Le presque 1%

Clément Moutiez

Il gonfle les tristes statistiques de Pôle Emploi. Il entend parler de lui à tout vent. Il en a marre. Il est chômeur de plus ou moins longue date.

Et la radio dégueule son blabla habituelle « 15 400 chômeurs en plus depuis... ». Il s'affale sur le canapé devenu son refuge, son enclos, sa coquille d'escargot. 0,4 % de chômeurs en plus. Et lui ? Dans ce tourbillon de millions, de comptabilité humaine, compte-t-il pour un pour cent ? En entier ou un demi pour cent ? Ou pour un 0 virgule et quelques pour cent ? C'est l'heure de l'apéro. Celui du chômeur enchevêtré dans le chômage. L'apéro tôt. Il est 17 heures. Il est seul car ses amis, les autres, ils bossent. Les cacahuètes lui donnent soif et il se gêne pas à s'étancher. Avec les infos et son courage en sourdine.


Il se lève tôt, gonflé de motivation, se rue sur le café qu'il lampe toujours très lentement en faisant les annonces. Vers 10 heures, il s'accorde une pause et ouvre un onglet interdit : Facebook. Il est déjà midi et il est toujours à farfouiller dans l'album photos de il ne sait plus qui d'ailleurs (son café est froid).


Ses après-midi sont infinies. Du canapé à la table de la cuisine, il va , il vient, trimballant la batterie de son portable qui comme lui perd en endurance.


Il fait des CV, à la pelle, à la chaîne, ciblés, colorés, en format paysage ( ça claque!) originaux, graphiques, avec des flèches itou itou. Il finit toujours par envoyer le classique, celui avec des barres horizontales pour séparer les sections expériences professionnelles et formation. Il met sa photo. L'enlève. La refait. Il en a marre des CV. De son CV. Il est CV, du matin au soir. Il peut plus l'ouvrir et en changer une ligne ; il est en overdose de son CV, de son moi couché sur une feuille A4. Il ne s'y reconnaît pas en plus.


Sa copine veut prendre des pizzas, le soir. Il veut bien aussi mais il peut pas qu'il dit- sous-entendu je suis au chômage, j'ai pas les moyens- alors, elle en commande, il est gêné quand il doit choisir. Ses amis veulent aller faire la chouille dans les bars. Il dit qu'il est chaud, que ça va décoiffer ce soir, mais décommande ; sa carte ne passe pas. Alors, il dit qu'il a un début de grippe. Ou une intoxication alimentaire.


Il passe des entretiens. Toujours tôt le matin. Le destin s'acharne. Il a la chemise trempée de sueur dans les transports. Il a des coupures de rasoir dans le cou (ça fait des mois qu'il n'a pas changé la lame de son Mach 3, c'est hors de prix). Il fume une, deux clopes devant la porte de l'entreprise où il a son rendez-vous. Puis, il prend des Tic Tac menthe pour pas trop sentir. Cinq, six, qu'il suce rapidement. Il a envie de chier du coup, mais c'est pas le moment. L'entretien dure toujours moins longtemps que le temps qu'il a attendu dans le couloir. A la sortie, il se retrouve seul, sur le trottoir, très tôt le matin à ne plus savoir que foutre. Il rentre et va se recoucher. Il augmente le volume de la sonnerie de son téléphone, avant. Au cas où.


Il va passer le week-end chez ses parents, de temps en temps, mais il n'aime pas ça car il joue le jeu de l'optimiste. Il utilise l'expression « j'ai des pistes » comme une béquille. Et ça marche. Ses parents le resservent en vin et disent à tata, venue pour le café que leur progéniture a des pistes. L'écho de ses propres mots lui donne la nausée. Il se couche tôt, là-bas, en Normandie, parce qu'il veut montrer qu'il a une hygiène de vie malgré ça.


Il ment. A petit feu. A ses amis, à sa copine (sur le nombre de candidatures envoyées ou sur leurs projets de vacances en Grèce. Oui, il s'en occupe...), à ses parents, à Pôle Emploi, à Facebook, à lui-même.


Il se fait des pâtes à toutes les sauces (Pesto, trois fromages...). Il a envie de viande. Il est un homme avant tout. Les chips saveur barbecue c'est son ersatz de carnivore en manque.


Il s'est remis au sport du coup. La course à pieds, ça vide la tête et les chips. Mais c'est chiant, monotone, répétitif alors il regagne son canapé, son terrier, son meilleur ami, son territoire sacré. Il a pris du bide. S'est entassé comme un paquet de linge sale, oublié.


Il est pris d'une vive émotion devant ça se discute, perdu au milieu de l'après-midi.


Il cherche des contacts à tout va sur LinkedIn pour élargir son réseau. Il reçoit des messages de gens qu'il connaît pas du coup, qui sont comme lui, qui lancent un appel pour trouver un poste. Ça lui donne envie de faire la même chose, mais il n'arrive pas à rédiger un texte court, précis, vendeur, chaleureux...Il met ça de côté. Puis, il perd son mot de passe.


Il pleure, parfois. Sous la douche (ça ne s'entend pas). En laçant ses chaussures (il est penché ça ne se voit pas). En consultant son compte. En repensant à la dernière soirée où il n'était pas. Il se sent seul. Veut prendre un chien, une tortue, n'importe quoi mais quelque chose qui ne parle pas. Puis, il laisse tomber. L'envie lui est passée devant Youporn.


Il passe déposer des candidatures spontanées en main propre. Et ses mains restent vides, elles tapotent sur les comptoirs d'accueil pendant qu'une secrétaire, somme toute agréable (par pitié), lui promet qu'elle transmettra. La mallette au bout de son bras est en fait vide, mais ça personne ne le sait.


Il regarde en streaming. Des Dessous des cartes jusqu'aux spectacles de Dubosc. Il ne sait plus ce que son cerveau peut avaler.


Petit à petit, il se met à haïr ceux qui travaillent parce qu'ils lui prennent sa place, peut-être. A haïr ceux qui ne travaillent pas parce qu'ils pourraient lui prendre sa place, sûrement.


Il n'a plus d'élan. Il ne change même plus ses dessous tous les jours. Il finit par se fondre dans son canapé, son rocher, son centre de gravité, son cercueil.


Il check ses mails, ses appels manqués, inlassablement. Il reste connecté, joignable, puis il éteint tout.


Il n'a plus rien à raconter, sa sphère de vie s'est rétrécie, est devenue vide.


Alors qu'est-il ? Un chômeur. Un pour cent noyé dans le nombre abyssal. Il est un pour cent infinitésimal, perdu derrière une virgule, noyé dans le chaos des statistiques. Et la radio et son désespoir le lui rappelle, en sourdine.

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