LE REFUS

Georges André Quiniou

Comme il était le seul à posséder une voiture, c’était toujours à lui de trimballer les copains à la plage. Pour une fois il a dit : non ; même lorsque Sophie en personne le lui a demandé.

Du même auteur


LE TAILLEUR NOIR, nouvelle, 2009

LE PARADISE, roman, 2005. Éditions « Livres KA », 2009

L’ABSENTE, roman, 2001

YASMINA, nouvelle, 1994

PALACE-HÔTEL, roman, 1993

RUE DES CARMÉLITES, nouvelle, 1992

LA MAISON SOUS LA PLUIE, roman, 1992

CHRISTIANE, nouvelle, 1991

TROIS COUSSINS JAUNES, nouvelle, 1991

L’OLYMPE, roman, 1990

RENDEZ-VOUS PLACE DE LA VICTOIRE, nouvelle, 1989

GARE DE L’EST À CINQ HEURES, nouvelle, 1986

LAGADU, nouvelle, 1983

TRAIN CORAIL, nouvelle, 1982


Site officiel de l’auteur :
http://ga.quiniou.pagesperso-orange.fr


J’ai refusé. Carrément. Bien sûr il est toujours plus facile d’accepter — du moins dans un premier temps, lorsqu’on n’est pas encore mis en demeure de tenir son engagement — que de justifier un refus. Pourtant cette fois-là j’ai dit non. Patrick m’a regardé avec une expression tellement désappointée qu’il m’aurait fait pitié si je n’avais pas aussi fermement arrêté ma décision :

– Vraiment, tu ne peux pas ?

– Je ne peux pas : je viens de te le dire.

– Mais pourtant d’habitude…

– Justement : j’étais toujours d’accord d’habitude, mais cette fois-ci j’ai dit non.

Il a réfléchi un instant. Je voyais bien qu’il s’efforçait de comprendre mon changement d’attitude tout en cherchant l’argument qui aurait pu me faire céder. Il avait l’air sacrément embêté. Les deux poings enfoncés dans les poches de sa légère veste de toile, il en écarta plusieurs fois les pans dans un ridicule geste d’impuissance : on aurait dit qu’il voulait s’envoler.

– Bon… Ben puisque c’est comme ça…

Exprès, je n’ai pas répondu ; d’ailleurs ce qu’il venait de dire n’appelait pas de réponse particulière ; je l’ai laissé mijoter pour voir sa réaction. Il avait accusé le coup et, pour le moment, n’osait pas insister mais on sentait qu’il n’avait pas perdu tout espoir. Il a fait deux ou trois pas à droite, deux ou trois pas à gauche, en soufflant comme un malheureux, puis est revenu se camper devant moi pour une deuxième tentative :

– Écoute… tu sais bien que sans toi on est coincés !

– C’est parce que vous le voulez bien.

– T’es marrant, on le veut bien…

– Personne ne vous empêche de chercher une autre solution, si vous y tenez tant que ça…, on peut toujours se débrouiller.

Il a dû se dire que je ne céderais pas et qu’il n’avait plus rien à perdre ; il est passé à l’offensive :

– Se débrouiller…, tu parles. Dis plutôt que tu ne veux pas.

– Eh bien voilà, t’as trouvé tout seul, je ne te l’ai pas fait dire.

Il a paru surpris ; sans doute avait-il cru me mettre mal à l’aise, me donner mauvaise conscience, m’obligeant à m’enferrer dans je ne sais quel faux-fuyant pour justifier ce refus insolite. Mais le cynisme inexorable de ma réponse avait déjoué sa manœuvre ; il ne put trouver qu’un piteux « C’est pas très sympa… » pour masquer son dépit. J’ai saisi l’occasion pour enfoncer le clou :

– Non, ce n’est pas très sympa… Tu ne trouves pas que de ce côté-là j’ai assez donné ?

C’est lui qui a eu l’air gêné, parce qu’il savait bien que c’était vrai, qu’ils avaient tout de même pas mal tiré sur la ficelle et que si elle craquait, ma foi, il fallait s’y attendre ; j’étais même bien bon d’avoir marché jusque-là. Alors il a changé de tactique ; il n’avait pas le choix ; il s’est mis à abonder dans mon sens, prêt à reconnaître tout ce que je voudrais et à faire amende honorable. Du bout de son pied, il arrangeait la frange du tapis, comme s’il avait été essentiel, à cet instant précis, que les fils en fussent parfaitement parallèles.

