Le Sage

raphaeld

Il roulait sa bosse jusqu’en haut du mont… Son balluchon à l’épaule, le visage strié par les courants d’air qui balayaient le flanc, transportaient avec eux les poussières des Andes. Sourire édenté de vieil indien, à la Pachamama, la mère Nature, une confiance à l’épreuve des saisons… Un pied devant l’autre, minutieuse progression vers les quelques pesos quotidiens.

La silhouette triangulaire du Cerro Rico dominait toute la ville. Mais le géant protecteur ne répandait jamais son ombre sur les habitations, il la lançait de l’autre côté, vers le sud ; il maintenait les dangers de la cordillère à ses pieds. Les mineurs de Potosi le grignotaient pourtant, ce depuis l’occupation espagnole. Des entrailles du mont, on dit que les conquistadors avaient tiré assez d’argent pour en bâtir un pont menant directement à Madrid. Et à côté de ce pont, un deuxième, constitué des ossements des ancêtres du vieux mineur, le prix versé par les hommes réduits à l'esclavage pour arracher le précieux minerai. Il n'était plus resté pour Javier et ses camarades que quelques filons moins nobles ; de l’étain surtout, parfois encore quelques bouts d’argent fatigués…

Javier était entré dans la mine à sept ans. Il a toujours fait nuit depuis. Heureusement, pas besoin d’yeux pour se guider sur le Cerro Rico quand on l’a dans les tripes. Il lui arrivait bien de s’égarer dans neige par jour de tempête ; alors les chiens des gardiens l’aidaient à retrouver son chemin jusqu’à l’orifice béant où il déposait son barda. Quelques bâtons de dynamite, un peu d’alcool à quatre-vingt-dix degrés, et deux-trois cailloux.

Le vieil indien n’entendait pas un mot d’espagnol. Il marchandait avec son quechua ancestral, agitait sa dynamite à tour de bras… Vociférait son jargon de mineur… Se versait un peu de liqueur au bouchon, l’enfonçait dans sa trachée d’un coup raide... Seulement vêtu d’un pull en laine, une casquette sur les cheveux blancs, il restait assis pendant des journées entières. La première fois que je l’ai rencontré, quelques mineurs badigeonnaient l’entrée du tunnel du sang d’un lama sacrifié ; le corps de la bête égorgée gisait à quelques pas du vieillard. Pas question pour lui de bouger ; il s’était tenu debout toute sa vie, il avait bien le droit de finir par s’asseoir comme tout le monde… Immobile pendant des heures, il laissait les éléments accomplir leur œuvre sur son corps…

Il voulait se fondre à la terre, rejoindre les glorieux ancêtres... Les civilisations disparues... Et sa compagne envolée des années plus tôt. Depuis que ses chants l'avaient quitté sa vie n'était plus rythmée que par les pas tintinnabulants des mineurs, les aboiements des chiens errants, les plaintes du vent à travers les ruelles. Chez lui, il avait recouvert le sol de quelques tapis tressés main par sa femme. Par les pieds il était déjà avec elle en quelque sorte. En sortant il caressait l’éternelle Pachamama, l’embrassait douze fois tous les matins…

La Pachamama c’est une lubie de gâteux que raillaient les mineurs. Ils préféraient offrir quelques gouttes de leur tord-boyaux au seigneur des souterrains, El Tio. Ce dernier trônait dans une salle à quelques dizaines de mètres dans le Cerro Rico, sous la forme d’un démon humanoïde à la peau rouge et au sexe dressé, assis dans son obscurité depuis des lustres, sans cesse recouvert d’alcool et de guirlandes multicolores. La divinité malicieuse poussait ses cris métalliques toute la journée, ne laissait pas un moment de répit aux travailleurs, soufflait sa poussière sur leurs corps éreintés, leur taquinait le nez et les yeux… De l’alcool il en voulait toujours plus. Mais le vieillard se refusait à lui verser le moindre millilitre.

