Le sort
Kastinger Anna
Le sort
- Ici on ne fête plus Halloween depuis cinq ans. On ne vend donc aucun déguisement. Dans toute la ville vous n’en trouverez pas.
La vendeuse lança un regard plein de reproche à Jacques.
- Mais… pourquoi ?
Jacques n’en crut pas à ses oreilles. C’était quand même dingue ! Toute une ville qui avait renoncé à fêter Halloween ? Dans quel bled ils étaient tombés là ?
- Et les enfants ? Ils comprennent ? Ils acceptent ?
La vendeuse se pencha vers lui.
- Ecoutez-moi bien. Tout le monde comprend. Personne ne se plaint. C’est fortement déconseillé de fêter Halloween.
Sa voix était glaciale. Una vague menace flottait dans la pièce.
Jacques en avait assez de cette boutique miteuse avec sa vendeuse psychopathe.
Il secoua la tête et regarda la femme.
- Vous êtes complètement barge.
Puis il tourna les talons et sortit.
Lors du repas du soir il raconta l’histoire à Magali, sa femme.
- Pas de Halloween ? C’est quand même étrange. Et pourquoi ?
- Elle n’a pas voulu me le dire. Elle avait une attitude vraiment étrange.
Michael, leur fils, leva la tête.
- Moi, je sais pourquoi. Je l’ai appris à l’école. C’est à cause de l’enfant qui a été transformé en citrouille.
- Un enfant transformé en citrouille ? Jaques n’en put plus. Il éclata de rire.
- C’est quoi, ces conneries ?
Son fils le regarda, très sérieux.
- Pas tout l’enfant. Mais sa tête. C’était Halloween il y a quelques années. Et depuis on n’a plus le droit de le fêter. C’est pour le souvenir de l’enfant. Mais aussi pour la sécurité. Pour ne plus avoir de problèmes. C’est la maitresse qui me l’a dit. Et elle a expliqué que personne ne va dans la rue. Et que personne n’ouvre ses portes. Donc ce n’est pas la peine de se déguiser et de demander des bonbons.
Jacques et Magali échangèrent un regard.
Michael fit une grimace qui indiquait qu’il allait commencer à pleurer.
- Pourquoi on n’a pas pu rester là-bas ? Au moins jusqu’à Halloween ?
- Mon chéri… On ne savait pas… Magali caressa ses cheveux.
Jacques eut une idée.
- Ne t’en fais pas. On va trouver une solution. On va faire Halloween. On va retourner là-bas. C’est uniquement à une heure de route. On le fêtera avec Max et ses parents. OK ?
Le visage de Michael s’illumina.
- Ioupiiii !
Quand Michael était couché, ses parents reparlèrent de la soirée de Halloween.
- Tu veux vraiment aller à Reims ? Pour une seule soirée ?
- Oui, écoute, on lui doit bien ça. Ca a été assez abrupt. La nouvelle maison, le déménagement, la rentrée à la nouvelle école. Je pense que ça lui ferait plaisir de revoir ses copains pour cette soirée-là. Et puis c’est à une heure de route seulement. On appelle Robert et Béatrice, ils nous achètent un déguisement pour Michael, on dîne avec eux, on fait un petit tour pour ramasser un maximum de bonbons et on repart.
- D’accord. Mais c’est quand même bizarre, cette histoire. On essaie de trouver pourquoi ils ne fêtent plus Halloween ?
- Bien sûr. Jacques attrapa la tablette IPad qui se trouvait sur la table basse du salon.
Il tapa quelques mots clés et aussitôt google commença à cracher des réponses.
La mémoire lui revint. Mais bien sûr, il avait entendu parler de cette affaire qui s’était passée dans cette petite ville à seulement une heure de Reims. Un groupe d’enfants était allé de maison en maison à demander des bonbons aux habitants d’un quartier résidentiel.
Ils n’étaient accompagnés par aucun adulte.