– Ouais…, concéda-t-il, on le sait bien… mais c’est pas une raison, pour une fois…

– Une fois de plus, je lui ai dit.

Il n’a pas relevé la tête.

– Justement : une de plus ou de moins, qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Tiens ! Mais ça fait une fois de trop !

Il a cessé de s’occuper du tapis et a changé de ton :

– Mais merde, quoi ! Pourquoi justement cette fois-ci ? Puis il a ajouté après un silence : tu ne vas pas me dire que tu n’y trouves pas ton compte, toi aussi…

Je savais parfaitement où il voulait en venir mais je l’ai laissé continuer, je voulais que ce soit lui qui le dise. J’ai fait comme si je ne comprenais pas :

– Je ne vois pas quel compte j’y trouverais…

Il a lâché le morceau, sans oser me regarder franchement, pas très fier de lui tout de même ; il s’était remis à titiller mon tapis :

– Ça te permet quand même de voir Sophie de temps en temps, parce que sinon…

Il frappait bas et le savait. J’ai encaissé sans répondre. C’est ce qu’il y a de mieux à faire dans ces cas-là : laisser l’autre se dépatouiller seul avec sa petite saloperie. En général ça marche ; c’est lui qui se retrouve dans la situation difficile et vous récupérez le terrain perdu. Mais Patrick n’était pas assez fin — ou trop excédé par mon refus — pour mesurer pleinement la bassesse de son coup ; au lieu de battre en retraite intelligemment, voire de s’excuser, il a cru bon de m’écraser.

C’est là qu’il a eu tort : sans cette grossière erreur de sa part, j’aurais sans doute fini par céder, pour profiter de l’occasion de voir Sophie justement. Ce n’était plus possible à présent, j’aurais eu l’air de quoi ?

– Ça te fait quand même plaisir de voir Sophie, non ? Après toutes vos histoires, continuait-il, sûr de lui. Tu sais bien qu’autrement elle n’accepterait jamais de te rencontrer…

L’imbécile, pensais-je, le salaud, on dirait qu’il y prend goût ! Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, en quoi cela le concerne-t-il mes affaires avec Sophie ? Tout le monde est au courant, et alors ? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien savoir de Sophie et moi, tous autant qu’ils sont, qu’est-ce qu’ils peuvent bien comprendre ?

Je suis allé m’asseoir dans le fauteuil sans rien dire, en plein soleil. Patrick a disparu et c’est l’incomparable visage de Sophie que j’ai eu devant les yeux ; la souplesse de ses cheveux noirs mi-longs conférait à chacun de ses mouvements cette gracieuse vivacité qui m’avait tout de suite séduit. Et devant moi c’était sans cesse ce même geste brusque de la tête que refaisait Sophie, que je lui faisais refaire, de peur que ne s’estompe définitivement son image si fugace.

– Tu le sais très bien…, avait repris Patrick, vexé par mon absence momentanée.

– Si tu n’étais pas aussi con, je te trouverais dégueulasse, je lui ai dit.

Sophie s’était évanouie. Il s’est rendu compte qu’il avait fait fausse route et s’est avancé d’un pas en bredouillant des excuses. Encore une fois j’ai eu pitié de lui. Pourtant je savais que ce n’était pas vis-à-vis de moi qu’il se sentait en faute ; il venait simplement de comprendre qu’il avait si mal joué que sa cause était perdue ; il s’efforçait de recoller les morceaux.

Il a tenté de plaisanter de sa maladresse :

– Je préfère encore que tu penses que je suis con, a-t-il fait esquissant un sourire penaud ; ça, c’est peut-être vrai. Je n’aurais pas dû te parler de Sophie…

– T’aurais surtout pas dû en parler comme ça, ai-je répliqué, d’un ton qui excluait toute conciliation.

Malgré la souffrance qu’il avait ravivée, je prenais un certain plaisir à jouer de ce laconisme tranchant qui le désarçonnait. Il faut reconnaître que j’avais le beau rôle : c’était lui le solliciteur, après tout, je n’avais qu’à dire oui ou non, j’étais en position de force. Il fit le tour de la table basse pour se mettre devant la fenêtre ouverte. Je suppose qu’il devait penser que par un soleil pareil il était en train de perdre son temps avec moi, alors qu’il aurait dû être sur la plage. Il aurait dû y être par une journée comme celle-là, et l’après-midi était déjà bien avancé. Mais voilà : sans moi il était bloqué ici, lui et les autres de la bande. Après avoir contemplé en silence la verdure du jardin, figée dans l’air tremblant de l’été, il se tourna vers moi comme s’il avait longuement pesé ce qu’il allait me confier :

– Tu sais, tu te fais des idées à propos de Sophie ; elle ne t’a pas oublié, je la connais… Faut pas croire que ça marche si bien que ça avec Olivier.

