relève. J'annonce à la fille que je la trouve belle et que ce n'était que pour le lui dire que je l'ai arrêtée. Elle rit et moi, j'ai envie de l'embrasser.

***

À présent, la jeune femme a repris sa route et je rentre chez moi avec l'agréablesensation d'avoir rendu ce monde un peu moins moche. D'avoir fait rire le bonheur après lequel je courais. D'avoir participé à la beauté de l'aquarelle qui ruisselle sur les vitres de mon salon.

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