Le principe de Neil Young
katondutick
Dimanche 21 mars 1989
20h54.Le jour anniversaire de notre rupture, Blanche m'appelle et demeure muette derrière le téléphone. Ne pas enfreindre le charme du répondeur. Ne jamais décrocher, tenir une promesse. Ma voix mécanisée récite deux ou trois phrases enregistrées , tas de souvenirs épars . Tel un grain de riz sculpté , mon message, composé exprès hier, exige le moins de texte possible, le plus de sens.Comment Blanche , qui partage son existence désormais avec quelqu'un , négocie-t-elle ces appels à date fixe chaque année ? Peu importe.Le pacte vit de sa force même.Le téléphone sonnera ou pas.Chaque année c'est l'attente. Blanche peut très bien trouver cet arrangement périmé comme la lampe huile. Le téléphone vibre! Il est bien 21 heures. Succession de bips sonores. Retenu, fébrile, je devine un souffle derrière l'appareil. Une infinité de questions surgies. Pour la neuvième année , partie vers une lointaine galaxie ma voix s'éteint .Une brouille , voilà l'autre façon d'être ensemble, a écrit quelqu'un ,ce redoutable prof qui aimait les chemins de la liberté . Il faudra que j'enregistre avec minutie un message inattendu,pour les 364 jours restants. Avec Blanche,muette, mon temps vient de se vider , comme une chanson de ses mots.Reste la mélodie, l'énergie. Je remets un bon vieux disque noir qui me sert de talisman. Harvest de Neil Young.C'est un des succès de ma jeunesse insolente . Je fredonne même le refrain .Le froid se fait moins vif sur la terrasse, les branches des arbres ressemblent à de douces cages.C'est la relève d' un printemps parisien.Aucune tristesse ne m'agite. Aucune jalousie qui vaille. L'autre, l' homme à ses côtés , il ne verra jamais en Blanche , en sa présence , en elle dans l'étreinte ,le millième de ce que j'y voyais. Autant envier l'hortensia du jardin, l'enseigne du cinéma d'en face, le chien sur l'avenue en bas de l'immeuble.