Ça fait toujours du bien qu’on vous dise un truc comme ça, même si on n’y croit qu’à moitié ; et dans le cas présent j’aurais plutôt dû ne pas y croire du tout. Au fond, je m’étais laissé prendre ; c’est pour ça que je n’en ai rien voulu faire paraître, l’hameçon était trop gros ; j’ai simplement dit :

– Te fatigue pas, c’est pas la peine. Et laisse Sophie où elle est, tu veux bien ?

Patrick a vu que je n’accrochais pas ; c’était sa dernière chance, mais le ton de ma réponse l’a dissuadé d’insister. Il n’a pourtant pas voulu perdre la face et s’est empressé de répliquer, comme à un malade qui refuserait la sollicitude d’un ami :

– Bon, bon… C’est pour toi que je disais ça ; moi, tu sais… Je pensais que tu serais peut-être content de savoir…

– Je t’ai dit de laisser ça ! ai-je lâché durement, parce que, effectivement, j’étais content et ne tenais pas à le voir profiter de cet avantage. L’information qu’il venait de me fournir changeait tout : je n’avais plus besoin d’aller avec eux pour glaner quelques miettes de la présence de Sophie ; si ce qu’il avait dit était vrai, je pouvais me débrouiller seul à présent, ça ne regardait plus qu’elle et moi. Raison de plus pour persister dans mon refus. Patrick, sans s’en douter, avait une fois de plus joué contre lui ; ils auraient pu m’envoyer un autre émissaire ; lui, on pouvait dire qu’il avait tout fait pour que je refuse, et il ne s’en rendait même pas compte. Il avait admis sa défaite et s’était retourné vers la fenêtre. Je préférais le voir ainsi, naturel et sans arrière-pensée ; on a des rapports un peu malsains lorsque quelqu’un vous sollicite et dépend de vous ; maintenant les choses étaient claires : j’avais dit non, il n’avait plus rien à attendre, on était à nouveau sur un pied d’égalité. Il regarda le jardin en silence un bon moment avant de constater, comme un fait acquis devant lequel il se trouverait désormais impuissant :

– C’est con, quand même, de rester ici par une journée pareille.

Je ne relevai pas ; inutile de revenir sur cette affaire que nous considérions tous les deux comme définitivement réglée. Je souhaitais seulement qu’il s’en aille mais n’avais pas le cœur de le mettre franchement dehors. Je m’étais montré suffisamment dur avec lui et maintenant qu’il ne représentait plus aucun danger je me sentais un peu coupable. J’aurais voulu le voir partir, mais sans le mettre à la porte de façon désobligeante. J’ai fait ce que tout le monde fait dans ces cas-là : je me suis levé et lui ai proposé de boire quelque chose. C’est quitte ou double : soit l’autre refuse et comprend qu’il doit s’en aller, soit il accepte et c’est reparti pour un tour. La chance était avec moi ; Patrick a refusé : il devait rejoindre les autres qui l’attendaient « Au Bretagne ». En fait ils nous attendaient tous les deux : comment auraient-ils pu prévoir l’échec de la mission dont il était chargé ? Ça ne s’était jamais vu. Je pensai à Sophie qui était avec eux ; pour un peu j’aurais accompagné Patrick, j’aurais retourné ma veste et serais parti avec lui, comme autrefois. J’imaginai l’accueil qu’on nous aurait fait là-bas, dans le petit recoin du fond de la salle où se réunissait toute la bande, les exclamations, les plaisanteries bruyantes, les rires, toute cette bonne humeur grégaire qui allait me manquer cet après-midi. Mais je voyais aussi Sophie, assise sur la banquette au côté d’Olivier, souriante elle aussi à notre arrivée, de ce sourire contraint qu’elle arborait toujours en ma présence depuis que nous n’étions plus ensemble. Et je suis resté ferme sur ma décision. Par politesse, j’ai insisté une nouvelle fois auprès de Patrick : « C’est bien sûr, tu ne prends rien ? » J’aurais mieux fait de m’abstenir car il a finalement accepté : « En vitesse, alors », a-t-il dit en s’asseyant confortablement à ma place.

