Belle
emilka
La taverne dans laquelle nous avions rendez-vous ressemblait à une forêt. Tout y avait la même profondeur résonnante, pleine d'une mystérieuse vivacité. L'air contenait tout un essaim de sons, murmures, cliquetis de vaisselle, chauds frottements des paumes contre le bois des tables.
J'avais mis une robe rouge, parce que dans mon imaginaire personnel, le rouge était la couleur du brio. J'avais le trac. Mais en même temps, j'étais prise d'une sorte d'excitation déclenchée en moi par l'approche du danger. L'excitation de rentrer en scène, sous la virulence des regards scrutateurs. Je brûlais d'être mise à l'épreuve, brutalisée, de me heurter à la société. Je voulais faire mes preuves, m'affirmer. J'étais un chaperon, le corps tout tendu aux gifles de la vie, dressée, blanche et rouge, contre le soir de la forêt.
J'avais rencontré Guillaume, Julia, Chloé et Corentin quelques jours plus tôt, lors d'une autre soirée. Ils étaient tous en licence d'Histoire mais aucun d'eux n'avait de projet professionnel précis. Ils étudiaient par goût, sans l'inquiétude pragmatique de la finalité de ces études, du métier vers lequel ces dernières pouvaient bien les emmener. Leurs propos étaient tous imprégnés de cette addiction au savoir. Je me sentais un peu démunie devant ces conversations trop virtuoses pour moi, habituée à des thèmes plus faciles comme la pluie, les profs, les vacances. Cependant, je brûlais d'être acceptée au sein de ce groupe dont j'adulais déjà les membres.
Corentin était arrivé peu de temps après que je me sois installée à la table qui avait été la nôtre quelques jours auparavant. Il ne m'avait pas souri en me saluant. Assis en face de moi, il avait sorti un carnet à la couverture labourée et y avait écrit quelques signes, des notes pour la composition de son roman, sans doute. Il écrivait, il s'était même fait publier. Julia me l'avait décrit comme un type talentueux. Le front incliné vers le carnet, les pupilles ballotées par la houle des mots jetés en lignes sur le papier, j'avais vu en lui un poète maudit. Fiévreux, presque tremblant dans le cri sourd et saccadé de la plume contre la fibre de la page, je l'avais trouvé désirable. Je le voyais déjà nu.
Emportée par mon engouement, je lui avais dit, sans aucune forme d'introduction, quelque chose que j'avais vaguement retenu de ma conversation avec Guillaume. Ce dernier avait mentionné que Corentin, dans ses écrits, aimait rendre hommage à des auteurs en truffant le texte de citations codées. J'avais donc, comme ça, en espérant qu'il poursuivrait sur ce canevas, prononcé la réplique suivante : « Il paraît que tu aimes bien faire référence à d'autres œuvres dans tes travaux. ». Ce à quoi il avait répondu avec aigreur qu'il préférait le mot « allusion » à « référence », qu'il trouvait réducteur. Puis il s'était tu.
Sa réaction avait dispersé le banc de mes pensées comme le souffle d'une explosion. Espèce de sale con ! Je me sentais humiliée.
Julia était arrivée au moment où les pleurs commençaient à s'enkyster dans ma gorge. Comme j'étais assise sur une banquette contre le mur, avec entre elle et moi la table, elle ne m'avait pas embrassée. En revanche, sur la pommette de Viktor, elle avait enraciné sa bouche si profondément qu'une marque grasse était restée décorer sa peau d'une couleur de pomme. J'en étais malade de jalousie.
Ce rouge affront, luisant comme un grumeau de saindoux sur le visage de Viktor, avait ébloui tout mon être d'une ardeur de brasier. J'avais pris une décision qui devait réorienter le cours de ma vie. J'allais commencer un régime, faire du sport, m'acheter des jupes courtes. J'allais devenir diablement désirable. Une idole païenne. Et je séduirais. Et je choisirais avec un arbitraire révoltant les bénéficiaires de mes faveurs. Et Viktor s'en frapperait le front contre les barreaux de son lit. Il se haïrait de n'être qu'un homme, de n'avoir que sa petite littérature pour transcendance, ne pouvant prétendre à ma chair de lumière et de délice.
