Le spectre
emilka
C'était l'hiver. Il y avait du feu dans la cheminée du salon. Il y faisait douillet. Cette salle, la seule du manoir à être chauffée avec autant de soin, portait dans le rouge de ses tapis et ses tentures une impression d'étreinte. Assis dans un de ses sièges, cerné par les drapés des rideaux, on se sentait emmailloté, comme plongé dans un bain tiède.
Seulement, Jules n'avait pas le droit d'y entrer. Ou alors, seulement quand sa grand-mère, la propriétaire des lieux, dame septuagénaire chez qui il passait ses vacances, recevait. Le reste du temps il restait dans sa chambre ou dans la salle à ouvrage, où la température était nettement inférieure. Le salon, c'était la gourmandise interdite, réservée aux grandes occasions.
Chose étrange, Edmée, la grand-mère de Jules, se privait également des agréments de son salon. Elle préférait s'installer dans la raideur d'un fauteuil au dossier de noyer, aux côtés de son petit fils, dans la salle à ouvrage dont les rideaux pâles étaient agités de temps à autre par une brise échappée d'une fissure dans la fenêtre.
Edmée voyait en la rigueur et l'extrême sobriété une forme de sublime, pur et tranchant comme les figures de marbre qui saillent des murs d'église. Une beauté suprême, une suprême félicité qu'elle désirait pour elle ainsi que pour ceux qu'elle aimait. Elle mangeait maigre, ne fêtait que Noël, Pâques et la Toussaint en commandant à son traiteur un rôti et des tartelettes amandines. Veuve très jeune – un an après la cérémonie – elle avait connu les plaisirs du mariage juste le temps d'avoir son fils, le père de Jules, qu'elle n'avait pas vu grandir, accaparée par sa charge de magistrat. Dans l'ensemble, cette femme n'avait que très peu goûté aux baies mûres de la vie et cela, chose étrange, ne semblait pas lui manquer le moins du monde.
Edmée faisait de la dentelle au fuseau. C'était là le seul loisir de son existence austère. Elle aimait s'asseoir à l'aube près de la fissure chuintante de la fenêtre, devant son carreau. Les doigts emmanchés dans des mitaines de crochet noir, elle travaillait plusieurs heures, tremblotant comme une longue gerbe de fleurs sèches dans le vent. Mais elle était heureuse, oubliant les douleurs de son corps, oubliant l'ancre que représentait ce vieux corps pour son âme. Car Edmée n'aspirait qu'à flotter tel une vapeur, se fondre dans la brûlure du froid qui ruisselait sur l'immensité de la forêt. La dentelle à la trame rugueuse, blanche, faite moins de fils que de vide, était à ses yeux le motif de cette abstraction sublime qu'elle s'était donné comme perspective.
Un soir, c'était le soir de la Chandeleur, la bonne, Sophie, qui veillait sur le petit Jules lorsqu'il n'était pas en train de lire auprès de sa grand-mère, avait eu envie d'égayer le séjour de l'enfant par une attention tout à fait à propos. Quand Jules s'était présenté à la cuisine pour que la domestique procède à sa toilette quotidienne, il l'avait découverte touillant dans un grand saladier une pâte couleur sable. La joie avait éclairé son visage. Sophie allait lui faire des crêpes. Rien que pour lui.
Quand elle l'avait vu courir vers elle, la bonne avait posé un doigt sur sa bouche et, le prenant dans ses bras tendre de femme grasse, lui avait murmuré d'aller à la remise chercher un pot de confiture d'orange. Jules s'était précipité dans le couloir, vers la remise qui se trouvait de l'autre côté de la cour.
Pendant ce temps, Edmée était sortie de sa chambre où une longue sieste l'avait retenue. Au sommet de son buste de statue, sa figure était encore voilée d'une expression ensommeillée. Elle avait arpenté le large couloir qui va jusqu'au grand escalier de l'entrée. Elle avait descendu les marches de marbre dont le timbre lui évoquait le froid et le lisse de la glace sur les grands étangs.
Lors de cette soirée, belle avec ses étoiles et son silence, quelque chose c'était mis en œuvre. Tout aux yeux d'Edmée avait la légèreté éthérée de la dentelle. Mais cette légèreté était plus vigoureuse, plus prenante. C'était une légèreté qui s'attaquait à toutes les choses, dévorait leur lourdeur toute vive pour n'en laisser qu'une trame ténue. La vieille dame, le regard embrumé, sentait ses mouvements plus aisés. L'air de l'entrée autour d'elle, presque corrosif tant il était glacée, traversait sa chair et lui saisissait l'âme. Elle avait senti son corps entier être défloré par l'éternité du froid et du vide. Défloré, dépecé par cette étrange force.
Et puis, arrivée en bas de l'escalier, elle avait vu une silhouette dans les reflets du marbre. Elle se mouvait comme un banc de poissons aux nageoires immenses sous la surface polie des dalles. Puis cette silhouette avait affleuré lentement de la pierre pour se dresser devant Edmée. C'était une femme. Ou un homme. Un être, blanc, au corps sans chair et sans os. Un être qui ne vivait pas, froid comme le ciel. Et il était beau d'une beauté vertigineuse, modelé dans une matière qui tenait autant de l'écume que du nuage.
Edmée s'était assise sur une marche et avait regardé l'être surnaturel. Très longtemps. A la fin, elle grelottait tant elle était transie. Mais elle n'en avait cure. Elle ne se sentait pas mourir de froid.
Le petit Jules était arrivé en gambadant à ce moment, l'entrée et son grand escalier se trouvant sur son chemin pour atteindre la remise. Il avait vu sa grand mère, recroquevillée contre la rampe de l'escalier, les yeux agrandis par une vision qui l'horrifiait autant qu'elle l'émerveillait. Il s'était arrêté net au seuil de la pièce, puis s'était approché. Sans parler, presque sans respirer. Et il s'était assis à côté d'Edmée qui ne semblait pas avoir remarqué sa présence. Alors, l'enfant avait vu le revenant. Il n'avait pas eu peur. Il avait dans la poitrine la chaleur bestiale de son attachement aux choses de la vie. Il allait manger des crêpes, se blottir dans la douceur tachée du tablier de Sophie. En revanche, il ne comprenait pas la fascination qui avait frappée sa grand-mère. Et comme il ne comprenait pas, il avait demandé à la vieille dame : « Mais, grand-mère, tu contemples la mort ? ».