Javier boudait El Tio depuis que ce dernier lui avait pris la vue. Son alcool c’était à consommer sur place, tarif au bouchon. Sarcastique, il mimait la posture de son rival, les paumes de la main ouvertes sur le ciel… Son érection était partie rejoindre sa femme disait-il ; et de toute façon il préférait donner de l’alcool plutôt qu’en réclamer. Il soufflait sur les yeux des mineurs pour en chasser la poussière… Ebouriffait les gamins qui en avaient plein la tignasse… Chantait à la Pachamama, humait le sang des lamas à plein nez… Passait la main dans la laine des bêtes sacrifiées à ses pieds, et avec ses doigts déformés leur fermait les paupières.

En montant à la mine, il m’est arrivé plusieurs fois de faire un bout de chemin avec lui. Moins fourbe que les mineurs, il m’a offert le rien qu’il avait. Complètement aveugle, il m’a mené vers les paysages les plus époustouflants des alentours. Une fois il m’a même donné un bâton de dynamite, que j’ai planté au fond d’une crevasse. L’explosion a retenti dans toute la vallée. Le rire du vieillard a flotté comme du coton... Apaisant... Pour m’excuser il a murmuré quelques mots à un rocher...

Un jour, les mineurs ont arrêté de travailler. Ils sont descendus dans la ville avec leurs casques et leur dynamite et leur alcool ; ils ont posé des rochers en travers des routes, tourné pendant des semaines dans les rues de Potosi. Ils chantaient, buvaient et creusaient le bitume à coups d’explosifs. Peut-être que de l’argent se cachait sous la ville, encore. Les touristes apeurés se faufilaient le soir dans les quelques restaurants clandestins encore ouverts, mangeaient dans le noir… Se terraient au moindre raffut dehors… Tenaient leurs assiettes pendant les explosions… Ils ne pouvaient pas s’enfuir, la piste de l’aéroport était recouverte de grosses pierres.

Javier et moi on savait que c’était un coup d’El Tio. Le démon en avait assez du vieux, il voulait en finir avec lui, l’envoyer valser dans les nuages avec sa dynamite. Il avait missionné ses mineurs les plus farouches, à la peau dure et au parler épais ; il leur avait commandé d'envahir la ville à la recherche du vieux bonhomme. Javier passait ses journées recroquevillé dans un coin de sa salle à manger… Il tremblait de peur à l’idée d’être conduit devant la divinité sournoise, emporté par un cortège assoiffé de sang. Chez lui pas de rocher, pas de bête ni de cours d’eau : la Pachamama était loin et il demeurait seul. Au bout de quelques jours il n’a plus osé m’ouvrir, de peur de tomber nez à nez avec une lanterne de mineur. Je laissais quelques patates et parfois des légumes au pas de sa porte… De toute façon les chiens des rues étaient trop occupés à se bouffer entre eux, et les grévistes n’avaient qu’une envie, leur alcool.

Mes paquets disparaissaient chaque jour et je prenais ça pour un bon signe ; que le vieux tenait bon, qu’il aurait encore des histoires à raconter, encore du souffle pour guérir les mineurs de l’emprise d’El Tio. Pour lui j’allais baragouiner mon quechua aux plantes et aux rocs du Cerro Rico. Une nuit, en revenant du mont, je passai par sa rue. Brave vieillard, il avait tout de même récupéré les deux pommes de terre quotidiennes... Au tournant j’aperçus un intérieur à travers un carreau brisé. Une femme et ses enfants passaient à table. Dans le plat il y avait en tout et pour tout deux patates.

  • Un voyage authentique? Tu as été en Bolivie ou tu as imaginé les personnages?

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

    • Je suis allé en Bolivie, à Potosi il y a deux ans.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      raphaeld

    • ce doit être grandiose, je suis allée me renseigner sur google et j'ai regardé les paysages...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Yoda 24 04 09 002 92

      yoda

    • Oui c'est vraiment particulier comme ville, vraiment collée à ce mont qui s'affaisse petit à petit...

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      raphaeld

  • Superbe… Merci pour ce voyage!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    183054 10150106485421748 3012480 n

    gypsy-blue

    • Mais non, merci à toi !

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      raphaeld

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