Le souffle d'un ange

Christian Boscus

le début d'un roman que je viens de mettre en lecture pour avis et modifications finales. Il y a encore du boulot...

 Le souffle d'un ange

-          Je te souhaite de trouver le fil de l’instant où ta main va plus vite que ton esprit et se laisse entrainer plus loin au fond de toi, dit-il d’une voix d’aurore étalant ses timbres tout autour dans l’espace. Et si les mots étaient des étoiles décrochées du ciel un instant que l’on cousait bout à bout pour écrire des méridiens où l’on pourrait se lire ? Et si le Verbe s’est fait chair, n’est-ce pas pour imprégner l’espace avec des lettres vivantes et pour donner au temps la consistance d’une histoire à réécrire sans cesse en mille scénarios ? 

Il venait de prononcer ces paroles derrière mon dos sans me surprendre et je reconnus sa voix sans jamais l’avoir entendue auparavant. Je sentis sa présence. Sa main se posa sur mon épaule comme une aile d’oiseau s’étale sur les vagues du ciel, comme une brise caressante et je voulus me retourner pour le contempler et lui donner l’accolade. Ses mots descendirent sur ma page en partance vers des contrées inconnues et je poursuivis mon écriture au charme de sa voix :

-          Ne te retourne pas sinon je disparaîtrais. Ne te retourne jamais pour regarder si tu as bien fait, si celle que tu aimes est encore là, si tu as eu du succès, s’il a fait beau, si oui ou non tu es encore vivant.  N’attend rien !

Je restais un instant accroché à ses mots comme un navigateur solitaire en pleine mer qui attend l’étoile pour étendre les voiles de sa coque de noix. 

-          Tout t’est donné dans le présent où tu te trouves car il n’y aura jamais un autre lieu où tu pourras être. Souviens-toi « … Ame, être c’est aimer. Il est. / C’est l’être extrême. Dieu c’est le jour sans borne et sans fin qui dit : J’aime. / Lui, l’incommensurable, il n’a point de compas ; / il ne se venge pas, il ne pardonne pas ; / son baiser éternel ignore la morsure… »

-          Oh oui, je me rappelle. Vos mots ont déchiré les carcans de mon âme emprisonnée dans la peur pour qu’en jaillisse de la joie, celle blottie en tout, celle attendant l’espoir, celle échangée par tous. Vous m’avez sauvé la vie.

-          Tu y vas un peu fort, mon jeune ami. Je suis un poète, pas un secouriste. Et puis « Ta vie » es-tu sûr qu’elle t’appartienne ? Peut-être est-ce toi qui appartiens à la vie ?

-          Avant de vous rencontrer, je n’étais pas beau à voir, je portais le poids du monde sur mon dos fourbu et voûté, j’en voulais à mes parents de m’avoir enfanté au lieu de me laisser errer dans le néant. Je haïssais Dieu de m’avoir infligé une vie détestée dont je n’avais pas choisi de vivre. Je détestais les femmes qui ne me regardaient pas, les autres qui ne m’appréciaient pas et je désirais tuer l’étranger qui habitait mon corps.

-          Souviens-toi : « … La matière n’est pas et l’âme seule existe. / Rien n’est mort, rien n’est faux, rien n’est noir, rien n’est triste. / Personne n’est puni, personne n’est banni. Tous les cercles qui sont dans le cercle infini / n’ont que de l’idéal dans leur circonférence… »

Je plongeais dans ma mémoire sans me vautrer dans le passé. Deux ans plus tôt, je me levais avec une seule idée en tête : mourir. Depuis plusieurs jours, je rodais autour des ponts car je n’arrivais plus à relier entre elles les rives de mon enfance solitaire et celle de mon adolescence étouffante. J’entrais dans l’âge adulte, la peur au ventre, peur des filles, des autres, de moi-même, cet illustre inconnu. Je montais plusieurs fois en haut de la tour Effel et je m’imaginais planant dans l’air serein comme un oiseau dont les ailes n’étaient pas finies. Je n’aimais rien  et je n’étais aimé par personne. C’est ce que je ressentais. Mon mal-être était total. Je n’étais satisfait de rien, même pas de l’air que je respirais. Mes pas, poussés par une force inconnue, entrèrent dans une grande librairie. Mon cœur resta à l’entrée de la porte à pleurer sur mon sort comme un vieux chien en laisse. Mes yeux m’avaient accompagné et furent attiré par trois livres rouges. Ils trônaient au-milieu de leurs congénères rendus insignifiants par leur âpreté et leur apparence commune.