À son expression détendue j’ai compris qu’il était soulagé de rétablir nos relations normales avant de me quitter. Moi aussi je préférais ça ; pourquoi rester sur ces relents d’hostilité alors que nous avions toujours eu de bons rapports ? Je n’avais rien contre Patrick, moi. C’est ce que je me disais en partant à la cuisine chercher nos bières. Tout se terminait pour le mieux.

Nous avons bu presque sans parler, assis l’un en face de l’autre. Je suppose qu’il avait déjà l’esprit ailleurs, qu’il tâchait de digérer mon refus en se préparant à l’annoncer aux autres. Il faudrait aussi qu’ils trouvent une solution s’ils ne voulaient pas perdre toute cette journée à traîner en ville d’un café à l’autre par un si beau temps. Chez nous, par des journées comme celle-là, la seule occupation qui en vaille la peine c’est la plage, surtout avec des copains. Évidemment il faut trouver une voiture, ou envisager un déplacement en car, mais c’est toute une histoire, ça se prévoit, ça s’organise, de toute façon pas à trois heures de l’après-midi. Moi, je n’étais pas non plus tellement enclin au bavardage. Depuis que Patrick m’avait révélé qu’il y avait du tirage entre Sophie et Olivier, je m’étais remis à espérer. Bien sûr, étant donné les circonstances dans lesquelles il m’avait confié cela, je n’aurais peut-être pas dû y ajouter foi. Mais au contraire, me disais-je, ce sont justement ces circonstances qui l’ont amené à me le dire ; en temps normal, jamais il n’aurait fait quoi que ce soit qui puisse amoindrir l’image d’Olivier ; là, à court d’arguments, il n’avait trouvé que cela pour tenter de me convaincre, et ce n’était pas le genre de Patrick d’inventer de toutes pièces une chose pareille. Il était fort possible, après tout, que Sophie ait réfléchi, que son expérience avec Olivier l’ait déçue — aussi séduisant et séducteur soit-il, peut-être même à cause de cela -, qu’elle regrette.

Évidemment, elle ne pouvait rien dire, rien laisser paraître — elle aurait eu l’air de quoi ? — surtout pas en ma présence. Lorsque j’étais avec eux, elle feignait de filer le parfait amour et, maintenant que j’y repensais, je me rappelais avoir remarqué qu’elle en faisait même un peu trop ; j’avais attribué ce comportement à une volonté de provocation de sa part, une manière de me faire savoir, ostensiblement, que tout était fini. Jamais je n’avais envisagé que c’était à elle-même qu’elle voulait donner le change, se persuader à toute force qu’elle avait fait le bon choix. Ce que je prenais pour de la cruauté gratuite à mon égard cachait peut-être en fait un dépit secret et le désir inavoué de se faire mal. Patrick avait très bien pu observer ce petit jeu, beaucoup mieux que moi, d’autant mieux que l’attitude de Sophie envers Olivier, dans cette hypothèse, devait être bien différente lorsque j’étais absent. Je me mettais à y croire, tout en buvant ma bière ; Patrick n’existait plus, il aurait aussi bien pu être déjà parti. Et comme il n’avait rien à me dire, je lui avais interdit de me parler de Sophie et il n’était plus question de notre balade à la mer — on s’accommodait assez bien tous les deux de ce silence. Je lui avais apporté un verre mais il buvait directement au goulot, avec une régularité presque mécanique, poussant un soupir de satisfaction après chaque gorgée. On boit de cette façon-là, méthodique et exagérément satisfaite, lorsqu’on veut faire passer le fait de boire pour l’occupation la plus importante du moment, qui vous accapare tout entier, c’est-à-dire pour cacher autre chose, combler un vide. C’était exactement le cas.

Il avait terminé sa bière que j’avais à peine goûté la mienne. La bière, ce n’est pas mon fort ; je n’en ai qu’en prévision de la visite des copains et si Patrick n’avait pas été là, je n’en aurais certainement pas bu de la journée. Il a reposé sa bouteille vide sur la table, cognant durement le verre contre le plateau de marbre, d’un geste chargé de la bonne conscience ostentatoire d’une tâche accomplie. Il a pris appui sur les deux bras du fauteuil pour se lever :

– Bon ; ben j’y vais…

Mais il est resté assis, les deux bras écartés, dans une position de crapaud surpris, figé derrière sa pierre. Je suppose qu’il conservait l’infime espoir que je changerais d’avis au dernier moment. Comme j’attendais sans rien dire, il s’est enfin décidé :

– J’y vais ! a-t-il répété.

