Le raisonnement par l'absurde
almira-gulsh
SYNOPSIS
Je m’appelle Clarisse. Je suis secrétaire médicale chez le docteur Alzan. Il est gynécologue, mais ça ne l’empêche pas d’être libidineux.
J’ ai commencé par dire que j’étais secrétaire médicale, mais ce n’est pas vraiment ce qui en dit le plus sur moi. Mais comme il semble d’usage de se présenter en accolant son activité professionnelle à son patronyme, et que je ne répugne pas forcément à suivre l’usage (j’ai encore quelques restes de ma très bonne éducation), j’annonce donc que je m’appelle Clarisse et que je suis secrétaire médicale.
Malgré tout, je m’interroge. Pourquoi commencer à se présenter en parlant de sa profession? L’âge, on est d’accord, ça situe. A 27 ans, je ne suis plus officiellement jeune, je ne suis pas encore ce qu’on peut considérer comme vieille, je suis déjà une grande personne et je suis censée y être habituée, mais on peut encore me pardonner certaines immaturités. Mais pourquoi faire suivre cette première information de ma profession plutôt que de parler de mon talent pour la confection de bricks à l’oeuf et au thon ou de mon groupe sanguin? En quoi un métier définit l’identité de celui qui l’exerce ? C’est quoi les caractéristiques humaines d’une secrétaire médicale par rapport à un tourneur fraiseur, un prof de philo ou un ingénieur en aéronautique ? Est ce que je aurais été plus sympathique si j’avais été boulangère ? Plus courageuse si j’avais été médecin urgentiste ? Ou plus insignifiante si j’avais été au chômage ?
Pourtant, quand on rencontre quelqu’un, on lui demande son nom, et juste après, on lui demande ce qu’il fait dans la vie. Comme si un métier en disait plus sur ce qu’on est que n’importe quoi d’autre. Alors que non, puisque quand j’annonce que je suis secrétaire médicale, je n’ajoute pas systématiquement que je me lève pour aller travailler comme le condamné à mort monte sur l’échafaud (ou presque). Toujours est-il que je n’aime pas mon job. Je suis secrétaire médicale parce qu’il faut bien être quelque chose. Secrétaire médicale, ça s’est présenté à moi comme ça, un peu par hasard. On a mis ça sur ma route, et j’ai dit bon, ok, pourquoi pas après tout, ça ou autre chose, ça doit bien pouvoir faire l’affaire. Je l’ai probablement fait par paresse: je n’aurais pas accepté ça, j’aurais dû chercher autre chose, et j’ai dû estimer à ce moment là de ma vie que j’avais d’autres chats à fouetter. Alors j’ai lancé la machine, et maintenant que ça roule tout seul, pourquoi chercher à l’arrêter?
Voilà donc comment, depuis trois ans, tous les matins, à 9h15 tapantes, après avoir effectué moultes tâches aussi rébarbatives que nécessaires à la vie d’un cabinet médical, je sers un café au lait sans sucre à un gynécologue flasque et vieillissant. Et voilà comment tous les matins, à 9h15 tapantes, il me remercie par un clin d’oeil appuyé, suivi systématiquement d’une réflexion graveleuse et pleine de sous entendus. Et voilà comment tous les matins, je ne prend même plus la peine de lui répondre et comment une partie de moi résiste encore on ne sait trop comment à l’idée de retourner ses spéculums contre lui, pour en finir une bonne fois pour toute.
Je ne suis pas certaine que tout ça en dise beaucoup sur moi et sur ce que je suis. Par contre, ce que je peux dire, pour qu’on sache mieux à qui on a affaire, c’est qu’en vrai, j’aimerai être peintre. Ou sculpteur. Ou photographe. Ou performeuse. Une artiste quoi. Je suis complètement infichue de dessiner un bonhomme qui se tient et qui ne ressemble pas à un agglomérat de vieux légumes oubliés depuis plusieurs semaines au fond du frigo, mais je rêve de pouvoir me lever le matin uniquement pour libérer la phénoménale énergie créatrice que je suis persuadée d’avoir en moi. Pour l’instant, l’inspiration ne m’a jamais fait sortir de mon lit, mais je suis sûre que j’en suis capable. Un jour j’aurais une illumination, et je plaquerai tout. Je deviendrai un génie et je serais heureuse. Mais pour le moment, je suis secrétaire médicale chez un gynécologue qui aime le café au lait sans sucre et qui est un peu pervers sur les bords. On s’en contentera pour le moment, puisqu’il est évident que tout ça n’est que provisoire.
