Le temps des voisins

— Dominique ! Dominique !

Tous les matins à 6 heures 49, juste de l'autre côté du mur j'entends une porte qui claque, « clac ! » juste après cet appel. Ensuite c'est mon réveil qui sonne… qui me donne envie de claquer une porte ou jeter un objet qui pourrait se briser, un bruit signifiant au monde entier que je me lève, que je n'en ai pas envie, mais que je me lève.

Ce qui est terrible dans cette non-histoire c'est que je m'appelle Dominique. Pourquoi deux fois Dominique à une minute de mon réveil ? 

— Tu as raison, je pourrais changer l'heure de la sonnerie afin qu'il sonne avant l'injonction Dominique deux fois. Imagine bien que j'y ai pensé.

Je suis dans ma cuisine, assise sur le bord du tabouret, la machine a café crachote, le grille pain fait son office sans bruit, j'attends…

— Donc j'y ai pensé et je l'ai fait. Une minute avant, à exactement 6h49. Et tu ne vas pas me croire, ça a fonctionné ! Ça a fonctionné deux fois. Et le troisième matin « Dominique ! Dominique ! à 6h48 et la porte qui claque et mon réveil qui sonne pour rien, et mon agacement qui monte, qui monte… 

Je suis dans cette cuisine à patienter, j'ai oublié de reprogrammer la cafetière et ma tartine met, me semble-t-il, plus de temps qu'il n'en faut à griller. Je regarde ma montre. Mon esprit divague. Je pense aux vacances. Plus que treize jours de travail et hop ! Itinéraire itinérant ! Je règle la machine à café pour le lendemain.

— Tu n'es pas étonné. J'en étais sûre. Deux jours plus tard me voilà dans la même situation, avec deux minutes d'avance, la poisse. Ça ne cessera jamais ? 

Assise devant ma tasse vide, ma tartine est grillée mais un côté l'est plus que l'autre. Le beurre est plus froid et refuse de s'étendre. Le café qui passe lentement dégage une drôle d'odeur. 

— Ah ! Tu en conviens enfin ! Cette non-histoire est étrange. Attends la suite, car même si tu l'imagines, les choses seront différentes.

Il ne me reste que deux jours de travail, les vacances se précisent dans mon esprit : la route vers le sud mais à petits pas. Je vois les étapes : quatre jours pour descendre, tout droit vers Les-Vignes. Mais non, ne sois pas idiot, c'est un nom de village, sur le Tarn. Mais non pas le département, la rivière… Je me réveille maintenant à 6h42 et jusqu'à mon départ je ne changerai rien. Tant pis si les voisins me réveillent avant la sonnerie.

— Tu as raison. Aller toquer à la porte voisine aurait résolu mon problème. Je l'ai fait d'ailleurs. Une dame charmante, qui a eu la gentillesse de m'offrir un porto et une visite de son appartement où elle vit seule depuis que son mari est décédé. « Je ne l'ai pas regretté. Il est mort, c'est plutôt un soulagement, ces dernières années il était devenu méchant. »

Sa chambre n'est pas mitoyenne et nous ne partageons que le mur de cuisine. Elle s'appelle Jacqueline et elle m'a demandé de l'appeler Jackie. Peut-être que son fils viendra cet été, peut-être. Elle lui a téléphoné l'autre jour mais il était à son travail alors il n'avait pas beaucoup de temps… Je lui ai dit que moi-même je n'en avais guère, le travail, ma mère qui vit dans le sud et tout ça… Elle m'a raccompagnée jusqu'au palier comme si je risquais de me perdre et quand j'ai ouvert ma porte elle m'a fait un signe de la main comme ces signes que l'on fait quand les personnes aimées partent en voyage.

« A bientôt Dominique. Passez de bonnes vacances, si on ne se voit pas avant votre départ. »

— Mais non, ce n'était pas du tout la même voix que celle du matin, pas du tout. Je lui ai répondu « Portez-vous bien Jacky ! Et si vous avez besoin de quelque chose n'hésitez pas à taper à ma porte ». Non ce n'est pas elle. Je ne change rien à la programmation de la machine à café. Mon grille pain fait des siennes et je m'en moque. Je suis aussi seule que Jackie mais je sais que tu reviendras en octobre. Et enfin, demain je prends la route avec ma petite voiture, ma tente et mon barda. Je laisse la sonnerie de mon réveil programmée à 7 heures. Il sonnera tous les jours y compris le dimanche, j'ai changé la pile, on n'est jamais trop prudent… Il sonnera, et re-sonnera trois fois à dix minutes d'intervalle sans personne pour l'arrêter, car je serai absente, absente, absente. Il cessera enfin pour recommencer le jour suivant et le jour suivant, etc. Jusqu'au 2 septembre. Je serai revenue la veille…

* * * 

Ce matin, 2 septembre, mon réveil, lui seul, m'a sortie du lit à 7h. Vingt minutes après Jackie est venue frapper à ma porte. Quand j'ai ouvert elle m'a tendu une assiette « Bonjour Dominique. Je vous ai fait des crêpes pour le petit-déjeuner. J'ai pensé que vous auriez besoin de douceur avant la reprise. » J'étais heureuse de la voir, je l'ai serré dans ma bras pour la remercier d'être là.

Elle m'a souhaité une bonne journée et avant de refermer sa porte elle a ajouté « Vous aves vu, ils détruisent l'immeuble à côté ? On va avoir du bruit et de la poussière… ».