A un moment ils croisèrent un personnage déguisé en mort. Ils le saluèrent poliment malgré la peur qu’il leur inspirait. Peu après ils durent emprunter un passage sombre entre deux rues, un petit sentier, bordé de buissons. Quand ils l’eurent franchi, ils s’aperçurent qu’ils avaient perdu l’un de leurs petits camarades. Ils s’agissait de Tim, un garçon de huit ans déguisé en rat. Il avait fermé la marche. Au début ils pensèrent que Tim, qui portait une partie des bonbons, était parti pour ne pas partager avec eux.
Ils l’appelèrent, le cherchèrent et finirent par sonner chez lui.
Mais il n’y était pas. Ses parents s’affolèrent et commencèrent à le chercher partout dans le quartier.
Les voisins et les parents des autres garçons se joignirent à eux, après une heure de recherche infructueuse la police fut appelée. Les policiers posèrent des questions aux garçons qui se rappelèrent à ce moment-là le passage de la mort.
On en conclut que Tim avait été enlevé par ce personnage.
A minuit, deux policiers firent l’horrible découverte. Dans le passage que le groupe de garçons avait emprunté quelques heures auparavant, le corps sans vie de Tim avait être mis en scène de façon insupportablement macabre.
Il tenait debout, coincé entre deux buissons, le petit garçon avait été décapité et sur ses épaules on avait placé une citrouille creuse dans laquelle on avait allumé une bougie.
La tête de Tim fut retrouvée quelques mètre plus loin sur un petit muret. Des yeux vides fixaient la rue et des bonbons débordaient de sa bouche.
- Ca alors ! Le visage de Magali était blême. Je comprends pourquoi ils ne veulent plus entendre parler de Halloween.
Un frisson parcourut le corps de Jacques.
- C’est vraiment macabre, convint-il. Je suis content que l’on ne sera pas là le soir de Halloween.
Dans les jours à venir il pensait souvent à cette histoire affreuse, certainement autant que les autres habitants de la ville. Il apprit qu’une grande procession aurait lieu à la mémoire de Tim. Elle mènerait de l’école privée au cimetière.
Jacques exhorta son fils de ne pas raconter à ses nouveaux copains qu’il allait se rendre à Reims pour y fêter Halloween.
Il ne voulait surtout pas que les gens pensaient que lui et sa famille manquaient de respect au souvenir du petit Tim.
Quelques jours après, le soir de Halloween, Michael était fou de joie sur le siège arrière de la voiture. Sur tout le trajet il chantait et parlait.
Après une heure de route ils arrivèrent à Reims dans leur ancien quartier. Jacques eut un pincement au cœur, la ville lui manquait. A Reims il y avait leurs amis et leurs anciens voisins qu’ils connaissaient si bien. Et à Reims tout était innocent.
Dans leur nouvelle ville, il y avait cette ambiance pesante et inquiétante.
Max et ses parents Béatrice et Robert les accueillirent sur le pas de leur porte, Michael sauta dans les bras de son ami qui brandit le déguisement qu’il lui avait choisi.
Michael allait être une panthère noire.
Max et Michael disparurent dans la chambre de Max pendant que les grands prenaient l’apéritif.
Jacques et Magali racontèrent à leurs amis leur vie dans la nouvelle ville et ils leur parlèrent également du meurtre horrible parvenu le soir de Halloween six ans avant. Béatrice et Robert les écoutèrent effrayés et leur proposèrent de passer la nuit chez eux pour ne courir aucun risque.
Jacques sentit un frisson très désagréable parcourir son échine. Effectivement, il aurait aimé rester à Reims, tranquillement, avec ses amis. Mais ils ne pouvaient pas le faire.
Le lendemain Magali et lui allaient devoir travailler tôt.
Après une heure de bavardages ils passèrent à table. Les garçons étaient trop excités pour manger. Ils pressaient les adultes, ils voulaient vite aller faire leur tour.
A huit heures et demie le petit groupe sortit. Les habitants du quartier se montraient très contents de voir Michael, la panthère noire, et ses parents. Les garçons ramassèrent beaucoup de sucreries, Jacques et Magali discutèrent avec leurs anciens voisins.