Je suis célibataire, et ça fait un bon moment déjà. Il semble que c’est important de le préciser: en général, quand j’annonce que je ne vis pas en couple, les têtes se penchent, les lèvres se pincent, il arrive même que j’entende des gémissements contrits. C’est assez drôle, après le job, c’est la vie de couple qui semble nous définir le mieux. Pour être heureux, pour ne pas attirer la compassion de son prochain, il semblerait qu’ il faille avoir un job bien payé et un fiancé. Et bien non, aucun homme ne partage mon quotidien. Je ne sais pas vraiment pourquoi je n’ai pas de fiancé. En même temps, connaître les raisons de mon célibat ne m’intéresse pas vraiment. Ça m’est égal d’être seule. C’est comme ça, l’occasion de me lancer dans la folle aventure de la vie de couple n’a pas encore dû se présenter à moi. Ou alors je n’ai pas voulu la voir. Enfin, je dis que je suis seule, mais en réalité, non, je ne le suis pas vraiment. J’ai beaucoup d’amis. Puis il faut dire que je suis loin de savoir m’y prendre en ce qui concerne la quête du fiancé: quand je rencontre un garçon potentiellement attirant, l’univers m’envoie une multitude de signes pour me dire que ce n’est pas le bon, et j’ai tendance à vouloir y croire à ces signes. Ça m’arrange. Je suis nulle aussi bien en dragueuse qu’en draguée: je suis de celles qui rient comme des niaises, qui rougissent à en devenir violettes, qui bafouillent des absurdités, et qui postillonnent compulsivement. Et à chaque fois, ça se termine en drame: le garçon n’appelle pas, moi j’attrape une conjonctivite et une crise de foie à force de pleurer devant la télé en mangeant des saloperies pleines de graisses et de sucres. Quand on a cette fâcheuse tendance à transformer le peu d’événements qui ponctuent sa vie sentimentale en psychodrame, autant limiter les dégâts dès le début et rester loin de la gent masculine. Je ne pense pas avoir besoin d’un homme pour être moins malheureuse. J’ai déjà assez de mal à m’en sortir avec moi même, qu’est ce que je pourrais bien faire d’un garçon?
Par contre, à défaut d’avoir un amoureux, j’ai un chat. Il doit me demander à peu près autant d’énergie que n’importe quel type. Mon chat s’appelle Pirate, parce qu’il est borgne. J’aurais tout aussi bien pu l’appeler Stupide, parce qu’il est complètement idiot, à moins qu’il ne soit manipulateur, ça se discute. Je me demande s’il n’abuse pas de son handicap pour pouvoir agir en toute impunité. Ça ne fait pas si longtemps que ça que Pirate est mon chat. Quelques mois tout au plus. Dans un moment d’égarement, je me suis retrouvée devant la porte d’une SPA. Alors qu’au départ, je devais juste aller récupérer mes bottines chez le cordonnier. Mais une chose en entraînant une autre, en lieux et place d’une paire de chaussures, je suis rentrée chez moi avec sous le bras un matou tricolore. Aujourd’hui, mes bottines sont toujours chez le cordonnier.
En plus d’être bête comme une valise sans poignée, Pirate est incroyablement laid. Et je ne peux pas compter sur lui pour ce qui est des gratouillis et des ronrons, puisqu’il refuse catégoriquement toute marque d’affection à grand renfort de feulements et de coups de griffes. Mais j’ai bon espoir que lui et moi on finisse par s’entendre. Et peut être que ce jour là, il arrêtera d’aller vomir dans mon bac à linge sale.