Le prix du rêve

Sandra Mézière

Et si d'étranges sms provenant d'un inconnu vous donnaient des ordres, jusqu'où vous pousseraient la curiosité et l'envie de retrouver votre passé?

Le prix du rêve

 Irrationnel. C'était irrationnel. Après trois vaines tentatives, Ariane se rendit à l'évidence. C'était sa voiture. C'était bien sa clef qui avait ouvert la portière, en tout cas une clef identique à la sienne...mais une clef qui ne tournait pas. Impossible de mettre le contact. Elle rêvait de surprises, d'inattendu,  tout ce dont sa vie était dépourvue, mais pas ce soir où Paul l'invitait au restaurant. Cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas eu ainsi envie (un peu) de rentrer, de quitter l'atmosphère rassurante du collège pour le retrouver. Un sursaut de vie. D'envie. Sur le siège passager, elle chercha la présence rassurante de son sac, marron en cuir surrané, qui contenait toute sa vie. Elle tressaillit en découvrant un sac identique au sien, mais d'une autre couleur que le sien. Celui-ci était rouge. Un rouge insolent. A l'intérieur, tout y était: agenda, permis, portefeuille... Toute sa routinière vie. Elle se sentit soulagée, un court instant: tout était là, en ordre. En fouillant à nouveau, ses doigts tombèrent sur le métal froid et rassurant du portable. En le découvrant, elle crut défaillir.

Rouge. Il n'y avait aucun doute. Il n'y avait aucun doute, c'était un portable identique au sien mais de couleur rouge alors que le sien était noir. Elle s'en empara comme d'un objet brûlant, dangereux. Elle ne savait alors à quel point! Un sms clignotait:

-Regardez de l'autre côté de la rue.

Elle tourna la tête. En face, se trouvait une voiture de sport. Rouge. Un autre sms :

-Sortez de votre voiture. Entrez dans la voiture rouge. Démarrez. Roulez jusqu'au feu. Et attendez la suite. 

Elle était partagée entre l'incrédulité, l'angoisse et la curiosité. Elle s'empara du sac, le fouilla frénétiquement. C'était bien son portefeuille. Son agenda. Elle le parcourut. Tout y était. Les conseils de classe. Les vacances à Arcachon. Les repas dominicaux chez sa belle-mère. Sa vie. L'angoisse, à nouveau, s'empara d'elle. Tout y était mais seulement jusqu'à la date du jour. Mais ensuite… Ensuite, tous ses rendez-vous avaient été effacés. A la place, à chaque jour, deux mots. Deux mots seulement : « Vivre enfin ! ».

Enervée par cette plaisanterie qui avait assez duré, sans doute l'œuvre d'un de ses élèves, elle traversa la rue, bien décidée à trouver l'explication rationnelle à cette mascarade. La voiture rouge s'ouvrit sans peine. Le moteur vrombit quand elle tourna la clef. Fébrile, elle ouvrit la boîte à gants. Elle ne contenait qu'un livre : « Belle du Seigneur » et une dédicace : « Je t'attends. Là-bas. Là où tout a commencé et n'aurait jamais dû s'arrêter. » La plaisanterie était vraiment de mauvais goût. Mais qui pouvait connaître cette histoire ? A part elle. A part Lui ? Et si c'était lui ? Et si c'était sa chance ? Sa chance de vivre enfin.

Elle pouvait toujours démarrer après tout. Jusqu'au feu. Elle verrait bien. Arrivée au feu, le portable vibra à nouveau. Elle s'en empara, avec crainte. Et espoir. Un espoir irraisonné. Celui de retrouver ses vingt ans.

- Dans le coffre. Les vêtements. La teinture.

Elle s'arrêta à une station service et s'empara de la valise qu'elle trouva dans le coffre. Sans réfléchir. Elle n'en était plus capable.

Trente minutes plus tard, une nouvelle femme sortait des toilettes de la station. Elle avait troqué son sage tailleur beige pour une robe fleurie, seyante. Elle avait teint ses cheveux châtains en blond cendré. Elle se contempla dans le rétroviseur. Elle se trouva belle, plus que cela même : férocement vivante. Pour la première fois depuis vingt ans. Radieuse. Autre. Ou peut-être, enfin, à nouveau elle-même. Un nouveau sms arriva.

-Sous le siège. Regarde.

Le tutoiement ne l'étonna ni ne la heurta. Elle le sut à cet instant : elle ne rentrerait jamais chez elle. Il pouvait tout lui demander.

Elle avait pris le billet pour Corfou sous le siège et n'avait pas hésité. En regardant Paris s'éloigner par le hublot, elle se plongea encore dans ses souvenirs qui l'attiraient avec une force vertigineuse. Leur rencontre à vingt ans sur l'île de Corfou. Une furieuse évidence. Les mains, les yeux, les cœurs qui se rapprochent, se rejoignent, se confondent, se fondent. Ce sentiment d'éternité fugace. Une semaine d'amour fou. Puis sa disparition. Brusquement. Du jour au lendemain. La laissant avec cette incompréhension et cette blessure ineffables. Avec ses souvenirs. Ses regrets éternels. Le goût du bonheur à jamais révolu. Et avec un cadeau : le livre d'Albert Cohen, natif de l'île. Elle n'avait plus jamais eu de nouvelles. Elle n'avait jamais oublié. Ce souvenir l'avait aidée à tenir. A faire semblant de vivre et d'aimer. A attendre. Jusqu'à ce jour.

Un instant, la raison lui revint. Elle venait d'hériter. Une vie tranquille, rassurante et un mari qui l'était tout autant l'attendaient.

Elle allait retrouver sa jeunesse. Son grand amour. Vingt ans de vie médiocre n'étaient rien face au fiévreux souvenir de cet amour ardent.

Elle regarda le sac. Où était l'autre ? Celui qui contenait toute sa vie. Vingt ans d'une existence tiède et morne.

Elle attendait sur la falaise comme le sms l'exigeait. Le portable vibra. Là, devant un paysage dramatiquement sublime, elle lut : un article de journal sur la mort d'un jeune homme dans un accident de voiture, à Corfou, vingt ans auparavant. Le portable se fracassa contre les roches. Elle revit son visage, d'une beauté ravageuse puis l'image du journal, son beau visage et son rêve broyés, et la vie qui l'attendait. Insupportables. Et elle sauta. Sans hésiter. Sans chercher à comprendre. Mourir enfin !

Il souriait, Paul, se retenait de rire même, songeant au sac, ultime preuve, qui brûlait dans l'âtre familial. Il devait sembler bien innocent. A attendre sa petite femme depuis des heures au restaurant. L'alibi en or. Sa naïve petite femme qui venait de se suicider à Corfou, grâce à ce stratagème que lui avait inspiré la lecture de son journal intime, le récit de son amour de jeunesse. Il avait accompli le crime parfait, c'était le prix de son rêve : l'héritage désormais pour lui seul et une vie exaltante, sans entraves.

 

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