Soldats sénégalais au camp de Mailly Juin 1917

Bertrand Boileau

Mon Dieu ! Je les vois et aucun ne regarde.

Le camp de Mailly est immense, il est aussi grand que Paris.

Verdun est à cent trente kilomètres du camp : on ne peut pas entendre les tirs de canons. Mais il résonne, dans le silence de l’attente, une tension de guerre.

Les soldats sénégalais, les tirailleurs sont regroupés dans la partie la plus méridionale du camp.

Ils sont là et ils attendent. Le ciel au-dessus d’eux est froid comme la mort. Nous sommes pourtant au mois de Juin. Ils sont assis à même la terre. Le sol crayeux, usé par les marches et contremarches, blanchi, ressemble à de la neige. Nous sommes au mois de Juin et j’ai froid pour eux, à les voir recroquevillés ainsi. Ils attendent. Ils ne parlent pas, ou si peu.

Nous sommes bien loin de ces joyeux sauvages volubiles que se plaisent à nous décrire nos explorateurs : ces « Ya bon » dont le beau sourire rayonne sur les boîtes du chocolat Banania. Des âmes simples et candides, enfantines, dévouées comme des chiens.

Arraché tout jeune à sa famille, enlevé du gîte, affamé d’affection, enchainé jour et nuit aux même compagnons, rompu par l’appareil militaire, le jeune nègre se suspend à la voix et au geste de l’officier qui sait le caresser et améliorer sa soupe. Nos éleveurs de chiens utilisent depuis longtemps cette méthode qu’ils dénomment : renforcement positif.

Du bon sauvage, il ne reste au camp de Mailly, que la force physique, la confiance et le courage. L’insouciance s’est envolée. Elle est partie lors du premier combat.

Les tirailleurs sénégalais sont montés à l’assaut, comme ils savent le faire, avec vaillance et désordre. La belle chéchia rouge au-dessus de leur visage sombre en a fait des cibles faciles pour les fusils des boches. Ils sont tombés avec un grand sourire étonné.

« Au matin, après avoir passé une nuit sous la pluie glacée, le ventre dans la boue, transis par le froid, ils sont partis comme une trombe à travers les mitrailleuses qui les fauchaient, les obus qui les écrasaient. Renversant tout sur leur passage, ils sont allés pendant mille deux cents mètres, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Ils ont été superbes, ils n’ont été dépassés par aucune troupe : sous la neige pendant trois jours et trois nuits, ils sont morts face à l’ennemi, sans une plainte. »  Lieutenant Duret.

Ce doit être un nouveau contingent de tirailleurs qui vient d’arriver au camp de Mailly : beaucoup n’ont pas encore recouvert leur chéchia rouge d’un manchon de drap bleu foncé, beaucoup plus discret lorsqu’on monte à l’assaut avec le ciel pour témoin.

L’armée, à Mailly, s’occupe bien de ses enfants. La chair à canon est choyée. Il y a de la viande à tous les repas, du vin. Et du tabac aussi, dans des petites boites cubiques grises : le Gris. Ce tabac brun, viril, noir, qui craque entre les doigts. Dont l’on peut se glisser une pincée dans la narine, pour obtenir un éternuement libérateur et joyeux, presque comme un petit orgasme. Les premières fois, les tirailleurs riaient de bon cœur de leurs éternuements. Maintenant le jeu est usé.

Dans un paquet de Gris, il y a là-dedans de quoi remplir une bonne trentaine pipes et, entre deux bouffées, se souvenir du pays où l’on est né et où l’on a grandi.

Oublier qu’ici, à Mailly, il fait froid. Froid, tout le temps même au plus fort de l’été. Oublier que la joie et l’insouciance sont restées en Afrique, que la France, mère des Arts, des Armes et des Lois, nous traitent comme des esclaves, bons à aller découper du boche dans les recoins du Fort de Douaumont.

Mon Dieu ! Le Fort de Douaumont !

Une ignoble boîte de béton. Je suis certain que, dans cent ans encore, ceux qui y pénétreront se sentirons mal, oppressés, le cœur vacillant. Saisis par cette fascination ambiguë de la souffrance et de l’héroïsme. Trop de gens sont morts dans cette boîte de béton, cette casemate. Trop de gens y ont hurlé leur souffrance. Leurs cris, leur âme sont encore là, tapis, attendant une libération, guettant les visiteurs, les suppliant d’emporter un peu de leur douleur avec eux.

Fort de Douaumont. Le front était calme, j’ai pu le visiter. Je suis sorti en courant et j’ai vomi. Pourtant, c’était un jour où il faisait beau, les oiseaux, car il y en a encore sur le front de Verdun en Juin 1917, chantaient, insouciants.

Je les vois et aucun ne regarde.

