Sans faute de frappe
guillaume--2
SYNOPSIS
J’ai vingt-sept ans, je me sens vieux et mon père est mort avant-hier. Il y a des centaines de types comme moi, je sais, je ne les fréquente pas, je n’ai rien à leur envier, je voudrais juste changer cette première phrase.
Je m’appelle Yanick.
Un seul n, et ck comme terminaison.
Il y a une erreur dans mon prénom. Un détail d’imprimerie qui a échappé à l’administration le jour de ma naissance. Aujourd’hui, je pars à la recherche d’un nom de famille qui ne pleure pas ses morts. A la recherche d’un prénom sans faute de frappe.
Le 24 décembre, certaines envies de meurtre fourmillent au bout de nos doigts : strangulation à la guirlande lumineuse, fissure crânienne à l’encyclopédie en trois volumes, sourire berbère au ruban de papier coloré. D’autres se terrent. D’autres entrent en résistance. Yanick, lui, prend le train de banlieue pour rejoindre sa mère. Un petit homme au beau milieu de milliers de passagers...
Mais le train a envie de partir sans lui, aujourd’hui. C’est que Yanick aperçoit un chauffeur de taxi avec pancarte. C’est qu’on cherche un certain Mr Molloy. Pourquoi ne serait-ce pas lui ? On s’est tous imaginé, à l’aéroport ou à la sortie d’un Tgv, faire semblant d’être ce nom écrit au feutre noir sur Velleda blanc. Etre celui que l’on attend. Que l’on demande. Oui, on s’est tous imaginé...
Yanick interpellera le chauffeur, improvisera un joyeux Noël, se présentera, Mr Molloy, ce sera net, ce sera franc, ça n’inspirera aucune autre question, et le voilà qui montera dans le taxi…
Un voyage hors du commun peut démarrer.
DEBUT DU ROMAN
Le panneau d’affichage, tout excité, fait apparaître des numéros de trains, de quais, magicien de seconde zone, puis efface toutes les combinaisons pour en créer de nouvelles. Sadique. Les voyageurs sont à cran, ils ont l’impression de remettre au hasard leur repas de famille. Joker, je passe mon tour.
_Allô ?
Ma mère.
J’aurais aimé lui dire non.
J’aurais aimé être en retard, en colère.
J’aurais aimé ne pas lui dire l’heure précise où je lui tomberai dans les bras, baisers mouillés, sur le quai de la petite gare de notre enfance.
_17h31, voilà. Oui, joyeux Noël.
Face à moi, le train direction : Famille. Deux départs dans la journée, il n’en reste qu’un au compteur, l’étau se resserre. Je suis pris au piège dans un courant d’air assassin. Et impossible de s’asseoir dans cette gare : le lève-tôt a l’œil morne mais les fesses bien au chaud. Ceux qui comme moi ont perdu la première bataille forment comme une liste d’attente, les jambes lourdes, l’œil fixé sur leur cible. A mes côtés, une jeune femme, debout elle aussi. Nos coudes se frôlent, elle n’est pas séduisante, mais ses coudes, si. Camouflée sous une écharpe, elle sourit à un poteau. Je l’imite.
_Départ imminent, voie 12.
Les hauts parleurs ont frémi, la fée clochette a parlé, mouvement général. Elle seule peut dire cette phrase avec une telle sensualité, comme si tout départ était par essence érotique. Un incident et elle compatit, sans effusion. Une arrivée en gare et elle vous le caresse à l’oreille.
Je la laisse faire.
Un homme à casquette passe devant moi. Je me méfie : un type qui garde son crâne au chaud a quelque chose à cacher, c’est évident. Il a l’allure du baroudeur qui vient d’enfiler une veste pour se sentir sérieux. Il mâchonne une cuillère en plastique, bâtonnet offert par la machine à café pour touiller le sucre fondu.
Les retardataires courent, imbibés de sueur.
Je les laisse faire.
Le chef de gare piétine, le sifflet au bord des lèvres.
Je le laisse faire.
Arrivée à Famille-Noël-Patrie dans moins d’une heure !
Le type à caquette repasse devant moi, tenant en l’air une pancarte avec inscrit au feutre noir : MOLLOY. Il est de mauvaise humeur, son client n’a pas l’air d’être arrivé. Je fixe sa pancarte.
