Le Saltimbanque de Vic la Gardiole

Bernadette Dubus

quand le théâtre condamnait à l'exil

Le saltimanque

de Vic la Gardiole

 

Depuis combien d'années ne suis-je pas revenu dans mon village ? Je ne sais même plus. Le temps est un registre mal tenu auquel il manque des pages. Les miennes se sont envolées emportées par le vent de la discorde. Parti il y a plus de vingt ans, chassé comme un voleur par les habitants de mon propre village, mes amis, mes frères, j'ai parcouru la France. La rage au cœur, au début, remplacée par une sagesse désabusée. J'ai frôlé la mort, j'ai eu faim, j'ai eu soif ; j'ai connu l'amour, cent fois je l'ai perdu. J'ai connu la prison, les barreaux de fer, l'humidité froide des cachots, le foisonnement insensé de la bêtise humaine et des cours versatiles des rois.

Les souvenirs me rattrapent. Le temps ouvre son registre à la première page. C'était il y a vingt ans, presque jour pour jour. Dieu ! Qu'elle était belle avec ses cheveux noirs descendant jusqu'à sa taille, ses yeux de charbon de bois, sa peau couleur caramel. Je l'ai aimée tout de suite, sans restriction ni concession. Elle vivait dans sa tribu de nomades.

Mais les hommes se méfient du théâtre et n'aiment pas les nomades ni les comédiens. Alors on les a accusés de chapardage, de violence, La foule en colère, qui une fourche à la main, qui une arquebuse héritée d'un ancêtre. Les femmes armées de leur balai, les enfants de frondes pour chasser des suppôts du Vilain. Dangereux ces gens-là… Des saltimbanques, des gens que Dieu condamne, que le pape excommunie, et qui n'ont même pas droit à une sépulture. Pas de ça chez nous ! Ils ont tenté une représentation sur la place du village. Hérésie suprême.

Les saltimbanques sont partis, je les ai suivis. On m'a banni du village, honni, on m'a battu à coup de pelle, sali mon nom. La belle m'a aimé, six mois, un an, quelques années puis elle s'est éteinte emportée par la maladie des poitrinaires. Longtemps je l'ai pleurée. La vie a repris son cours. Triomphe dans les châteaux, représentations grandioses, poursuite de la maréchaussée en colère, d'autres villageois semblables à tous les autres chassant les complices de Satan que nous étions pour eux.

Combien de fois ai-je voulu mourir ? Dans le lit sale d'un hôpital misérable, dans un fossé boueux, sur une route qui serpentait comme le ruban que ma belle avait dans ses cheveux. Je m'y accrochais, les jours de beuveries, les jours de jeûne, les nuits passées auprès d'autres femmes pour tromper mon ennui. Ce ruban était ma survie, parfois ma chaîne s'entortillant autour de mon cou, me tirant en arrière.

Je ne crois plus en rien. Ni en Dieu, ni aux hommes. Je me dis que le théâtre mourra persécuté, écrasé par la population superstitieuse. Un jour, il n'existera plus, malgré tous les efforts d'un certain Molière pour le faire vivre. Efforts voués à l'échec. Qui se souviendra de lui, dans cent ans, mille ans ? Personne. La gloire est si éphémère… Molière ne survivra pas au temps impitoyable.

Tandis que mon passé défile devant mes yeux, mes pas me conduisent vers mon village. L'émotion m'étreint, m'étouffe, me submerge. Ici, rien n'a changé. L'église, sur son petit promontoire, défie les siècles. Quelques maisons se sont agglutinées, rajoutées à celles de ma jeunesse. Malgré les fièvres des marais, l'insalubrité de la côte, les attaques de pirates venus piller sans vergogne des gens déjà bien démunis, les hommes s'obstinent à vivre ici. Le village s'est agrandi. Je ralentis le pas. Comment vais-je être accueilli ? Qui va se souvenir de moi ? Tous ou personne ?

J'ai peur. Une peur irrationnelle qui me noue les tripes. J'ai abandonné femme, enfants, parents. Ma mère a dû mourir de chagrin, mon père de honte. Mon ami Alphonse, dont l'amitié était pour moi d'une préciosité plus importante que l'amour de ma fratrie, doit m'avoir maudit depuis longtemps. Que doit-il rester dans ce village qui à présent m'est étranger ? Des frères ennemis, des enfants inconnus ayant appris à grandir sans moi, une vieille femme ? J'arrive dans ma cinquantième année. J'ai l'air d'un vieil homme, le travestissement, l'ombre d'un disparu vingt ans plus tôt. Comment refaire ma vie ? Retrouver la paix ?

J'avais choisi la liberté, la liberté interdite, maudite. Mon choix me rattrape. Je ne vais pas mendier le retour au bercail, le pardon, une place dans le cœur des hommes.

Je m'arrête. C'est un bel après-midi d'été. Les hommes sont aux champs, la besogne ne manque pas à cette époque de l'année. Je n'ai pas envie de reprendre la bêche, la pioche, pas envie d'étouffer sous un soleil de plomb courbant l'échine comme un esclave pour tirer de la terre juste de quoi survivre.

Alors, je me retourne. Libre je suis, libre je resterai. Je reprends la route en sens inverse, je tourne le dos au village, je me sauve. Je cours de peur que le temps ne me rejoigne. Cette fois-ci, je pars de mon plein gré, parce que ma liberté fut la quête incessante de toute une existence. Une existence que je ne vais pas renier au crépuscule de ma vie. Le théâtre était ma destinée, ma route, mon chapiteau.

Je reprends mon errance. Mon prochain village sera un groupe de saltimbanques que je rencontrerai au hasard de mes pérégrinations.

Sous le soleil qui m'éblouit, il me semble voir un visage, celui de ma belle qui me sourit.

 

 

 

 

 

 

 


 

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