Les larmes d'Amandus

marie-roustan

Les larmes d’Amandus

Marcus Julius Amandus s’éveilla au premier chant du coq. Il faisait encore nuit, mais sa demeure bruissait de pas feutrés, de froissements discrets, de toute l’activité des esclaves qui s’affairaient déjà en ce matin de fête. Julia Augusta, petite ville de Province Narbonnaise, célébrait aujourd’hui l’anniversaire de sa fondation, le IX des calendes de juillet et lui, M. Julius Amandus, citoyen romain d’une des plus riches familles locales, se devait de participer à la magnificence du culte, en compagnie de toute sa famille. Aurelia Severina, son épouse, devait déjà être en train de s’apprêter dans ses appartements en houspillant leurs trois filles, Prima, Marcia et Severia, et surtout les esclaves qui leur étaient attachées.

Le maître de la maison sauta prestement de son lit et traversa sa chambre pour tirer les lourds rideaux de laine noire qui obscurcissaient la fenêtre. Aussitôt, un rayon de lune se posa sur la mosaïque du sol, éclairant la figure d’Hélios, le dieu soleil. M. Julius Amandus considéra pensivement la chevelure dorée, tout à coup scintillante, puis un nuage passa et le sourire solaire s’effaça. Devant cette vision, il frissonna : ce jour-là ne serait pas comme les autres…

Néanmoins, comme il le faisait chaque matin, il se retourna pour admirer la ville qui se déployait en contrebas de la pente. Ses ancêtres avaient choisi le meilleur point de vue pour élever la villa somptueuse où il demeurait, quelques mois par ans, seulement quand ses affaires ne le retenaient pas à Rome. Il distinguait dans la pénombre, les masses sombres des bâtiments publics élevés grâce à la fortune personnelle de sa famille, mais ses yeux s’arrêtèrent longuement sur une façade de marbre poli que la lune faisait luire doucement. C’était là sa propre œuvre, un immense podium, placé tout en haut du rocher qui servait d’ancrage à l’enceinte urbaine. Les cérémonies de cette année allaient se dérouler sur la vaste terrasse que soutenaient ces parois blanches comme neige qui, bientôt, recevraient un décor chargé de couleurs contrastées : il fallait frapper d’admiration le voyageur arrivant par la grande voie du sud. L’année prochaine, un nouveau temple serait construit sur l’esplanade. Il avait déjà commandé, en Egypte, les seize colonnes de granite nécessaires, mais il hésitait encore sur le choix de l’atelier auquel il confierait la réalisation des sculptures des chapiteaux, des frises, du fronton : il voulait une profusion de détails qui exalterait sa richesse aux yeux de tous.

M. Julius Amandus se redressa avec fierté, pensant à l’inscription à lui offerte par les habitants de la ville, qui serait dévoilée à la sixième heure, au milieu de la journée. Grâce à elle, la gloire de sa famille serait proclamée pour l’éternité… Aujourd’hui devait être un jour qui marquerait la mémoire urbaine. Il agita légèrement une clochette. Quelques instants plus tard, Hermios, son esclave préféré, vint allumer les deux lampes de bronze suspendues au plafond et, aussitôt, la pièce s’anima d’une foule d’oiseaux, émergeant des feuillages légers peints sur des murs. Le vieux serviteur aida son maître à enfiler une tunique, puis le suivit dans le couloir déjà illuminé.

Les deux hommes descendirent l’escalier qui débouchait sur une vaste entrée ouverte sur l’atrium : là, un bassin alimenté par un jet d’eau reflétait les rayons lunaires, mêlés à ceux des torches qui se consumaient à chacun des angles de la cour intérieure. Aurelia Severina et les trois fillettes venaient d’arriver, suivies par leur nourrice Euphrasia, joviale et plantureuse. M. Julius Amandus frappa dans ses mains et l’ensemble de la maisonnée vint les rejoindre. Il parcourut du regard ce groupe bigarré d’esclaves dévoués aux tâches domestiques, avec à leur tête l’intendant du domaine, Niger, un africain aux cheveux crépus, né ici même, et dont la vive intelligence avait tant séduit le père de M. Julius Amandus, qu’il l’avait formé à la conduite de ses affaires.

Tout ce monde était maintenant tourné vers l’autel domestique, installé dans une niche où se pressaient les effigies de ses ascendants disparus, groupées dans le laraire, au-dessus d’un rustique autel de pierre creusé d’une petite coupelle en son sommet. Le maître étendit la main et y versa quelques gouttes de lait de la plus belle chèvre du troupeau, en prononçant une invocation aux mânes de ses ancêtres. Il eut une pensée particulière pour l’aïeul, un aristocrate gaulois enrôlé dans l’armée de César, partie à la conquête de la Gaule chevelue : sa bravoure lui avait valu de nombreuses décorations et, surtout, la citoyenneté romaine octroyée par le général lui-même. Puis, il se pencha pour offrir un œuf à la couleuvre verte et jaune, gardienne de la maison, qui repartit aussitôt se lover dans son abri.