Vers dix heures du soir, Magali poussa un soupir et dit à son fils et à son mari qu’il était temps de rentrer à la maison.
Michael prit son grand sac de bonbons et dit au revoir à son ami Max. Les adultes se saluèrent, contents d’avoir passé une si bonne soirée et Jacques et sa famille quittèrent la ville. Michael s’endormit dans la voiture, Jacques sentit la fatigue l’envahir.
Il avait peur de s’endormir et une peur encore plus grande que la police ne fasse des alcotests. Il sentait qu’il avait bu trop de vin.
Mais il résista à la fatigue et arriva devant leur maison sans encombre. La rue était déserte, leur maison se tenait là, vide et silencieuse.
Jacques avança la voiture vers la porte du garage. Magali descendit et ouvrit la porte d’entrée. Jacques se pencha sur le siège arrière pour prendre Michael, qui dormait à poings fermés, dans ses bras. A ce moment-là il sentit un souffle dans son cou.
Quelqu’un était apparu derrière lui.
Paniqué, Jacques se retourna. Son cœur s’arrêta net. A quelques centimètres de lui il vit le masque de la mort.
La mort brandit une barre en fer avec laquelle elle lui asséna un coup. Tout devint noir.
Quelques secondes après, Jacques se réveilla couché sur le dos. Il entendit Magali l’appeler et sentit une douleur sourde dans la tempe.
- Jacques, tu es où ? Qu’est-ce qui… ?
Il vit les jambes de Magali.
- Oh, mon Dieu. Jacques… Qui…? Comment… ?
Magali fit le tour de la voiture, puis Jacques entendit un cri.
- Michael!
Jacques bondit sur ses pieds. Oubliée la douleur dans sa tête et la stupeur devant ce qui venait de se passer. Son cœur cognait à tout rompre.
- Appelle la police ! Appelles-les vite ! cria t-il à sa femme et se lança en dehors de son jardin.
Il courut dans les rues du quartier à la recherche de la mort.
Mais elle avait disparu. Avec Michael.
Très vite Jacques entendit des gyrophares. Il se précipita sur la première voiture de police et raconta ce qui lui était arrivé.
- Vous avez fêté Halloween ? demanda l’un des policiers, le regard inquiet.
Jacques fit oui de la tête.
Le policier secoua la sienne.
- On ne vous a pas dit qu’il ne fallait vraiment pas ?
- On est allés à Reims… Jacques sentit les larmes lui monter aux yeux.
- Oui, mais vous êtes revenus ce soir, avec le déguisement. Fallait pas.
Jacques vit d’autres voitures de police arriver. La ville était bouclée. La mort ne pouvait pas s’échapper. Et pourtant, on chercha pendant deux heures, sans succès.
Tous les voisins étaient dans la rue, inquiets et hagards. Partout il y avait des policiers, en uniforme et en civil.
Jacques se sentait comme dans un cauchemar. Il se dit que cette situation ne pouvait pas être réelle et pria pour se réveiller vite.
Le commissaire en personne vint voit Magali et Jacques.
- Allons dans votre maison, dit-il. Je dois vous parler seuls un instant.
Ils entrèrent dans le salon quand Magali poussa un hurlement comme Jacques n’en avait jamais entendu.
- Putain ! S’écria le commissaire. Putain de chez merde !
Il porta ses deux mains à son visage.
Deux secondes après, Jacques le vit à son tour.
La terrasse était éclairée. Dans le jardin derrière la maison, juste devant la porte-fenêtre du salon, il y avait le corps de son fils, avec son habit de panthère, assis à la table du jardin, sur ses épaules une citrouille creuse avec une petite bougie à l’intérieur.
A l’autre bout de la table la mort avait posé la tête de Michael, les yeux regardant dans le vide et la bouche ouverte débordante des bonbons que Michael avait ramassés quelques heures plus tôt.