_Mr Molloy.
Quoi ? C’est moi qui vient de parler ? J’ai balancé ça d’un souffle, avec assurance et tout. D’une voix qui le stop net dans son élan.
Le train crie l’alerte. Famille ! Famille ! Les portes des wagons se referment.
_Monsieur Molloy, c’est moi. Joyeux Noël.
Mon conducteur est payé d’avance, il ne veut pas en savoir d’avantage. Je profite du voyage pour analyser le pourquoi du comment je suis vautré dans ce taxi qui roule vers l’inconnu, pourquoi s’appeler Molloy tout d’un coup, pourquoi Noël me fait si peur ? Un bilan, à la sauvette : je vis seul, collectionne quelques amis fidèles, de ceux que l’on peut déranger à toutes heures en espérant qu’ils répondent, respire quelques peaux ne sachant sur laquelle m’arrêter, me débats avec mes choix de vie et récolte plus de ratures que de réussites. Molloy, lui, ne se prive ni de soleil, ni de chaleur, ni de thés brûlants, ni de rêves fiévreux. Molloy, lui, se fout bien de l’heure où ma mère et mon frère passeront à table près du feu de cheminée dans notre douce maison de campagne. Je veux être ce Molloy.
Le voyage se résume à quelques paysages monotones, dès la sortie de ville nous plongeons dans une verdure fatiguée. Des champs, encore des champs. Virages irréguliers. Léger mal de cœur. Où suis-je ?
La campagne, ni plus ni moins.
Un village, un hameau comme ils disent, rien que des taches de maison entourant un café crasseux, une poste fermée et un ruisseau assoiffé. Mon homme à casquette m’ouvre la portière.
_C’est là.
Referme la portière.
_Bonnes fêtes.
Et me voilà seul à seul devant un immeuble, tout de blanc vêtu, qui fait office de HLM ? salle des fêtes ? non, restaurant ? non, cantine ? bureau de vote, ou garderie… et hôtel par occasion.
A l’accueil, le désert. Tout est neuf. Tout est pâle. Tout est à salir. Impossible de deviner qui je suis : Molloy l’industriel ? Molloy père de famille ? Molloy comptable ? Molloy à la plage ? Molloy dans les prés ?
_Bonjour. Que puis-je pour vous ?
Une autre fée clochette. S’il y en a dans les gares, on en trouve aussi dans les hôtels, les boulangeries... Elles nous suivent à la trace.
_Monsieur Molloy.
_C’est vous qui venez de nous téléphoner ?
_Exactement.
_Pour nous avertir que vous aviez raté votre train ?
_Exactement.
_Et vous êtes tout de même là ?
_Exactement.
_Un instant, je vous prie.
Il y a souvent une arrière salle mystérieuse, une de ses planques où se réfugie la gentille dame pour appeler le gros méchant qui se fera un plaisir de ne plus vous poser de questions stupides. Je pense que mon numéro d’acteur a touché au sublime, que j’ai gagné mon après-midi, mais que l’urgence est plutôt à me volatiliser.
_IL EST OU BORDEL ?!!!!
Je soulève une fenêtre, m’encrasse les mains, me plie en quatre, glisse dehors, chute d’un bon mètre, le soleil m’éblouit, rien de cassé, je ne suis quand même pas au mieux de ma forme.
Face à moi s’étend un parking à perte de vue.
_IL EST OU ??? (avec l’écho, au lointain)
Je n’ai aucun mobile, aucun alibi, aucun tour de magie, et ici on écoute les vaches, on ne s’enfuit pas dans un crissement de pneus. Je me glisse entre les voitures mal garées à la recherche d’un scénario, d‘une idée, n’importe laquelle, même mauvaise, mais une idée.
Et c’est une cuisse qui me sauve. Ou plus exactement, la vue de deux jambes croisées, d’une jupe avec collant, et d’une main sur un volant. Le tout dans une 205 verte pomme.
Je tape à la vitre.
_Excusez… ?
Elle lisait un livre trop gros pour elle. Elle ne m’en tient pas rigueur et entrouvre sa portière. C’est bon signe.
_Vous êtes ?
_Monsieur… monsieur Molloy…
_Oui ? Et vous cherchez ?