Les esclaves se dispersèrent pour rejoindre leurs tâches et la famille se dirigea vers la salle à manger. Ensemble, ils rompirent silencieusement le jeune de la nuit par quelques figues et quelques galettes d’orge, servies par Niger.

Julius Amandus se rendit ensuite à l’écurie où son meilleur cheval l’attendait, brossé de frais. Il l’enfourcha d’un bref élan, puis franchit la porte du domaine, ouverte par le jeune Dumno. Quand les battants se refermèrent en grinçant, le maître réprimanda d’une voix ferme l’esclave négligeant qui avait omis d’en graisser les gonds. Le cheval partit d’un galop souple et conduisit son cavalier dans le jour naissant, vers la porte d’Hercule qui ouvrait entre deux hautes tours. Après avoir suivi une des voies principales, Julius Amandus fit gravir l’un des escalier du podium à sa monture, afin d’inspecter l’esplanade où seraient réuni, avant la troisième heure, l’ensemble des citoyens de la ville : tout était en ordre, la cérémonie pourrait se dérouler dans toute sa magnificence.

Cependant, lorsque Julius Amandus fut revenu chez lui, il restait légèrement inquiet, tourmenté par l’idée qu’un incident fâcheux pourrait tout gâcher. Pendant qu’il se faisait habiller par ses esclaves, il passa sa mauvaise humeur sur son barbier, trop maladroit, et même sur son intendant Niger qui lui donnait pourtant d’excellentes nouvelles de ses propriétés. En effet, le creusement du canal de drainage des paluds de Furane était en voie d’achèvement, ce qui permettrait de mettre en culture plusieurs centaines de jugères. Comment ? Niger ne s’était pas encore soucié de rechercher des colons à qui louer ces nouvelles terres pour qu’ils les défrichent ? Il est hors de question d’acheter de nouveaux esclaves, les cours sont trop hauts depuis la guerre civile et, de plus, l’empereur Vespasien met en place une révision cadastrale. Il faut se presser…

Maintenant correctement drapé dans sa toge de laine fine immaculée, Julius Amandus se rendit au chevet de sa vieille mère qui ne marchait plus depuis longtemps. Posant sa main droite sur la tête de son fils unique, elle prononça une litanie de vœux pour lui-même et sa descendance, maintenant assurée grâce à l’adoption du fils cadet de Publius Cornelius Varus, son meilleur ami. Ce lien resserrait désormais les deux familles les plus anciennes de la cité.

Julius Amandus fit monter son épouse et ses filles, en tenue de fête, dans le chariot tendu de rideaux couleur safran, afin de rejoindre l’entrée du forum où se formait le cortège. Son fils adoptif, Marcus Julius Amandus Cornelianus, les attendait et s’empressa auprès de Aurelia Severina pour l’aider à descendre de la voiture sans déranger ses voiles. Prima et Marcia, fières de leurs couronnes de fleurs et de leurs longues robes, étaient impressionnées par la foule qui se massait, mais la petite Severia, qui s’était discrètement glissée derrière elles pour aller flatter l’encolure de leurs chevaux, se fit réprimander. La famille rejoignit la place qui lui était réservée et quelques minutes plus tard, le soleil levant faisait briller la grande statue de bronze de l’empereur, dressée devant le temple. Une ovation, partie de la foule massée sous les portiques, accompagna la montée du globe de feu dans l’axe de la place, puis la procession s’ébranla pour rejoindre le sommet de la ville. L’élite de la petite cité, ainsi rassemblée, allait assister à de longues et couteuses cérémonies accompagnant la consécration de la nouvelle aire publique.

Des musiciens et des musiciennes étaient répartis tout au long de la file des citoyens et des citoyennes, acteurs des différents actes de la pièce qui allait se jouer tout au long de la matinée. Des animaux étaient solennellement conduits pour être sacrifiés en l’honneur des dieux honorés par la communauté des habitants de Julia Augusta. Un très jeune taureau blanc, aux cornes plaquées d’or et enguirlandé de fleurs, ouvrait la marche, soigneusement entravé de cordes maintenues par les prêtres de la cité : il serait sacrifié à la déesse Tutela, protectrice de la ville. Des brebis qui n’avaient jamais porté d’agneaux et de jeunes truies seraient offertes à Junon. Des jeunes filles vêtues de blanc portaient majestueusement des corbeilles débordant de fruits, offrandes destinées à la triade des Matrae Augustae dont le temple s’élevait hors les murs, auprès de la source vive qui alimentait l’aqueduc.

Devant chaque autel de carrefour, le bruyant cortège faisait une pause et un prêtre officiait, répandant généreusement le liquide d’une libation, lait, huile ou vin, y ajoutant parfois une poignée de céréales ou quelques fruits frais.

La petite Severia, curieuse de tout, jetait des regards furtifs autour d’elle pour ne rien perdre du spectacle, tout en restant toute droite, bien à sa place dans le cortège, craignant le regard réprobateur de l’un ou l’autre des membres de la famille. La procession arrivait maintenant au devant de l’immense podium, dont la blancheur, éblouissante sous les rayons du soleil, contrastait avec le bleu profond du ciel. Un vaste autel, décoré de feuillages et de fleurs, y avait été installé sur une estrade de bois.

