Le plus rusé des animaux

tactac

Je me revois encore tétanisé par la peur dans la salle de classe. Comme si j’allais mourir.
J’avais déjà entr’aperçu cette sensation en traversant une fois à l’aveuglette sur le passage piéton. Une voiture avait déboulé d’on ne sait où et moi, au lieu de me mettre à courir, j’étais resté figé comme un idiot. La peur m’avait pétrifié.
Comme ce jour-là, en cours de Philosophie.

On devait étudier le Mal, c’était le thème de l’année ; tous les sujets de concours porteraient sur ça.
Je trouvais le thème hyper intéressant. Je me voyais déjà disserter sur Mein Kampf, Faust et Jafar. Quelle déception lorsque je découvris le professeur de Philo qui nous accompagnerait pendant toute cette année : un soixante-huitard au t-shirt CGT rentré dans le slip, qui posait ses pieds sur le bureau lorsqu’il n’y faisait pas accroupir une de ses élèves.
Ô rage, ô désespoir…

Au bout du vingtième « La mort d’un enfant, c’est la chose la plus affreuse au monde… Notez-le. », je décidai de sécher ses cours sur les balcons de la BNF. Mon Morfaux et mes cours de Terminale me seraient plus utiles que ses sempiternelles discussions de comptoir.
Ma déception de devoir supporter un prof de Philo aussi nul était accentuée par le fait que j’avais eu un des meilleurs profs de Philo du pays en Terminale. Ce Monsieur enseignait dans mon lycée mais également à Sciences Po Paris et était très réputé dans le milieu des cols roulés-vestes en velours à pipe. Avec lui, je me passionnais pour la dialectique platonicienne et la conscience bergsonienne. C’était vraiment autre chose que le bouffon qui nous envoyait tous au casse-pipe. Chaque année ça ne ratait pas : tous ses élèves avaient des notes désastreuses aux concours d’entrée d’Ecoles de Commerce. Et personne ne s’était encore plaint jusqu’alors.

Mais ça allait changer avec l’arrivée de Martine.

J’ai vraiment eu une bonne idée de faire venir Martine.
Comme ça pour une fois ils se plaindront pas ces morveux.
Et en plus je vais rien branler aujourd’hui. Nickel.

Martine est théologienne et va faire cours à mes deux classes aujourd’hui. J’ai demandé à la principale de nous filer une grande salle pour y caser tous les puceaux. Hum, jolie gambettes celle-là…
Donc je disais, Martine c’est une nana que j’ai connu dans un resto Chinois, elle mangeait seule à la table d’à côté. On a commencé à se parler lorsqu’elle m’a fait remarquer que j’avais de la sauce aigre-douce sur la joue. Saloperie de bouffe de Niakwés. Bref, on a commencé à parler comme ça parce que je voulais me la faire aussi. Ca n’a pas marché mais bon j’ai appris qu’elle était théologienne et moi je lui ai dit que j’enseignais la Philo tout ça. Bref je lui ai expliqué à Martine que ce serait intéressant de la faire venir dans ma prépa, de lui faire rencontrer les élèves tout ça. Et puis bon ce qui m’a étonné c’est qu’elle a dit oui.
Donc c’était plutôt cool tout ça.

Alors je l’ai présentée ce jour-là à mes deux classes de p’tits cons, elle s’est installé au bureau près de la porte et a commencé à faire son discours sur Adam & Eve et tout le reste. Du fond de la classe, j’ai même commencé à prendre des notes. Comme quoi c’était vachement intéressant ce qu’elle racontait. Et c’est à ce moment-là qu’elle a demandé à une élève que j’avais jamais remarquée de lire à haute voix un passage qu’elle avait distribué.
C’est fou ça, j’avais jamais remarqué cette gamine. Pas terrible du tout au passage. C’est peut-être pour ça que je l’avais jamais remarquée…

« Loraine, madame.
- Allez-y Loraine. On vous écoute. »

Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l’Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme :

Pourquoi moi ? Je déteste prendre la parole devant tout le monde. Je me sens rougir. Je suis toute rouge j’en suis sûre. Vraiment ça fait chier.

Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?

Ah bah non. Ils ont l’air d’écouter et de ne pas faire attention à moi. C’est vrai que c’est intéressant ce truc.

La femme répondit au serpent: Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.

Bon, y’en a un qui n’a pas l’air de suivre déjà. Je le sens, merde.

Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.

Non mais ils ont fini oui ? Y’en a plusieurs qui m’écoutent pas là ! Je le sens même la baissée vers ma feuille.

Alors le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez point ;

A merde, j’ai comme l’impression que plus personne m’écoute là. Merde qu’est-ce qui se passe ? Je dois mal articuler c’est ça. Ou alors je bafouille sans m’en rendre compte peut-être ? Oh non ! Pas comme quand j’étais petite s’il vous plait ! Je bafouillais toujours c’était l’horreur ! Je vais me concentrer ça va aller mieux.

