Le Rire de l'Ange

maddie-perkins

Ils ne comprendront pas, ils chercheront à tout comprendre, ils seront déçus. Nous les dégoûterons — pas nos cadavres, non, mais ce que nous avons fait...

I


« J'ai constamment voulu être quelqu'un d'autre, sans doute rêvais-je d'une vie plus désirable, d'une vie à vous couper le souffle. Je vivais entourée des miens lorsque je rencontrai Daniel. Par une nuit d'hiver, dans le bar aux lumières flamboyantes, ma vie devint autre sous les regards de la foule. Mon frère était revenu à la maison, mes parents étaient aux anges, et moi — dans ma tête… »  


C'est un vendredi, et ils retrouvent son visage.

Tandis qu'ils mangent, des rires retentissent, la joie les balayent à la manière d'une claque. Elle retombe en enfance, elle pense aux repas familiaux, aux anniversaires, et à Noël.

Après dîner, elle monte dans sa chambre, le regarde déballer ses affaires. Dylan lui parle de l'université, de ses amis et du dortoir ; il lui dit qu'elle lui manque.

Leur mère les attend près de l'entrée.

Après les éternelles consignes de sécurité, elle les abandonne sur de vives embrassades.

Découvrant l'antique voiture de son frère, une vieille Datsun jonchée de bouteilles, Elizabeth se met à rire :

— Maman te tuerait, dit-elle.

— C'est pourquoi je ne la fais jamais monter, répond-t-il.   

Atteignant le centre-ville, la lumière criardes des néons les accueille, sortie de nulle part. Ils dépassent le grand hôtel, puis la route redevient sombre. Sur le parking du club, on entend la musique gronder, quelque part entre les pieds et l'asphalte.

Ils entrent dans ce lieu où les jeunes du coin se retrouvent le week-end. Ils se fondent dans la masse, cherchent leurs amis, parviennent au bar où le portable de Dylan se met à vibrer.

— Est-ce qu'ils sont dehors ? demande Elizabeth.

Il dit qu'il va vérifier.

Elizabeth considère cet ultime geste et ce sourire qu'il lui dédie, puis le regarde disparaître dans la foule. La barmaid passe, une étudiante ; elle s'appuie sur comptoir et salue Elizabeth. Elles discutent autour d'un verre, quelques minutes avant que d'autres clients n'arrivent.

Elizabeth attend, elle attend, écoute la musique, ce groupe sur la petite scène destroy reprendre Silent Night de manière psychédélique. Mais plus près que la scène, plus près que le synthétiseur, il y a ces doigts qui pianotent, cette main sur le bar, sur le bois équarrit.

Le jeune homme fixe son verre, ce verre qu'il n'a pas touché où stagne un liquide ambré. Il sent bien qu'on le regarde, que quelqu'un, ici, le dévisage. Lorsqu'il redresse la tête, il rencontre le regard de cette jeune fille à sa gauche, assise à quelques mètres.

Elle lui sourit, naturellement, parce que c'est ce que les gens (polis) font — ce sourire entraîne des mots, les mots habituels, ces questions que l'on pose aux inconnus de notre âge, un soir où le bonheur est tel, qu'on en oublie la timidité.

— Tu attends des amis ?

— Je suis venu seul, répond-t-il assez fort pour qu'elle l'entende. De toute façon, poursuit-il, je ne suis pas vraiment là…

Elle rit, elle le trouve touchant avec cet air bougon, ce visage enfantin braqué sur son verre.

— Cette musique m'endort, moi aussi.

Il la regarde, surpris.

— Oh, mais je ne parlais pas de la musique.

Elle hoche la tête, hausse les épaules, sirote son verre.  

Mais il la regarde toujours.

— Alors, pourquoi t'es venu ici ?

— T'es étudiante ? demande-t-il plutôt.

— Oui, et toi ?

— J'ai arrêté après le lycée.

— Oh… dit-elle.

— Oh… répète-t-il.

Il sourit, et enfin boit son verre — d'un trait.

— Tu veux quelque chose ? propose-t-il.

Elle le regarde, il attend sa réponse, prêt à héler la serveuse.