Les prêtres entourèrent le taureau et le conduisirent devant l’autel. Le couteau du sacrificateur frappa et le sang gicla violemment avant que la bête ne s’affaisse. Severia regardait, fascinée. Tout à coup, on entendit un grondement sourd, comme le galop d’un cheval. Il s’amplifia. Ce fut comme si plusieurs chevaux approchaient, même tout un immense troupeau de chevaux, puis le sol trembla… Severia vit au loin un rocher se détacher de la falaise, au-dessus de leur villa, puis rebondir sur la pente, avant d’exploser sur l’angle du mur de clôture du verger. La petite fille étouffa un cri, aussitôt couvert par des hurlements de panique.

Severia entendit ensuite son père haranguer la foule d’un air grave. Ce n’était qu’un tremblement de terre, mais de ce côté-ci des Alpes, Neptune, le dieu de la mer, l’ébranleur du sol, ne se mettait jamais en colère aussi fort qu’en Italie. Donc, il n’y avait aucune raison de s’enfuir. Le sacrifice pouvait continuer. Effectivement, les prêtres s’affairaient toujours autour du taureau, malgré un coup de vent subit qui souleva la poussière du sol, faisant pleurer les yeux de Severia. Ses deux sœurs l’avaient entourée et toutes trois s’étaient instinctivement rapprochées de leur mère, restée impassible sous le regard de Julius Amandus.

Quelques minutes plus tard, le sol trembla à nouveau et le grondement qui l’accompagna fut plus violent. Severia se cramponna en vain à sa mère pour essayer de rester debout, mais les secousses étaient si violentes qu’elles furent toutes deux jetées à terre. Le séisme dura plusieurs minutes puis cessa brusquement. On entendait des hurlements terribles monter de la ville, alors que les citoyens massés autour de l’autel restaient étrangement silencieux, comme frappés de stupeur.

Julius Amandus se releva le plus dignement qu’il put, empêtré dans les plis de sa lourde toge de laine, puis porta ses regards sur la ville. Ce qu’il vit l’effara. La plupart des maisons de la ville basse, bâties en terre, en briques d’adobe seulement recouvertes d’enduit de chaux, présentaient de larges ouvertures béantes, avec des poutres pendant lamentablement dans le vide. Même des tronçons de la muraille de l’enceinte avaient été renversés, en particulier là où les pluies diluviennes du printemps dernier avaient affouillé les fondations. Plus grave, une paroi du podium, probablement mal stabilisée, s’était renversée, ensevelissant sous un amoncellement de marbres disloqués, l’inscription dont lui, Julius Amandus, attendait avec tant de fierté qu’elle puisse être offerte à la vue de tous. Cependant, au centre de la ville, les bâtiments entourant le forum paraissaient intacts et les colonnes du temple à Auguste et Rome ne semblaient pas avoir souffert. Les autres citoyens rassemblés sur l’esplanade regardaient à leur tour, pétrifiés par l’angoisse.

Tout à coup, un cri strident retentit au dessus de leur tête : les vautours ! Les vautours étaient déjà arrivés, preuve que des morts attendaient là, sous les décombres.

Julius Amandus reprit ses esprits et s’adressa à nouveau aux citoyens. Il fallait organiser les secours rapidement. Vérifier en priorité les fuites de l’aqueduc, et prévoir d’en étayer les arches si elles étaient trop touchées. Réquisitionner tous les charpentiers valides pour construire des échafaudages de renforcement, déblayer les rues pour assurer le passage et rassembler les blessés dans les bâtiments du forum ainsi que tous les bâtiments suffisamment bien construits pour être resté debout. Il donna des ordres précis aux esclaves publics qui l’accompagnaient, afin que chacun puisse œuvrer dès que possible à la reconstruction. Avec le collège de prêtres, il devait prévoir des sacrifices expiatoires et la purification de tous les lieux souillés par la mort.

Julius Amandus revint auprès d’Aurelia Severina, qui serrait ses filles contre d’elle, et prit tout à coup conscience que son fils adoptif, Amandus Cornelianus, ne les accompagnait pas. Severia lui dit avoir vu le jeune homme se diriger vers l’escalier du podium, juste avant le sacrifice.

Pris d’un sombre pressentiment, Julius Amandus se précipita aussi vite que sa position pouvait le lui permettre, dans la direction indiquée par sa fille cadette. Il descendit les marches disloquées et longea le mur de soutènement jusqu’à l’effondrement. De là lui parvenait un râle étouffé : Amandus Cornelianus, gisait là, coincé sous un énorme bloc de maçonnerie, la tête en sang. Julius Amandus dut relever à pleine main les plis de sa toge pour s’agenouiller auprès de son héritier. Celui-ci, à peine conscient, le regarda dans les yeux et murmura faiblement :

L’inscription… Elle a brisé mes jambes.

Son corps eut un dernier sursaut et Julius Amandus pleura pour la première fois de sa vie d’adulte.

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