J'avais mal, derrière ma fureur. Minable, c'était le mot, lourd comme un boulet et moche comme la banalité, que j'avais tout de suite lié à mon état. Tu es minable, Salomé. Tu es grosse, ignorante : tu es minable. Mais comme tu as de l'orgueil, tu vas faire un effort pour vernir ta médiocrité d'un peu d'élégance. Tu vas apprendre à paraître.
Le congé de la Toussaint était vite arrivé. Étudiante à Paris, j'avais rejoint mes parents, qui habitaient en Lorraine.
Je passais mes journées soit à m'entraîner à la course, soit à essayer des tenues devant mon miroir. Au début, je me forçais à lire au moins une heure dans la matinée, mais au fur et à mesure que mon corps changeait, devenait plus mince et plus beau, j'avais abandonné l'intendance de ma vie intérieure. Je devenais belle. Qu'importait la froide éternité des idées ? J'étais prise dans la fulgurance de la vanité. Je me disais que j'aurais bien le temps d'étudier. Pour l'heure, je m'aimais, avec passion. C'était l'avènement auquel j'aspirai, la floraison de Salomé.
J'allais courir plusieurs fois par jour. Je traversais la campagne par d'étroits chemins de terre. Dans un pré que je longeais à mi-parcours, il y avait toujours un jeune homme qui peignait, assis sur un tabouret, coiffé d'un chapeau de paille, sa boîte d'aquarelle posée dans l'herbe à côté de lui. Il était laid, absolument. A l'ombre du chapeau, on lui discernait un visage creusé de deux orbites, avec dedans des yeux trop noirs, trop enfoncés. La peau, d'une couleur vaseuse, était ravagée par un acné réfractaire. Quant au nez, il saillait de la tête, dissimulant péniblement sous ses narines les visqueux secrets de la vie sinusienne.
Quand je passais devant lui, il me saluait d'un mouvement de la main auquel je répondais par un large sourire. Il était homme, après tout. Et je me devais d'exercer mon charme sur tous les terrains. Tous les jours, il était là, de plus en plus près, de plus en plus laid à mesure que les traits de son visage devenaient plus distincts. Sa hideur me révulsait. Mais la Salomé de gloire qui se développait lentement en moi me sommait d'encourager les espoirs du monstre. J'étais une louve et les louves détruisaient les innocents pour se nourrir. Je me nourrirais du désir du monstre, j'en nourrirais la Salomé idole.
Un matin, le monstre n'avait pas été là. En revanche, coincé sous une pierre, recouvert d'une pochette plastifiée sur laquelle la rosée avait démoulé sa transparence, j'avais trouvé une aquarelle. C'était mon portrait en pied. Le peintre m'avait représentée debout dans l'herbe, adossée à la clôture de la pâture. Sur le papier, j'étais vêtue d'une robe blanche à travers laquelle on distinguait mes dessous. Je n'avais pas de visage. Le monstre devait être trop loin pour discerner mes traits. Il s'était tous les jours rapproché de la clôture, mais en vains. Mon visage avait gardé son mystère plastique. Il n'avais pu que dessiner mon corps, y passer les couleurs brûlantes qu'il voyait juter sur ma peau rougie par l'effort.
Je m'étais trouvée sensuelle, avec cette robe qui ruisselait de mes épaules jusqu'au sol. Assez sensuelle pour me montrer au monde. Le soir-même, une fête avait eu lieu dans un village des environs. J'avais pris tout l'après-midi pour me préparer. J'avais perdu sept kilos, ne me nourrissant plus que de légumes verts. Le sport que je pratiquais intensément avait transformé mes cuisses en sveltes gerbes de muscles et de chair. J'avais mis la jupe la plus impudique que j'avais trouvé dans les tiroirs de la maison.