La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea,

Non mais là je sens que je lis pour personne. Ca vaut pas la peine, y’a un truc louche.

elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea.

Je sens un regard sur ma nuque et j’ai comme l’impression que tout le monde regarde quelque chose.

mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux,

Je finis ma phrase et je regarde ce qu’il se passe.

connaissant le bien…

Encore un mot.

et le mal.

Voilà.

Merde. C’est qui ce type devant la porte ?
Et pourquoi il a un masque ?
Mais c’est un fusil ou quoi qu’il a caché derrière ?
Un fusil ??

MAIS IL VA TOUS NOUS TUER !!

Putain j’vois rien derrière ce masque. Où qu’il se est ce con ? Il est pas derrière son bureau ??

Arf, ça m’chatouille ces écailles de serpent. J’suis hyper fier d’ce masque quand même. On dirait qu’moi aussi j’vais braquer une banque comme dans Killing Zoé, mais ça gratte vach’ment. Bon alors, où qu’il est ce con ?

J’me tais et ça les fait flipper j’le sens. Ils me fixent tous sans bouger. Ca doit foutr’ les j’tons d’voir un keum’ débarquer comme ça en plein cours avec un masque de serpent. En plus j’suis grand quand même, ça doit être grave flippant. Bon, où c’est qu’il s’cache ?

Arf ça m’fait chier de les voir flipper comme ça. J’suis pas venu pour vous, rassurez-vous, juste pour votre connard de prof. C’est à cause de lui qu’j’m’retrouve maintenant dans une école toute pourrie. C’est à cause de lui qu’on m’a viré d’ici. Et à cause de quoi ? A cause de cours de merde et de lui qu’est un vrai connard ! J’fais ça pour vous finalement, pour qu’il comprenne que c’est qu’un connard. Qu’c’est des carrières entières qu’il gâche en f’sant rien d’ses cours, en dissertant sur du vent. C’est pour ça qu’j’suis v’nu, pour qu’il comprenne.
Mais vous, vous inquiétez pas, à vous j’vous f’rez pas d’mal.

Même si j’vois bien qu’vous chiez dans vot’ froc’.

J’vois bien qu’vous pensez qu’j’vais tous vous dégommez à coup de kalachnikov. Que là dans vos têtes c’est le grand déroulage de films avec vot’ vie qui vous passe d’vant les yeux, mais que d’chi, c’est pour lui qu’j’suis v’nu. Pour c’gros enculé d’sa mère qui ne respecte personne et qui ne vous respecte pas. C’est pour lui qu’j’suis là.
Pour lui donner la leçon d’sa vie.

Et de mon bureau, Madame la Directrice, je l’ai vu sortir ce qu’il cachait derrière la porte.
J’ai eu la peur de ma vie vous ne pouvez pas savoir.

Moi j’étais juste venue pour donner un cour magistral sur la représentation du Mal dans la Bible, et voilà que je me retrouve en plein milieu de cette histoire. Avec ce garçon qui débarque de nulle part avec ce masque et cet air effrayant ! Vraiment, je m’en souviendrai toute ma vie.
C’est à ce moment-là que Monsieur P. s’est exclamé « Non mais c’est quoi ce bordel ? » et que le garçon a jeté en sa direction ce qu’il cachait depuis le début.

Une tarte à la crème.
Oui, ce garçon cachait depuis le début une tarte à la crème et n’avait nullement l’intention de nous tuer.

Une simple tarte à la crème qui a traversé la salle de façon très lente, comme dans les films.
Et au fur et à mesure que je l’ai vue s’avancer du visage de Monsieur P., je me suis sentie rassurée, mais alors à un point que vous ne pouvez pas imaginer ! J’en ai alors complètement oublié que ce soit irrespectueux de lancer une telle chose sur un professeur. A vrai dire, je m’en fichais complètement ; j’étais juste soulagée. Réellement soulagée de savoir que je n’allais pas mourir.

Et là, je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai fait comme tout le monde : j’ai ri.
Oui je l’avoue, j’ai ri de bon cœur lorsque la crème a recouvert le visage de Monsieur P. On ne s’y attendait tellement pas avec les élèves qu’on était tous mort de rire. Je suppose que c’était un moyen de relâcher la pression. C’est les nerfs qui ont dû lâcher.
Et ça n’a fait qu’empirer lorsqu’on a vu Monsieur P. courir après le garçon dans la cour de récréation. C’était comme dans un épisode de Benny Hill. Qu’est-ce qu’on a rigolé ! On n’en pouvait plus ! Toute la classe était littéralement morte de rire en voyant le pauvre homme en blanc courir après l’entarteur !
Je sais que c’est pas bien de rire de ça, mais je vous le redis : c’était les nerfs.

Non, je ne l’ai pas reconnu.
Non, je n’ai aucune idée de qui ça peut être.
Et non, je n’ai pas réussi à voir par où il s’est échappé.

Mais en tout cas ce que je sais, c’est que je ne suis pas près d’oublier cette journée.

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