Le premier entre-deux âges

Peu Importe

Le premier entre-deux âges


     - Je vais partir vivre à New-York ! Voilà, c’est fait ! C’est exactement ce que je vais faire, ni plus, ni moins. Je vais partir vivre à New-York et je vous emmerde !
     Lorsque Simon, petit bobo de merde d’à peu près vingt-cinq ans, acheva cette dernière phrase, il claqua son verre de JB tellement fort sur le comptoir, que Fredo, son barman, dut sortir la balayette et lui en replacer un neuf.
     Peu importe, ces verres – les contenants du moins - étaient gratuits (entendre : offerts par la maison mère à chaque achat d’une nouvelle caisse de whisky) et ce qui passionnait l’assemblée, plus que ce léger fracas, c’était la nouvelle-nouvelle déclaration de Simon.       
     Au bar, Simon était connu comme le loup jaune pipi, un con notoire avec des projets plein la tête et de l’apathie plein les bras. Aussi, lorsqu’il faisait part d’un nouveau-nouveau rêve ou fantasme à ses copains, ils appréciaient suffisamment le ton qu’il y mettait pour l’entendre, voire l’écouter, mais tout le monde savait bien qu’il en dégainerait un nouveau une fois le premier baby avalé.
     Toutefois, par plaisir de se saisir d’un nouveau sujet, et parce que la politique et la religion avaient déjà brisé trois chaises, deux pintes et une vitre au cours de la semaine passée, Fredo, le barman, tenta gentiment d’alimenter le foyer de cette nouvelle-nouvelle par une innocente question.
     - Ouais, ok, c’est pas mal New-York, mais tu vas loger où ?
     Là-dessus, Simon ne se laissait pas démonter. Parfaitement con, il avait une idée sur tout. Et pour être bien précis, il ne se laissait même jamais démonter, sur aucun sujet, par aucun cric (il n’avait vraiment pas une gueule de pneu) ni par personne… Excepté post-bar et par lui-même.
     - Oh, t’emmerde pas, gars ! Y’a des auberges de jeunesse à cinq dollars la nuit, j’ai un pote qui m’a raconté ça l’autre fois. Ca devrait le faire.
     Cette histoire de dollars titilla Fredo qui renchérit aussitôt.
     - Ok, si tu veux, mais cinq dollars, ça doit être environ ce que tu dépenses au bar chaque soir. Et la dernière fois que tu m’as payé, c’était quand déjà ? Quand j’ai ouvert mon comptoir ?
     - Ouais, mais là c’est pas pareil…
     La nuance, légère, fit à peine ciller l’auditoire.
     - Je viens d’économiser quatre mois de RSA. Si tu fais bien le calcul, 470 x 4, on est à près de 1500 euro. Soit 300 nuits. Et encore, en dollars on doit bien monter à 360, 365... Putain, 365 nuits ! Un an, quoi ! Si en un an j’ai pas trouvé un petit boulot, c’est que je suis vraiment le dernier des golios !
     - C'est à peu près ça.
     Là c’était Kévin qui intervenait. Kévin avait toujours le chic pour placer une petite réplique pince-sans-rire-ni-chialer qui faisait toujours assez mal mais au fond pas assez.            
     Il y eut donc un blanc, d’à peu près trois secondes, ce qui est assez long - regarde ta montre et tu verras – et Damien, le bon samaritain, prit la parole.   
     - Bon, admettons, tu peux te loger, très bien. Mais concrètement, tu comptes travailler où et comment ? Tu t’es renseigné pour les visas ? Tu sais comment ça fonctionne, toi, la Green Card, tout ça ?
     - Non.
     Temps d’arrêt. Quand Simon marquait un temps d'arrêt tu pouvais être sûr que la prochaine phrase qu'il prononcerait serait d'une connerie plus importante encore que la précédente.
     - Mais tu crois que le rêve américain, the fucking American dream, c’est une question de paperasse ou de formulaires ? Y’a rien de tout ça mon pote, tu te lances et puis voilà. C’est tout. Tu crois quoi, que les Kennedy ont fondé leur dynastie en respectant les règles ?         
     - Ils sont tous morts, non ? (Kévin…)
     - Il me suffit d’aller dans n’importe quel bar, dans n’importe quel café-croissant-pseudo-français et de me décréter de souche – français, je précise -  et on me cooptera direct un job au black. Au black, dans un café… Tu captes ?
     Là, Fredo, Kévin et Damien, n’avaient plus beaucoup d’arguments. Quand le mec prétend avoir un plan pour la bouffe et un autre pour le dodo, en général, t’as pas grand chose à ajouter.
     Simon, en habile fauché prétendant l’inverse, paya donc pour une fois sa tournée, et quitta rapidement les lieux, l’air victorieux et sans se douter de ce que pensaient réellement ses amis de son nouveau-nouveau projet.
     Ce qu’ils en pensaient réellement ? C’est que son nouveau-nouveau projet était suffisament marrant pour passer le temps cinq minutes devant un JB. Et que si le JB en question pouvait être gratuit à cette occasion, c’était approximativement le bon prix à payer pour une telle pisse.
     Simon, dans les rues de Paris et sous la pluie, trotta guilleret, au son crissant de ses écouteurs achetés-volés au puces. Les deux machins diffusaient de la pop canado-américaine jusque dans ses tympans et c’était là comme un signe. New-York, c’était sûrement le bon plan.