J’étais sorti quelques mois plus tôt d’une pension pour enfants dans Paris où j’avais passé presque toute ma jeunesse, onze ans. J’ignorais tout du monde, de la vie, des femmes que je déshabillais dans la rue avec mon désir palpitant au fond de ma chair attristée. Je m’étais réfugié, enfant, dans la lecture de romans d’aventures où les héros sauvaient le monde ou résolvaient des énigmes étranges et compliquées. Les livres étaient mes seuls vrais amis où en lisant certains auteurs, je me sentais compris et reconnu dans ma vision du monde. J’aimais les mots par-dessus tout comme une nourriture quotidienne. J’avais été humilié par mon professeur de français. Il estimait mes rédactions étaient trop ceci ou pas assez cela, hors sujet. Je faisais cinquante fautes de français par page.

J’ouvris un grand livre rouge sans avoir lu le nom de l’auteur et je lus sans réfléchir : « Dieu ! J’ai dit Dieu. Pourquoi ? Qui le voit ? Qui le prouve ? / C’est le vivant qu’on cherche et le cercueil qu’on trouve. / Qui dont peut adorer ? Qui donc peut affirmer ? / Dès qu’on croit ouvrir l’être, on le sent se fermer. » J’étais ému aux larmes. La pension d’où je venais, et dont je remercie ses serviteurs de m’avoir accompagné et appris un métier, prônait l’existence d’un Dieu spécial dont je ne ressentais pas la présence au cœur de ma vie. Je poursuivis ma quête de l’auteur à la hauteur du livre. / J’allais contempler l’homme, ce bâtisseur de livres / de rimes et de musiques, de pure poésie. /  J’allais goûter son nom dans mon âme éblouie : Victor Hugo.

Je kidnappais les œuvres complètes du grand poète, je les arrachais à leur endormissement. Je leur donnais une nouvelle vie et le rôle essentiel de remonter mon âme du gouffre de l’ennui. J’ignorais que ces désirs intimes allaient se réaliser. Que c’est bon de réveiller un livre qui n’a jamais servi, d’être le premier à poser la caresse de ses yeux sur sa peau abandonnée. Que c’est bon de donner aux mots le pouvoir de s’articuler et de danser comme des pantins oubliés dans le fond d’une malle. En parcourant les œuvres de Victor Hugo, je leurs donnais vie et j’accédais à la mienne. Ils étaient trois, trois mousquetaires et j’étais d’Artagnan. Ils étaient trois, le corps, l’âme et l’esprit et j’étais la conscience à travers l’attention de laquelle ils se déployaient comme des êtres ailés.

Je rentrais chez moi et je plongeais dans l’encre des mots du poète comme dans un lac perdu près des sommets. Je pénétrais dans la magie inexplicable du verbe qui s’est fait chair, cher à mon cœur. Ce fut une révélation. Ma bouche s’enivrait de ses alexandrins puissants avant de les restituer à mon âme en quête de moi-même. Je n’étais plus seul : j’avais un ami ! Deux jours plus tard, ivre du nectar de la pensée restituée au marbre du temps, je courus acheter une vieille machine à écrire.  Ma chambre exigüe où je me morfondais devint une forêt de mots. Moi qui avais vécu des siècles dans le silence, qui avait enterré dans la terre de mon ventre des milliers de souffrances et d’injustices, tout à coup je devenais un rossignol chantant, un volcan expulsant une lave de mots sur toute l’immensité alentour. Je détruisis durant plus d’un an des milliers de forêts transformées en pelouse de papier. Jour et nuit, je déversais des alexandrins comme Ulysse dans les écuries d’Augias. J’étais pris d’une frénésie d’écriture insensée. Je ne mangeais presque plus, je dormais peu, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne. Je restais cloitré dans une prison de papier dont les barreaux étaient faits de lettres et de signes étoilés.

