LE TEMPS

12:12.

On dirait un code.

De plus en plus souvent, je me surprends à regarder l'heure à l'instant précis où les chiffres affichent des doubles.

C'est étrange.

Hier, c'était 08:08.

Avant-hier, 09:09.

Très souvent, je m'arrête sur 16:16.

Et même sur 22:22.

Avant c'était les Autres, messagers inconscients, qui me faisaient remarquer ces bizarreries. Maintenant, l'horloge du temps s'adresse à moi directement. Il se passe quelque chose dans ces moments-là ou, plutôt, quelque chose passe, par une porte entrouverte.

C'est une brèche dans mon plan d'existence. C'est comme les fois où, l'espace d'une seconde, à peine, j'ai la conviction de revivre la même scène. Mais plus j'essaie d'attraper le souvenir, plus il m'échappe.

On est tellement plus que ce que l'on croit. Combien de vies ai-je vécues jusqu'à présent ? Neuf, comme les chats ? Des centaines ? Est-ce la dernière ? Où en suis-je ? Peu importe le nombre de vies passées, ce qui compte c'est la vie que je mène aujourd'hui puisque de celle-ci dépendront les suivantes.

Peut-être est-ce l'ultime ?

J'ai raté 13:13. Mais je viens de saisir 14:14 en passant la tête hors de ma cellule. Alors je m'immobilise. J'attends. Je sens des frissons parcourir tout mon corps. Je m'ouvre à l'univers. J'écoute de toute la conscience dont je suis capable. Je surfe sur les vagues de l'invisible.

Et puis la vie reprend son cours.

14 :15. Je descends à la cafétéria. Je connais le chemin. Chaque fois, c'est le même chemin, trois fois neuf marches. Pourtant, chaque fois est une nouvelle fois, une opportunité, l'occasion d'établir une connexion. Qui vais-je rencontrer ? Homme ? Femme ? Que va-t-il se passer ? Quel lien vais-je pouvoir tisser ? J'en croise qui ne me voient pas, et d'autres qui s'efforcent de ne pas me voir. Il y a aussi ceux et celles qui veulent que je les reconnaisse. Dans tous les cas, il y a contact. Nous ne serons plus les mêmes après cela.

Que savons-nous des autres, ces autres nous-mêmes ? Lorsque nous nous découvrons des affinités, et que nous nous retrouvons dans les autres, ce sont des amis. Lorsqu'ils représentent des portraits qui nous déplaisent, ça nous dérange et on les appelle ennemis. On est pourtant tous issus du même moule, au départ. Chacun est libre ensuite de s'illustrer à sa manière, parmi un choix infini.

Pourquoi une manière d'être serait-elle mieux qu'une autre ? Objectivement, chaque vie a sa raison d'être.

Que savons-nous de nos semblables que nous croisons chaque jour ? Nous ne savons que ce que nous acceptons de voir. Nous ne savons que ce qu'ils nous montrent, consciemment ou non.  Sans vouloir s'immiscer dans la vie des autres, il est toutefois inutile de placer une barrière entre eux et nous. Tout ce qui les affecte nous affectera un jour, d'une façon ou d'une autre. Tout ce qui nous affecte les affectera un jour, d'une façon ou d'une autre. Car nous ne sommes pas d'un côté tandis qu'ils sont d'un autre côté. Nous sommes côte à côte, particules diverses et complémentaires qui composent l'humanité, semblables aux milliards de cellules qui composent le corps humain, tous reliés par les fils invisibles d'une toile infinie. La toile n'est pas grise, ni blanche, ni noire, et certainement pas rose. Elle est multicolore. Elle est un arc-en-ciel dont chaque nuance fait ressortir les autres.