Je suis là, pour aider la France, mon pays. Je suis trop vieux pour aller me battre. J’aide comme je peux avec ce que je sais faire, mon métier : peintre. C’est dérisoire. Impossible de peindre aujourd’hui une bataille. C’en est fini des glorieux tableaux du Pont D’Arcole, de la bataille de San Romano d’Ucello.

Le siècle a tourné, Victor Hugo est mort et enterré.

Aujourd’hui, notre guerre est sale, lente, laborieuse et besogneuse.

Nous ne payons même plus des mercenaires, nous faisons venir notre Force Noire de nos colonies d’Afrique.

Et, résignés, la pipe à la bouche, les tirailleurs attendent dans ce froid qui ne les quitte plus. Attendent pour mourir. Pour mourir seul, loin de leur pays, de leur famille ; tomber morts entre des plantes dont ils ne connaissent même pas le nom.

Je suis descendu de ma chambre, j’ai été les saluer. Je leur ai dit qui j’étais, ce que je venais faire ici. Cela les a intéressés. Et comme ils me serraient la main, leur sourire et leurs rires sont revenus :

-         Y a personne pour trouver bonne une guerre comme celui-là, guerre pour rester toujours même place, dans la terre, sans marcher, laver, dormir, rien. Y a personne français, personne sénégalais, personne allemand.

-         Tu connais les allemands ? Ai-je demandé à Bokari.

Bokari a ouvert la bouche en grand : une partie de sa mâchoire manquait, puis il m’a montré sa main gauche : il y restait trois doigts.

-         Moi blessé à Arras et moi hôpital Dijon avec allemand.

Je suis incapable d’un tableau héroïque, bien que je sache la vaillance de nos soldats. Je vais faire une petite toile de 46 cm sur 55. Ils seront immobiles avec leur haute taille, leurs postures africaines, leur force, leur impassibilité.

Ce gout amer dans ma bouche.

Ceux que je vois de ma fenêtre et qu’aucun ne regarde.

Ici, tout le monde ira au front.

Au front ! Comme s’il suffisait de relever la tête pour être courageux.

Quand la mort te frôle à chaque instant, quand tu vois tomber ton compagnon à côté de toi. Mort. Quand tu restes une semaine à côté de son corps, la couleur des chairs, l’odeur, les mouches, les vers. Tu vis dans la boue et le corps se décompose à la face du ciel et tout ce que tu peux faire c’est endurer. Il faut être fort pour ne pas en revenir ou bien méchant, ou bien fou. 

La boue, le sang, la gangrène, la souffrance et les mille petites malices qui permettent de les éviter.

Les sénégalais ne connaissent pas ces mille petites malices qui allègent les misères des poilus. Ils ne connaissent qu’une douceur : se tenir serrés les uns contre les autres autour du numéro de leur bataillon, comme autour d’un feu, le dos tourné aux menaces du sort. Qu’un accident arrache l’un d’eux à sa compagnie et dans tous les cas, il veut y rentrer, fut elle à la pire place, sous les balles, elle lui apparait comme un refuge : la quitter volontairement lui semblerait un suicide. 

Et ces tirailleurs, que je vois de ma fenêtre, ils savent tous cela. Et ils restent là, patients, consommant de l’immédiat. Voilà un bel enseignement de la religion musulmane.

J’ai pris les couleurs des Nabis : vives et joyeuses. Le bleu un peu clair et le rouge vif des chéchias, alternés, pour ressortir sur le sol crayeux et sur ces baraques grises, concentrationnaires. Un petit tableau organisé en V, qui s’ouvre vers le ciel, à cours. Les baraques, derrière eux, toutes en lignes parallèles, pour les tenir prisonniers.   

Rendre le froid, le mal être de ces pauvres tirailleurs. Leurs attitudes africaines, leur patience.

Aucun d’entre eux ne devrait revoir son pays : ce soir, le Commandant lors du diner, m’a dit qu’ils devaient être envoyés à Verdun, au Chemin des Dames. Demain matin.

J’avais peint des morts.

La boule au creux du ventre, lourde, énorme. La gorge qui se serre. Impossible de parler.

Je suis rentré dans ma chambre, sans allumer la lumière. Sans oser soulever le rideau, je suis resté à guetter.

Ils sont venus tôt ce matin. Les tirailleurs sont sortis. J’ai entrebâillé le rideau : il y a eu un appel. Le soleil se levait, beaucoup frissonnaient et qui, fermement à l’appel de leur nom, répondaient :

-         Trahoré ?

-         Présent !

-         Sidibé ?

-         Présent !

Et, une fois l’appel fini, ils sont partis vers Verdun et le Chemin des Dames.   

J’avais tiré les rideaux et ouvert la fenêtre, ils sont partis, au pas, du pas des tirailleurs sénégalais.

Plusieurs ont agité la main vers moi, ils avaient de beaux sourires.

J’ai agité le bras, moi aussi. J’ai pleuré. Ils étaient morts.

Le tableau n’était pas encore sec. Dérisoire.

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