J’avais un pouvoir divin impulsé par mon ami Victor Hugo. Je pouvais, sans sortir de chez moi, refaire le monde, réécrire l’histoire de l’humanité, cracher ma haine de l’humain -ce que j’ai fait sur des kilomètres de chemin de feuille d’arbres mâchés-, maudire les femmes de leur indifférence, cracher sur Dieu et le recréer selon mon bon vouloir. Par l’écriture, je compris que l’on pouvait réinventer le monde. L’écrivain est à l’égal des dieux. Ma colère fut épuisée très vite, ma hargne s’effrita en lambeau de mots empilés comme des tas d’ordures. Ma douleur se fit larme, puis sang, puis sève, puis énergie pure et je me redressais au grand jour. J’ouvris les fenêtres de mon âme étouffée, je débloquais la porte emmurée de mon esprit de camisole, je fis tomber les murs de la rancune autour de moi. J’étais libre, libre comme l’oiseau Hugo d’enfanter des alexandrins dans un ciel poétique. Je sortis de ma nuit, ouvrit mon cœur, goûtais la joie.

Je donnais deux années de ma vie pour remonter du gouffre de ma nuit tiré par le fil de la poésie pure.  Les trois livres des œuvres poétiques complètes de Victor Hugo me sauvèrent la vie. Je sentais son souffle dans mon dos, je me réchauffais à la présence de ses ailes. Les livres étaient rouges, comme le sang de mon corps irrigué à nouveau de parfums enivrants, comme le feu, la flamme, la braise, un cierge immense dont l’âme flamboyante montait vers l’infini.

Le temps passait est j’étais un écrivain ignoré de tous. Seul le grand Hugo connaissait mon talent. Un beau matin d’hiver, j’étais en dessous de chez moi, chez une voisine, en train de siroter un café et de lui lire l’une de mes œuvres promises au succès. Elle me faisait de bonnes critiques sur ma prose quand elle me fit remarquer des bruits au plafond. Je courus à ma chambre de bonne au dernier étage, j’ouvris la porte, je fis un appel d’air et la pièce s’embrassa. Les flammes léchèrent la porte et mon petit crâne étonné. Je la refermais à la hâte. Les pompiers arrivèrent et malgré leurs trombes d’eau,  mon espace fut détruit entièrement. L’eau boueuse acheva les quelques pages encore vivantes qui avaient échappé à ce massacre et qui gesticulaient encore dans les décombres. J’avais laissé une bougie allumé sur mon bureau et sûrement, mes trois petits chats espiègles l’avaient couchée à terre.  Quand le silence revint, le lendemain, je montais dans mon petit Pompéi. Je traversais les vestiges de mon passé. Le ciel avait troué l’espace et entrait par le toit, les fenêtres avaient été démontées par les flammes voleuses et il ne restait plus rien de mes écrits. Les mots sont bien du vent !

Je restais prostré quelques minutes devant ce désastre. Curieusement, je n’étais pas triste. Une petite voix en moi, -peut-être était-ce lui, le grand poète- me dit : qu’importe, tu as extirpé des abimes de ton être des trains de poésie, rien n’est perdu. Les mots sont là, en suspens dans l’azur, telles des hirondelles écrivant de leur vol le miracle du monde. Quand tu voudras, tu n’auras qu’à puiser dans le vent toutes les lettres éparpillées. Tout était cuit mais je le crus !