Je me suis levé aussi pour le reconduire à la porte. Il paraissait pressé de partir. Il avait remis les mains dans les poches de sa veste et s’est retourné en haut du perron :

– Bon, ben salut…, a-t-il fait en dégringolant lestement le petit escalier.

– Salut, ai-je répondu depuis la porte entrouverte.

Je l’ai regardé descendre ; je n’avais jamais aimé les gens qui marchaient comme ça, la pointe des pieds tournée vers l’extérieur et les genoux écartés. J’ai reclaqué la porte et suis allé reprendre nos verres au salon. Ma bière presque intacte, je l’ai rebouchée et mise au frigo ; comme il était peu probable que je la boive, je la jetterais sans doute demain ou après-demain mais je répugnais à la vider tout de suite dans l’évier.

Puis je suis descendu m’installer au jardin avec le livre que j’avais préparé avant que Patrick ne sonne. Puisque je n’allais pas à la plage, je passerais l’après-midi à lire tranquillement ici, à l’ombre, dans ma chaise longue ; c’était déjà ce que j’avais plus ou moins l’intention de faire. Pour être honnête, je n’avais pas vraiment envisagé de rester seul toute la journée ; je pensais me mettre à lire tout en attendant vaguement autre chose, la visite des copains par exemple, et la proposition d’une balade, un coup de téléphone de je ne sais trop qui. C’est effectivement ce qui était arrivé, mais je n’avais pas prévu que je refuserais.

À présent je resterais seul, c’était certain. Je pourrais toujours, bien sûr, prendre ma voiture et aller me baigner en fin d’après-midi, mais en solitaire ça ne me disait pas grand-chose ; et puis après avoir refusé de conduire les autres à la mer, ça m’aurait gêné d’y aller seul, à leur insu. J’avais dit non, j’avais dit non, tant pis. Ce n’est pas que je regrettais mon refus de tout à l’heure, pas du tout ; au contraire, plus j’y repensais, plus je me félicitais d’avoir enfin pris cette décision. Il était tout de même temps de leur montrer que je ne dépendais pas d’eux, que j’avais aussi une vie à moi et ne serais pas toujours disponible pour tout ce qu’ils voudraient bien me proposer, surtout depuis que Sophie était avec Olivier. Non, je ne regrettais rien ; mais du coup je n’avais plus rien à attendre, du moins rien pour aujourd’hui. Plus tard, oui, d’après ce que Patrick m’avait dit à propos de Sophie ; mais enfin, il ne fallait peut-être pas trop se leurrer.

Je m’étais assis à l’ombre du cyprès contre la maison ; je n’avais pas encore commencé à lire. Il y a des journées, comme cela, qui donnent l’impression d’être plus vides que d’autres ; et cela ne tient pas seulement au temps comme on pourrait le croire : parfois ce sont d’immobiles journées d’hiver, sans un souffle de vent, grises mais sans pluie, parfois de magnifiques journées ensoleillées comme celle-ci, en plein été. Un ciel peut-être trop bleu, trop pur, l’absence de nuages, la chaleur, et nous nous retrouvons dépourvus de toute volonté, incapables d’assumer la moindre activité du corps ou de l’esprit ; nous traînons. Je n’avais pas commencé à lire — le livre restait posé sur mes genoux -, je ne pensais pas même à Sophie ni aux perspectives nouvelles que m’ouvraient les révélations de Patrick ; je ne pensais à rien, rien de précis. C’étaient les hauts peupliers immobiles du fond du jardin qui occupaient toute ma pensée, la simple sensation de tiédeur dans l’ombre qui me protégeait de la canicule, et le désir vague de demeurer là sans en faire davantage, un peu hébété mais presque bien.

Le téléphone a sonné.

J’ai failli ne pas y aller, puis je me suis décidé. C’est ça le téléphone : on a beau se dire qu’on ne répondra pas, que le correspondant rappellera s’il s’agit de quelque chose de vraiment important, une sorte de curiosité finit toujours par l’emporter et, au moment de décrocher, on s’attend confusément à quelque nouvelle extraordinaire qui viendrait changer votre vie. Évidemment ça n’est jamais le cas. J’avais retrouvé un peu d’entrain lorsque j’ai dit : « Allô ? »

– Allô ! Michel ? c’est moi…

– Tu es où ? ai-je demandé pour dire quelque chose, car j’entendais très distinctement la musique de fond et les bruits de conversation du bar.