— Mes amis ne sont pas arrivés, je suppose que je peux te dire oui…  

Une nouvelle chanson débute lorsque leurs verres arrivent, ils boivent, ils parlent — surtout elle — ils observent les autres danser dans le pub qui ne désemplit pas. Lui l'écoute avec attention ; elle parle de l'université, de son frère, Dylan, des effets de l'alcool à son troisième cocktail.  

— Et il est où ton frère ?

— Dehors, sur le parking je crois.

— Il est un peu lent pour un joueur de base-ball.

Elle rit, descend du tabouret ; la tête lui tourne.

— Je vais voir où ils sont, dit-elle.

Lui, fixe son verre à nouveau.

— Je reviens.

Il acquiesce tranquillement.


Dehors, Elizabeth retrouve la fraîcheur, et le contraste est saisissant. Elle marche en direction du parking, et sur le chemin, des bris de verre crissent sous ses chaussures.

Elle frotte la semelle contre l'angle du trottoir, puis reprend sa route— mais la Datsun de son frère n'est plus là. À la place, une BMW est garée sur l'emplacement.

La panique l'assaille un instant, puis, reprenant confiance, elle plonge la main dans son sac.

— Putain, mais t'es où ?

C'est au tour du portable de disparaître.

Elle referme le sac, jette un œil autour d'elle : il n'y a personne.  


De retour dans le bar, Elizabeth traverse la piste ; elle suffoque parmi les danseurs qui la bousculent. Elle se fraye un chemin, puis l'aperçois au comptoir. L'autre est toujours assis.

— Tu es revenue, souffle-t-il.

La surprise se lit sur son visage et dans ses yeux.

— J'ai un problème, annonce-t-elle sans vraiment le remarquer. Je crois que mon frère est parti ; sa voiture n'est plus là, et je n'ai vu personne dehors. J'ai du oublier mon portable.

Une nouvelle fois, elle fouille dans son sac.

— Je te ramènerai, moi, j'ai une voiture.

— Je ne veux pas te vexer.., répond-t-elle, mais tu as beaucoup bu.

Son regard brun, brille, encastré sur un visage las et étroit.

— Est-ce que tu as le choix ?  

— Ça t'amuse..?

Il sourit tout contre son verre.

— Je vais appeler un taxi.

— Ou tu pourrais rester avec moi… poursuit-il, et parler… Écouter la si bonne musique de ce groupe pseudo indépendant…

— Oui, jusqu'à nous endormir sur le bar.

— Jusqu'à nous endormir sur le bar, répète-t-il en finissant son verre.

Elle sourit.

Quelques minutes plus tard, perdu dans la foule avec elle, il trouve la musique incroyable. Il parle, rit, penché sur son oreille pour qu'elle l'entende. Il rit, oui, beaucoup. Elle l'entend, mais ne l'écoute pas — le brouillard de l'alcool a réduit l'acuité de ses sens.   

Les épaules se bousculent, les chaussures piétinent d'autres chaussures tandis que la foule s'étire du haut vers le bas. Il fait chaud, l'air est moite. Il la perçoit cette peau, nue, contre la chair de son avant-bras. Il n'a pourtant pas envie de la toucher, de lui prendre la main. Ce qu'il veut, c'est être avec elle et avoir la sensation d'être un jeune homme normal — pas le loup dans la bergerie.

Il a le sentiment que ça marche, que ça fonctionne : St. Elizabeths n'a jamais existée, la véritable sauveuse est à sa gauche. Lorsqu'ils retournent s'asseoir, leurs fronts ruissèlent, la musique bourdonne. Ils commandent deux autres verres, accoudés au comptoir.  

— J'hésite entre une terrible idée et une idée terrible, dit-elle.

Il acquiesce, observe la robe sirupeuse du Whisky pénétrée par l'éclat zébré des flash.   

— Tu n'as jamais eu autant raison… souffle-t-il, absorbé par son verre. Tu veux savoir pourquoi je suis venu ici ? Pourquoi tu t'es retrouvée à côté de ce gars ivre et un peu bizarre ?

— Pourquoi Daniel ?...

Elle chuchote, plaisante, encore.

— Parce que je voulais être seul.

Elle désigne la foule du doigt.

— Quel mauvais plan !

— Comme tu dis, et puis.., j'avais envie de me reposer. Tu sais combien c'est éreintant de s'acharner sur un corps ?

— Tu es complètement soul ! rit-elle.