Je quittais mon deux pièces qui n’en faisait plus qu’une. La cuisine minuscule était à l’entrée dans un renfoncement. Mon œil fut attiré par des braises encore incandescentes. Un cœur palpitait là, m’attendait. Les œuvres de Victor Hugo trônaient, la tranche noircie, comme des géants de pierres attendant d’être réveillés par un souffle de vie, par une main divine. Je restais quelques secondes à contempler ce miracle dont je n’aurais jamais l’explication. Je les rangeais habituellement dans ma bibliothèque, qui avait brulée ou sur mon bureau, qui était en cendre, ou encore sur mon lit, qui était carpette.  Comment avaient-ils atterris sur le petit évier de la cuisine ? Un pompier, arrivé le premier sur les lieux du drame, voyant les mots vivifiants s’enfuir des trois volumes, leur épargna une crémation certaine. L’esprit de Victor Hugo couché entre les lignes flamboyantes insuffla deux ailes à ses écrits mystiques pour les sauver des flammes et des eaux. Je les saisis, les couchais sur mon cœur et descendis les six étages comme un miraculé par la main de Jésus.

J’ai déménagé dans ma vie plus de fois qu’un mois contient de jour et j’ai souvent donné ou égaré mes biens. J’ai plusieurs fois encore tout perdu… J’ai offert, lors d’un mémorable anniversaire où l’on me fêtât car j’avais cinquante ans, la plupart de mes livres pour qu’ils cessent de dormir dans mes bibliothèques de pierres mais jamais je ne me suis séparé de mon ami Victor Hugo.

Je repris pied dans le présent laissant ma mémoire divaguer seule dans les lointaines cendres d’un temps consumé d’imprévisibles histoires vivantes.

-          Laisse-moi te contempler, ais-je demandé à mon ami Victor Hugo. Rien qu’une fois sentir ta peau dans le creux de mes yeux. Je te le promets, je ne le dirais à personne et puis de toute manière personne ne me croira.

-          Je suis un peu décrépi après toutes ces années. Mes os ne sont plus que de la poussière…

-          Mais votre âme…, je la sens

-          Ne respire pas trop l’odeur du passé, tu risquerais de suffoquer.

-          Rien qu’un coup d’œil !

-          Les yeux sont les portes de la pensée. Ils divisent les êtres ou les rapprochent, évidemment. Aie confiance en ta main qui touche à l’intuition. N’attend rien !

-          Alors dis-moi ce qui frisonne dans mon dos, qu’elle est cette présence derrière moi…

-          Souviens-toi quand tu étais occupé à égrainer les mots du chapelet des heures.

Je retrouvais le poids pesant du livre entre mes mains émues où les mots étaient immensément lourds, porteurs de vie éblouissante et douloureuse, plombés de l’expérience d’un homme amoureux du vivant.

-          Oh oui : « Heureux l'homme, occupé de l'éternel destin,

Qui, tel qu'un voyageur qui part de grand matin,

Se réveille, l'esprit rempli de rêverie,

Et, dès l'aube du jour, se met à lire et prie !

A mesure qu'il lit, le jour vient lentement

Et se fait dans son âme ainsi qu'au firmament.

Il voit distinctement, à cette clarté blême,

Des choses dans sa chambre et d'autres en lui-même ;

Tout dort dans la maison; il est seul, il le croit ;

Et, cependant, fermant leur bouche de leur doigt,

Derrière lui, tandis que l'extase l'enivre,

Les anges souriants se penchent sur son livre. »

-          Tu es un ange !

-          Il t’appartient de le croire !

  • Néphelie, Frédéric, merci pour ces retours. J'ai lu la bio aussi, je me souviens plus de cet abandon. De quoi s'agit-il ? Merci

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Ch jardin 2 92

    Christian Boscus

  • Tes pages 4 à 6 m'ont fait planer... Merci à Victor Hugo de t'avoir donné une seconde naissance...et revanche aussi, ayant lu sa biographie... il a abandonné un fils à une triste réclusion et libéré...la tienne!!!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Fond d ecran 4 orig

    nephelie

  • Oui, je crois!... C'est magnifique, christian. Un élève humilié par son professeur de français et qui devient le confident et l'ami de Victor Hugo! Merci pour ce texte riche en émotion, merci de clamer ton amour pour le grand poète, illustre, mais si peu lu..."que c'est bon de réveiller un livre qui n'a jamais servi...." Fraternellement Bravo!

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Lisbonne 27 29 juillet 2010 028

    Frédéric Cogno

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