LE POINT DE NON-RETOUR (2)

matt-anasazi

Je ne vis Doug que très peu la semaine suivante. Toujours en retard pour les prises de service ou les quelques cours théoriques, le premier sorti une fois les obligations finies. Doug ne réapparaissait pas non plus à l’heure des repas. Il semblait passer son temps en ville, pour d’obscures raisons qu’il n’avait pas pris soin de m’expliquer. J’avais trouvé pour me le prouver un obscur message : Sam,

Un truc urgent à régler dont je ne peux rien te dire. Je serai absent pendant un moment. Ne te dérange pas pour le repas !

Doug

Je fus seul lors de l’autopsie suivante ; le diagnostic fut simple à deviner mais compliqué à expliquer. Je ressortis, mal à l’aise. C’était la première fois que Doug me laissait en plan sans explication pour un cours depuis le début de notre scolarité à la fac. Et le plus surprenant fut que je restais le week-end entier sans nouvelles de lui.

Aussi, ma surprise fut double… et totale quand je vis entrer un Doug exténué mais au regard brillant comme jamais. Il s’effondra dans le fauteuil et son apparence, quand je pus la détailler, me laissa sans voix. Ses vêtements poussiéreux et couverts de taches étaient les mêmes que ceux qu’il portait la semaine dernière. La même  absence de soin se vérifiait sur toute son apparence : la barbe de trois jours, les cheveux en bataille et des traits de sommeil barraient son visage comme si de trop rares phases de sommeil l’avaient pris au dépourvu.

« Eeeh, Doug, ça va pas ? Tu disparais pendant une semaine… et quand tu réapparais, on dirait que tu as passé tout ce temps dans un placard sans salle de bains !

- Merci de l’accueil, répondit-il narquois. Mais t’as pas tort, une douche sera la bienvenue ! »

Il se précipita dans la salle de bains et prit la douche la plus chaude et la plus longue qu’il m’ait été possible de voir. Je tentai bien d’en savoir plus sur sa semaine, mais il était tellement préoccupé par sa douche qu’il ne m’entendait pas. Ce n’est que quand il fut douché, séché, rasé que la discussion put reprendre autour d’un café.

« Bon alors, Dougie, qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ?

- En fait, je te l’ai pas dit mais j’arrivais pas à m’enlever cette trouille que j’ai ressentie pendant l’autopsie. Chaque secousse, je l’ai ressentie… et à chaque coup de costotome, ça recommençait ! Je suis sûr que le corps réagissait à la douleur des coups…

- Stop ! On faisait une autopsie. Ce n’était que des actions réflexes.

- Non, tu ne comprends pas… » Il s’arrêta, les yeux écarquillés d’horreur. Ses mains frémissaient. Un souvenir réapparaissait à sa mémoire. « La première secousse, c’est ce que j’ai pensé mais à la seconde, j’ai serré la côte avant de la couper et j’ai senti comme une tension qui s’est transformée en secousse quand les lames ont tranché l’os. Et j’ai recommencé… même résultat. » Les deux dernières phrases furent prononcées d’un murmure glacé d’horreur. Je ne pus empêcher un frisson de me parcourir l’échine.

« Doug, calme-toi. Je comprends que tu as été retourné par… ton expérience. Mais tu ne penses pas que toute une équipe a vérifié la mort clinique, non ?

- Mais qu’est-ce qui nous assure que la mort clinique est la mort, la séparation du corps et de l’âme ? »

L’espace d’une seconde, j’ai cru à une plaisanterie. Cependant, vu le masque de cire que portait Doug, entre peur panique et certitude effarée, il ne s’agissait rien moins que la raison de l’absence de Doug pendant les jours précédents.

« Eh, ne me dis pas que tu as disparu pour trouver la réponse à la question de la mort ?

- Bien sûr, je n’arrivais plus à dormir. Il me fallait une réponse car imagine que la mort clinique ne soit pas la véritable frontière entre la vie et la non-vie. Nous serions des meurtriers, car ce serait lors de l’autopsie que cette femme serait morte… pendant que je… nous… la découpions !

- Mais enfin, comment la mort clinique pourrait ne pas être la fin de la vie ? L’arrêt cardiaque puis des fonctions cérébrales signe la fin de l’existence, bon sang ! Le corps ne respire plus, le cœur ne bat plus, le cerveau ne fonctionne plus, comment tu veux qu’on puisse encore parler de vie ? Même dans un coma avancé, le cerveau fonctionne encore par réflexe.

- Mais toutes les religions du monde parlent de ce moment où l’âme et le corps se séparent. La mort ne représente pas seulement l’arrêt du système cérébral puisque des neurotoxines peuvent suspendre le cœur, de nombreux cas d’EMI[1] témoignent de mort clinique… Certains moines tibétains restent dix jours en méditation avec des fonctions suspendues à la limite de la mort clinique, au-delà des supposées limites du corps ! » Son visage s’anima pour la première fois car il semblait parcouru par une conviction allant plus loin que toutes les passions précédentes. Pour autant, le feu halluciné de son regard me glaça plus encore que le visage terreux  affiché quelques minutes plus tôt. Mon meilleur ami était parti dans une contrée où mon savoir n’avait plus cours ; seuls la terreur et la superstition l’emplissaient. Un fossé infranchissable nous séparait.

N’ayant plus rien à lui dire, un soupir épuisé s’échappa de mes lèvres et je me levai pour me coucher dans ma chambre. Toute la soirée, je repensai à cette discussion sans pour autant pouvoir jamais y donner la moindre cohérence ! Je m’endormis la rage et la peur au ventre.

[1] Expérience de Mort Imminente : état de mort clinique où le sujet fait une expérience extrasensorielle.

Signaler ce texte