     Arrivé chez lui, enfin chez sa mère (une vieille mégère d’à peine quarante ans, qui avait déserté depuis longtemps avec un énième amant, mais lui avait au moins laissé l'appartement), JB, enfin Simon, s’installa immédiatement face à son Mac chaudement payé à crédit. Sur ce, il se connecta à internet, via Google Chrome, et se mit en quête de tous les sites comparateurs de prix possibles sur les vols lowcost entre Paris et New-York.
     Après un bon quart d’heure d’environ douze minutes, il tomba sur je-suis-un-crevard-fauché-mais-je-suis-un-aventurier-quand-même-et-je-voyage-peu-importe-si-ça-t-emmerde.com et y découvrit un prix imbattable sur une compagnie sino-russe spécialisée dans le transport de matières premières agricoles entre la Sibérie et l’Ouzbékistan. Cette dernière proposait un vol Paris-New York de 117 heures comprenant seulement six escales, tout d’abord en Suisse Romande, puis à Moscou, à Tachkent (la fameuse capitale Ouzbèke), à Kuala Lumpur, à Pékin et enfin à Los Angeles où la durée d’attente de dix-sept heures lui permettrait même d’aller s’offrir un ice cream du côté de Beverly Hills. Le vol était prévu à 5h07, soit dans huit heures dix, à l’aéroport de Paris-Beauvais-Tillé, soit à deux heures d'ici.
     Enthousiaste, limite guilleret – encore -, Simon alla chercher sa carte électron dans sa pochette Diesel, offerte par Marionnaud suite à quinze achats consécutifs, et tenta d’en déchiffrer les seize chiffres à moitié effacés. La première tentative fût par chance la bonne et Simon cria victoire. Il venait de s’offrir un aller-simple pour la grande pomme, via AéroFiotte, et ne l’avait payé que 99 euro et 98 centimes.
     Simon allait donc pouvoir préparer son petit sac à dos, mais avant cela il fallait qu’il passe au distributeur automatique de son quartier pour retirer quelques liquidités.