Je m'étais rendue à la clairière où la fête était installée en voiture, avec d'autres filles qui habitaient près de chez moi. En ouvrant la portière, à l'arrivée, j'avais tout de suite remarqué la présence du monstre peintre. Il était debout près du bar, à quelque mètres d'une piste de danse couverte, avec d'autres garçons de son âge. Il me regardait
Nous avons commandé des bières, puis nous sommes allées danser. Une soudaine faille dans mon assurance m'avait fait m'arrêter net. J'avais d'un coup eu le visage de Corentin imprimé dans les yeux. Foudroyée par la colère que m'inspirait cette vision, j'avais cherché le monstre du regard, pour vérifier s'il était bien en train de me contempler. C'était le cas. Il fallait que je me sente puissante. La nouvelle Salomé était menacée, elle devait pour être préservée se repaître de la faiblesse d'un autre. Il fallait qu'elle s'élève et c'est la dépouille d'un autre qui lui servirait de marche-pied.
Je m'étais avancée à la lisière de la piste de danse, devant la tribune des buveurs, au bar, là où se trouvait toujours le monstre. Je m'étais mise à danser, à onduler comme une anguille, comme une flamme d'incendie. C'était la première fois que je mettais en marche ce corps que j'avais mis tant de temps à modeler. J'ondulais, et la matière dont j'étais faite semblait se changer en quelque chose de plus noble, doré comme un ostensoir, élancé comme un pilier de temple. Et les regards des hommes qui se posaient sur moi comme des insectes butineurs...
Je m'étais arrêtée. Une de mes amies m'avait retrouvée dans la foule pour me porter un boc de bière. Pour boire, je m'étais écartée des autres danseur et adossée contre un tronc d'arbre, près du bar. Le monstre me regardait toujours. Il s'est approché de moi. Voir cet être répugnant si proche, tout en sachant qu'il convoitait mon corps, mon beau corps de nymphe, m'avait fait battre le cœur de révolte.
Il m'avait saluée, je n'avais rien dit. Alors il avait parlé, parlé. Il m'avait dit qu'il ne faisait pas d'études, mais qu'il essayait de s'en sortir quand même, qu'il faisait de l'aquarelle pour se changer les idées, qu'il avait la niaque. Je ne voulais pas en entendre davantage. Sa simple présence m'était un affront. Je lui avais coupé la parole et lui avais demandé pourquoi il était venue me parler. Il m'avait dit qu'il me trouvait jolie, et un autre chose qui m'avait mise en rage. Il m'avait dit qu'il me trouvait accessible. Moi, la déesse, accessible à ce pourceau ? « Je ne suis pas accessible », avais-je répondu. « C'est pourtant une qualité. Etre inaccessible, ça veut dire rester tout seul. C'est triste. Tu veux rester toute seule, toi ? ». Je lui ai demandé ce qu'il entendait par « accessible ». Il m'a répondu « Se mettre au niveau des autres. Ni plus haut, ni plus bas. ». Ni plus haut, ni plus bas. C'était si facile. Comme si nous étions tous égaux en talent et en beauté. Ce qu'il décrivait, c'était juste de la tolérance, une hypocrisie courtoise. Faire semblant d'estimer la personne en face de soi.
J'ai dit, animée par une énergie que je ne me connaissais pas : « Et toi, tu te positionnes où ? Plus haut ou plus bas ? Tu crois que ça va de soi d'être parfaitement comme il faut être, de trouver l'équilibre ? Tu es naïf. Ou peut être qu'au fond, tu le sais, que tu es tout en bas, avec ta gueule d'anus et tes aquarelles minables. Alors tu te rassures en inventant des thèses. Tu me fais pitié. Tu es si laid que j'aurais presque envie que tu meurs. ». Son visage s'est défait. Il a reculé, l'air mauvais. « Retourne à tes joggings. C'est tout ce que tu as. Pimbêche. » m'a-t-il dit avant de tourner les talons et de retourner à la fête.