– On est « Au Bretagne ». Qu’est-ce que tu fais, tu viens nous rejoindre ?

– Patrick n’est pas avec vous ?

La voix de Sophie a marqué une hésitation :

– Si, il vient tout juste d’arriver…

– Alors il vous a dit que je ne pouvais pas…

– C’est précisément pour ça que je t’appelle.

– Précisément pour quoi ?

J’ai imaginé la mimique enjouée que je connaissais si bien, lorsque Sophie minaudait et se faisait charmeuse pour arriver à ses fins.

– Mais pour que tu viennes, tiens !

– J’ai déjà dit non à Patrick.

– Et à moi, tu dirais non aussi ?

– C’est fait, puisque tu y tiens.

Dans le silence qui a suivi j’ai pu discerner, parmi les tintements de verres et la musique, des chuchotements et des rires étouffés, puis Sophie qui protestait à voix basse : « Mais taisez-vous, quoi ! »

– Michel, qu’est-ce qui se passe ?

Elle avait retrouvé cette inflexion de sollicitude maternelle, appelant l’épanchement, que je n’avais jamais pu supporter chez elle, à plus forte raison maintenant.

Elle avait toujours été comme ça, avec nous tous, s’érigeant en confidente, conseillère, notre directrice de conscience en somme, quand ce n’était pas en consolatrice ambiguë de nos multiples déchirements affectifs ; et je n’avais jamais aimé ça, ce petit bout de fille jouant de son charme et de son indéniable beauté, du haut d’on ne sait quelle prétendue expérience, pour régenter nos sentiments.

– Il ne se passe rien, qu’est-ce que tu vas chercher ? Je ne suis pas libre, c’est tout.

Je pouvais voir l’expression de Sophie aussi nettement que si elle avait été devant moi : ses lèvres d’abord un peu pincées de sentir que son charme sur moi n’opérait plus, du moins par téléphone ; puis le bref mouvement de tête pour rejeter sa mèche de cheveux en arrière avant de plisser légèrement les yeux dans cette attitude de scruteuse d’âmes qu’elle se donnait si souvent.

– Ne raconte pas d’histoires, il y a autre chose… Mais qu’est-ce qu’on t’a donc fait ?

– Oh, vous ne m’avez rien fait. Enfin…

Et puis il y a eu cela que je n’aurais jamais imaginé, cet aveu désespéré de Sophie, chuchoté parce que je suppose que les autres avaient dû se rasseoir à leur table à proximité du bar et pouvaient encore suivre notre conversation, chuchoté dans le creux de sa main protégeant le combiné :

– C’est toi que j’aime, Michel, tu le sais bien… Je te demande de venir.

– Pour profiter de tes ébats avec Olivier ?

J’ai appuyé sur la touche “amplificateur” de mon téléphone ; la voix de Sophie, en résonnant dans la pièce, est devenue tout à coup plus gracile ; j’ai eu l’impression qu’elle s’éloignait de mon oreille.

– Je me fiche pas mal d’Olivier, si tu pouvais savoir !

– Qu’est-ce que tu fais avec lui, alors ?

– Olivier ? je le fais marcher, il est con.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rétorquer :

– Peut-être bien, mais en attendant c’est sur moi qu’il marche…

Elle s’est tue. Le petit haut-parleur ne diffusait plus que le brouhaha du bar, les chuintements du percolateur et des chocs sourds de verres sur le zinc — Sophie devait appeler depuis le poste près de la caisse — sur un fond confus de conversations ; la musique s’était arrêtée. Puis le roulement profond de la voix de Piaf a commencé à monter : « Nooon,… Rien de rrrien… Nooon…» ; Francis avait lancé sa cassette favorite ; deux ou trois fois par jour les clients du “Bretagne” avaient droit à sa sélection des chansons de Piaf, elle était son idole. Le niveau général des conversations avait légèrement baissé ; Piaf en imposait toujours. Moi aussi j’écoutais. « Ni le bien… qu’on m’a fait… ni le mal… Tout ça m’est bien égaaal ! »

– Tu entends ? a repris Sophie,… Moi, je regrette, tu sais…

Je ne lui ai pas répondu. «… Je / me / fous / du passééé !…»

– Michel, tu es là ? Tu m’entends ?