Il grimace, n'ouvrant qu'un œil, puis fait claquer sa langue avant de poser son verre.

— Dis-moi tout Ed Gein… dit-elle. Avec quoi tu les tues tous ces gens ?

— Pas des gens, des jeunes filles — je les tue avec mes mains.

Il lève les mains bien haut, les paumes en avant, les doigts écartés.

— Me voilà en danger, alors.

— Tu aurais dû définitivement prendre un taxi.

Il la regarde rire.  

— Tu n'es pas très effrayant… sourit-elle.

— Oh.., c'est une couverture... J'ai des masques de hockey à la maison.

Elle l'a remarqué, ce regard attentif posé sur elle, ce beau visage qui semble manquer de sommeil ; on lui donnerait le bon Dieu sans confession.


La voiture est spacieuse, c'est une belle et longue voiture noire sur laquelle se reflète la lumière des lampadaires, des lampes penchées, des lueurs jaunes. Elle défile en ligne droite, prise entre deux champs où le vent est devenu fou.

Dans l'habitacle, la radio diffuse une version herrmannesque du Pater Noster, une version qu'Elizabeth n'avait jamais entendue.

— C'est rare, dit-elle, que quelqu'un de notre âge écoute ce genre de musique.  

— Ma mère la passait en boucle quand j'étais gosse, ça résonnait dans toute la maison.  

— Grosse ambiance.

Elle rit, et il passe une main sur sa nuque, composant l'ébauche un sourire.

— Oh ça l'était, répond-t-il, ça l'était…   

Les yeux fixés sur la route, il perçoit ce regard qu'elle porte sur lui, désireux peut-être, en tout cas, alangui — Il aimerait pouvoir ne pas lui en vouloir pour cela.

Mc Kinley St ? Dit-elle. Je crois que tu t'es trompé de sortie.

Et tandis qu'elle attend une réponse, il ne dit rien ; il roule.

-Daniel..?

Il ne la regarde plus ; ses mains sont crispées sur le volant.

— Ça va ? demande-t-elle.

— Oui, répond-t-il, oui !

Il rit.

— Parce que ça n'a pas vraiment l'air…

Elle l'examine, et soudain, toute l'attention du jeune homme semble crouler sur son visage.

— Non, c'est vrai, tu as raison. (Il hoche la tête.) Je ne vais pas bien… pas bien du tout.

Un sourire grandiose frappe pourtant sa bouche.

— À cause de l'alcool ?

Il rit une nouvelle fois.

— T'es gentille, Elizabeth… Je suis vraiment désolé.

Elle le fixe, muette alors qu'ils dépassent le panneau : N Federal Blvd/US-26E

— Arrête, c'était drôle tout à l'heure au bar, mais là…

— Tu devrais dire terrifiant, je sais que tu es terrifiée.

— Arrête la voiture, je veux descendre.

— Et moi, j'aurais préféré que tu ne reviennes pas, mais tu l'as fait.

— Mais de quoi est-ce que tu parles ?

— Au bar, tu es revenue… Tu es restée.

— Parce que t'étais sympa, pas un psychopathe sur le retour !

— Un psychopathe ? Je ne suis pas un psychopathe.

— Arrête la voiture, je veux descendre.

Il roule, et continue de rouler.

— Je veux descendre ! s'exclame-t-elle.

— Tu descendras quand on sera arrivés à la maison.

À quatre mains sur le volant, une lumière aveuglante les foudroie.

Elle ferme les yeux, part valser contre son corps tandis qu'il s'écarte trop rapidement du poids lourd. Le choc les assaille, inattendu et brutal ; les parois de la voiture s'affaissent contre elle.

Lorsqu'elle ouvre les yeux, la tête à l'envers dans l'habitacle, elle distingue l'herbe haute traverser le pare-brise. Elle tourne la tête : Daniel n'est plus là.

Dehors, un râle, une plainte ; enfin, c'est un cri, un cri de rage.

Il fait le tour de la carcasse fumante, oscille sur ses jambes. Il se baisse, l'injurie, puis détache sa ceinture. Elle hurle tandis qu'il l'extirpe, qu'il la traîne par le bras sur l'herbe humide.

Lentement, il s'agenouille :

— Tu descendras, lui dit-il, mais à la maison !

Son poing s'abat sur son visage.

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