J'étais hors de moi. Je n'étais pas une pimbêche. J'étais une idole, une apparence sublime enveloppant la souffrance hurlante de la conscience du vide et de la caducité.
Je m'étais mise à courir. Il faisait noir. J'étais en talons. J'étais tombée plusieurs fois. A la fin, je boîtais. Je voyais la laideur du monstre me narguer dans l'obscurité des fourrés. Je lui avait couru après. Je voulais l'anéantir, la broyer. La laideur du monstre, c'était la laideur de l'Homme. Il fallait en purger le monde.
J'étais arrivée aux abords d'un pré. A côté de la clôture, il y avait une étable, et derrière l'étable, la silhouette adipeuse d'un tas de fumier avachi dans l'herbe. Je ne pensais plus, mes mouvements résultaient d'un mécanisme dont ma fureur était le moteur. J'ai attrapé un seau qui traînait à côté d'une mangeoire. J'ai couru à l'amas d'immondices. Sans remonter mes manches, j'ai plongé le seau dans le flanc du tas et lui ai fait avaler une pleine lampée de merde.
Je suis revenue à la fête, serrant le seau contre mon ventre, contre le feu de ma vengeance qui faisait palpiter mes entrailles. Je me suis ruée sur la piste, j'ai retrouvé le monstre, je l'ai tiré à moi et lui ai jeté le contenu du seau au visage. « Je ne suis pas une pimbêche ! Je sue sang et eau pour soigner ma propre misère, la galle qui court sous la peau de chaque homme. Toi, tu es incurable, rien qu'une charogne bouffé par la laideur. Tout juste bon à engraisser la terre. Un tas de merde ! ». Et puis j'ai fui en courant, me commander une bouteille de Porto.
Ce soir-là, j'ai couché avec trois hommes. J'étais ivre morte, les vêtements souillés par la sueur et la crotte. Il fallait qu'on me désire. Entre ces interludes de débauche, je dansais à n'en plus pouvoir. Et je hurlais au vent qui s'était levé sur la campagne des « Je t'aime, Judith ! » auxquels je m'efforçais de croire. J'ai tellement hurlé que je n'avais plus de voix en rentrant chez moi. J'étais aphone, boiteuse, saoule comme un coing. J'avais le sexe irrité et la peau du cou blette d'avoir été trop mordues par mes multiples partenaires. J'étais sale mais j'étais une idole. Sale et superbe.
Le lendemain, je rentrai à Paris. Le matin, j'étais allée acheter des sandwich à la supérette du village pour le voyage. La propriétaire qui m'avait encaissée, très occupée à s'horrifier avec sa collègue sur un fait divers qui atterrait tout le département depuis les premières heures de la journée, m'avait à peine regardée. Je m'étais enveloppée dans un large pull d'homme pour dissimuler les marques de mes excès de la veille. Je boitais, ma cheville était enflée. Mon corps entier était une contusion. Je m'étais oublié le soir, je me rappelais toute ma douleur le matin. Et dans les regards des autres client, je voyais bien que j'étais laide.
« Il est mort. Étouffé, à plat ventre dans une flaque de boue, le visage enfoncé jusqu'aux oreilles. Il était laid, et puis feignant, mais qui peut bien mériter une fin pareille ? Il s'est saoulé jusqu'à ne plus pouvoir tenir debout, il a refusé qu'on le raccompagne sur le chemin du retour, il a dû tomber dans un fossé et il est mort. Si c'est pas dramatique de finir comme ça, misérable, tout seul dans la forêt ! Et puis jeune, avec ça ! Et pour une fille, en plus ! Il était laid, elle l'a repoussé. Violemment, il paraît. C'est incroyable comme on peut être en détresse quand on ne plaît pas. Et comme on peut se faire du mal. »
Je suis sortie de la supérette avant qu'on ne me rende la monnaie.
Merci beaucoup !
· Il y a environ 13 ans ·emilka
Un bien beau texte !
· Il y a environ 13 ans ·3d0