La voix d’Olivier est presque venue couvrir celle de Piaf : « Qu’est-ce que tu fabriques ? C’est pas encore fini ? Tu lui racontes ta vie, ou quoi ?… — Fais pas chier, toi ! » l’ai-je entendue lui lancer. Il n’a pas insisté ; je suppose qu’il a dû retourner s’asseoir auprès des autres. J’ai encore attendu ; je crois bien que j’écoutais seulement Piaf, mais il y avait aussi la respiration de Sophie dans le combiné. J’ai coupé l’ampli pour me sentir plus près d’elle. À la fin du couplet, lorsque Piaf reprenait « Nooon… je ne regrette rrrien…», Sophie s’est remise à parler :

– Écoute, Michel, si toi tu ne veux pas venir c’est moi qui vais aller te voir.

– Parce que tu penses sans doute être plus convaincante que Patrick ? Il est vrai que tu as d’autres arguments… C’est toi qu’ils auraient dû envoyer, mais j’imagine qu’Olivier n’était pas d’accord.

– Arrête de me parler d’Olivier ! Je te dis qu’il ne compte pas.

– Pour moi, si. Enfin, il a compté, parce que maintenant…

J’ai deviné une alarme dans le souffle de voix de Sophie :

– Qu’est-ce que ça veut dire “maintenant” ?

– Ça veut dire qu’il ne compte plus.

– Pourquoi ?

– Parce que rien de tout cela ne compte plus pour moi. Vous pouvez faire ce que vous voulez tous les deux, je ne me sens plus concerné…

J’ai entendu les autres l’appeler depuis leur table — « Sophie ! Eh, Sophie ! » -, la voix de Patrick ou d’André, je ne l’ai pas reconnue ; ils rigolaient en même temps. Elle a dû mettre sa main sur le microphone pour répondre, car pendant un moment je n’entendais plus rien. Puis la rengaine de Piaf est revenue avec toute l’ambiance de la salle.

– Tu mens, a repris Sophie à voix basse ; je sais très bien que ce n’est pas vrai. Pourquoi continuais-tu à venir avec nous alors ?

– Parce que vous aviez besoin de ma voiture ! Comme aujourd’hui.

– Pas moi, en tout cas. Moi, j’étais simplement heureuse de te voir…

– Je ne m’en suis guère aperçu…

– C’est parce que tu n’as rien compris ; c’est peut-être de ma faute…

– Tu crois ?

Ma propre ironie m’a fait mal, peut-être autant qu’à elle qui s’est tue un long moment. Je savais qu’elle avait perdu toute son assurance habituelle, son aisance charmeuse, et qu’elle était devenue pour une fois naturelle, simple et démunie, la véritable Sophie. Je me félicitai amèrement de ne pas l’avoir devant moi, de ne pas avoir à affronter ses yeux à cet instant, lorsqu’elle a tenté une dernière fois, pitoyablement, de me regagner :

– Écoute, Michel, on s’en fiche des autres. Je te demande de venir pour moi, uniquement pour moi, tu peux bien faire ça ?

– Plus maintenant, ai-je dit.

– Alors laisse-moi au moins venir chez toi… t’expliquer…

– Non, ça ne servirait plus à rien.

Elle a attendu quelques secondes avant d’accepter mon verdict et a repris de sa voix normale, sans plus se soucier que les autres puissent l’entendre :

– Bon ; j’ai compris, tu sais. Je crois qu’on n’a plus rien à se dire…

Je ne sais pourquoi je lui ai soudain demandé de ne pas raccrocher tout de suite, pas avant que la chanson ne soit terminée. Elle n’a rien répondu mais j’ai entendu les bruits du bar et la voix de Piaf jusqu’à la fin, mêlés au souffle trop rapide de Sophie dans le microphone. «… Aujourd’huiii… ça commence avec toi !!!…» Je me suis figuré qu’elle pleurait, bien que rien ne m’ait permis de l’affirmer avec certitude. Après que se sont éteints les derniers flonflons de la chanson elle a simplement murmuré :

– Voilà, c’est fini…

Puis elle a raccroché.

J’ai raccroché à mon tour et je suis redescendu au jardin. Le soleil n’avait pas beaucoup baissé et la chaleur était toujours aussi étouffante.

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