Le portrait de sa mère
chako
Je viens de retrouver la première photo de Véro et moi. On doit avoir cinq ou six ans, elle est déjà très jolie. C'est sa mère qui prend la photo, elle vient de nous apprendre la recette des tartelettes aux myrtilles, Véro a trempé son doigt dans la pâte et me le donne à sucer, et c'est très bon, et Véro rigole. Une image en sépia, un peu émoussée par le temps, cachet des souvenirs qu'on n'oublie jamais.
Véro c'est la première copine que j'ai eu, rencontrée à l'école du village où on venait juste d'aménager. Dans ce genre d'école tous les gamins se connaissent, tous sauf moi. C'est Véro qui propose de m'asseoir à côté d'elle, sur ces vieux bureaux en bois où il faut se serrer à deux, et même qui accepte de partager son goûter parce que, dans l'angoisse de découvrir ma nouvelle classe, j'ai oublié le mien.
Des fois, après l'école, je vais chez elle, sa mère vient nous chercher. Parce que la mienne travaille tard. Ou juste parce que Véro a envie que je vienne chez elle. Les murs de sa chambre sont peints de deux couleurs : des bandes jaunes comme des champs de tournesol, des bandes roses comme les berlingots à la framboise que sa mère nous offre quand on arrive à la maison. Il y a de gros ours en peluche, des crayons de couleur, des poupées bariolées, des photos de pique-nique à la plage et de randonnée à la montagne. Une fois, je les ai accompagnés à la montagne, et s'est ajoutée au mur une nouvelle photo où on me voyait dessus, tenant la main à Véro.
Et puis, comme ça arrive parfois dans la vie, le père de Véro a été muté dans une ville du département voisin. Juste avant le déménagement, Véro est venue chez moi, entrant dans ma chambre pour la première fois. C'était embarrassant, à cause de ce départ forcé, on aurait dit qu'on se rencontrait à peine, raides de timidité, les mots n'arrivant pas à se trouver. On a fini en pleurant, dans une étreinte qui ne voulait pas lâcher. Et puis la vie continue. Après qu'elle soit partie, j'ai découvert qu'elle avait laissé dans mon placard l'ours en peluche que je préférais quand je venais chez elle, avec ce petit mot : « Pour Jeanne, ma meilleure amie. »
Je ne saurais dire à quel âge j'ai cessé de dormir avec cet ours en peluche, mais je l'ai gardé longtemps contre moi la nuit.
On s'est revues, de temps en temps, il y a eu d'autres photos à la montagne ou à la mer, ou dans des parcs d'attractions. Mais c'était toujours difficile de se quitter. Et puis l'adolescence est arrivée, on se voyait moins, il y avait d'autres amis. Ça m'attristait de grandir sans elle, de ne pas la voir grandir aussi, de ne pas partager ses premières impressions sur le collège, sur les garçons, sur les fringues, sur les problèmes de fille.
Et puis il y eut ce fameux été des vacances du bac. Véro m'avait invitée à une fête chez une amie à elle. Je ne l'avais presque pas vue pendant les deux dernières années du lycée, et toujours en coup de vent. Quelle agréable surprise c'était ! J'ai rencontré les amis qu'elle s'était faits après moi, rencontré son mec, Jean-Phi, ses nouvelles meilleures amies, Charlotte et Anne-Sophie...
On était au bord de la piscine en plein milieu de l'après-midi. Un décret typiquement féminin avait obligé les garçons à aller faire les courses. Charlotte s'était éclipsée pour aller se taper son mec dans un coin perdu. Anne-Sophie dormait. Comme si on était seules, à plat ventre au soleil, en bikini. Véro me dit : « Jeanne, tu me passes de la crème ? »
J'attrape le tube indice 40, me redresse pour passer à genoux, penchée sur le dos de Véro. Quelques gouttes sur sa peau bronzée, je commence à étaler, tout doucement, en faisant de petits cercles. Je sens la main de Véro passer près des miennes, tâtonnant vers l'agrafe de son soutien-gorge. Je saisis la main que je replace à côté de ses hanches, puis l'agrafe du soutien-gorge que j'enlève délicatement. J'ai une vue plongeante sur le dos légèrement cambré de Véro, ce dos de fille qui a magnifiquement grandi, des épaules menues mais rondes qui redescendent vers un buste finement galbé, courbe parfaite au niveau des hanches. Mes mouvements se font plus amples, mes mains montent et descendent le long de ce corps, reviennent aux épaules pour masser les muscles légèrement tendus, s'écoulent le long des bras. Véro ne dit rien, garde les yeux fermés, parfois ondule légèrement pour accompagner mes caresses. Mes doigts viennent retrouver les siens, se ferment, s'ouvrent, s'épanouissent dans la chaleur. Une fois ou deux Véro pousse un petit soupir. De plus en plus mes mains se concentrent autour des hanches. Je reprends la crème solaire, entame les jambes. D'abord les cuisses, puis les mollets, puis les pieds, retour aux mollets, enfin les cuisses. Des petits cercles, toujours. Ma main remonte, la peau est plus chaude. Il y a le creux des fesses. J'hésite. J'y vais. C'est comme quand on fait un gâteau, on malaxe pour rendre la pâte plus belle, plus onctueuse. Je sens des frissons passer sur la peau de Véro. J'ai une main sous son maillot, se promenant d'un côté, puis de l'autre, évitant de descendre trop bas, dessinant des zigzags de patineur artistique. L'autre est toujours à ses petits cercles, tout près de l'aine, tout près du chaud. Véro soupire de nouveau, ça ressemble à un gémissement de chaton. Et puis le bruit d'une portière qui claque, deux, trois. Je retire mes mains avant que les garçons n'arrivent. Je n'en suis pas sûre mais, juste avant que Jean-Phi ne vienne poser ses paluches là où dansaient mes doigts quelques instants plus tôt, Véro a murmuré un vague « merci » d'une voix endormie. Je crois, j'avais du mal à retrouver mes esprits. Le soir-même, Véro couchait avec Jean-Phi. Je rentrai chez moi aux aurores.
On n'a jamais reparlé de ce qui s'était passé au bord de cette piscine. Après Jean-Phi, il y a eu Paul. Après Paul, il y a eu Xavier. Après Xavier, il y a eu Damien. Après, j'ai arrêté de suivre. Elle a fini par en épouser un. Etrangement, pour la première fois depuis de longues années, Véro et ses parents m'ont invitée à la montagne, là où nous avions passé nos premières vacances. Véro m'a expliqué : elle était enceinte, elle me voulait pour marraine. La petite est arrivée, elle l'a appelée Ninon. J'étais si heureuse.
Aujourd'hui cela fait cinq ans que je garde la petite tous les mercredis, quand ses parents travaillent. J'ai retrouvé la première photo de Véro et moi, un vieux souvenir en sépia. Ninon est le portrait de sa mère, j'ai l'impression d'avoir deux Véro chez moi, une en papier qui ne bouge pas, une qui me fait des dessins.
- Qu'est-ce que tu fais Tatie Jeanne ?
- Rien ma chérie. Au fait, tu savais que Ninon est mon deuxième prénom ?
- Oui, maman me le dis souvent.
- Viens, je vais t'apprendre à faire des tartelettes aux myrtilles.