     Dehors, cette fois-ci plus sous la pluie et désormais nettement moins guilleret, Simon se mit à douter. Qu’allait-il réellement faire ou fuir à New-York ? A quelle heure partait le premier train pour Beauvais ? Qu’allait penser sa mère de cette soudaine échappée ? S’en rendrait-elle seulement compte ? Vendaient-ils encore des sous-vêtements 100% coton aux Etats-Unis (Sinon, Simon qui était allergique à tous les synthétiques devrait prévoir du change) ? Quel pourrait-être son plan de carrière une fois lancé outre-Atlantique ? Disposerait-il de suffisamment de barres Nesquick pour parvenir à bout de ses 117 heures de trajet ? Son niveau d’anglais serait-il suffisant pour se faire aisément comprendre des habitants ? Pourrait-il recharger son lecteur MP3 une fois à l’aéroport ?
     Aucune réponse, hélas, ne lui vint, si ce n’est celle du distributeur automatique de billets qui lui annonçait qu’il avait atteint son plafond et ne pourrait plus retirer au-delà de 180 euro cette semaine. A bout de nerfs et déjà paniqué, Simon se lança tout de même et extirpa l’intégralité de la somme proposée pas la fente.
     Le jeune garçon disposait à présent d’une somme relativement considérable et en fit rapidement le calcul. Selon l’applicalculette affichée sur son smartphone, 180 euro équivalaient à ce jour à 226 dollars et quatre-vingt-quinze cents. Puisqu’il ne mangeait pratiquement rien, un hotdog et une portion de frites à 5 billets devraient lui tenir la journée et il savait d’ores et déjà que sa nuit lui couterait le même prix. En conséquence de quoi, Simon pourrait survivre 22,6 jours en attendant que le plafonnement sur sept jours glissants de sa carte électron ne soit enfin remis à jour. C’était parfait, triplement parfait (+1,6 jour).

     A 22 heures cependant et alors qu’il rentrait chez lui, enfin chez sa mère - on en a déjà parlé - Simon croisa Jérémy. Jérémy était presque un copain, mais Jérémy était surtout son gardien. Aussi, l’ayant aperçu de loin au distributeur, il se contenta de faire son métier, promptement et sans sentiments.
     - Ecoute mec, tu m’as répété plusieurs fois que tu étais fauché et je te vois encore retirer du blé. T’as trois mois de loyer à me payer et la trêve hivernale s'achève demain. Alors, soit tu me files quelque chose maintenant, soit tu prends tes affaires et je te dis "du vent !".
     Simon aurait pu s’en foutre, puisqu’il disparaissait de toute façon d’ici sept heures. Mais un sale sentiment, mélange de honte, de peur, et d’un vieux fond d’amitié, lui fit dégainer son porte-monnaie. Jérémy bossait là depuis six mois et pouvait se faire virer à tout moment, quant à New-York, elle lui paraissait à la fois distante et pas beaucoup plus lointaine d'ici à une semaine. Simon acquiesça donc avant de poser la seule question qui lui paraissait à peu près honnête.
     - Bon, là j’ai que 180 euro. Tu veux combien exactement, pour ce soir ?
     Sans recours à la moindre applicalculette, Jérémy répondit net.
     - 180 euro.
                        
           
Synopsis :


     Simon vit ce fameux truc hype, qui affole aujourd’hui l’ensemble du monde culturo-mondain (presse, télé, web – t’as qu’à voir Norman -, radio…) , mais que personne encore n’ose nommer : le premier entre-deux âges.
     Il n’a plus vingt ans, pas trente non plus, a fini ses études, mais est encore loin d’avoir un boulot (sérieux, s’entend). Par conséquent, Simon est perdu et le cache plus ou moins bien. Et quand c’est moins, problème : au mieux, ça fait rire.
     Car tout le monde se fout de la première crise. Oui, les crises ne sont prises au sérieux qu’à partir de celle de la quarantaine. Ou alors carrément celle de la cinquantaine. Là ok, on est dans quelque chose de concret, c’est officialisé chez les psy. On propose des stages, des thérapies...
     Mais pour l’instant, Simon ne peut qu’errer tristejoyeusement au bar, échafauder de nouveaux projets insensés chaque semaine, et espérer en voir un se concrétiser.
     Bon, pour le coup t’en a un qui va se concrétiser : sa fuite à New-York. Parce que sinon ça donnerait encore un de ces mauvais romans post-puceaux sur les errances parisianistes et on a vraiment pas envie de ça. Promis, ici y ‘aura de l’action, du sang, de l’amour et même des brebis. Si si…

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