Le temps et les grands espaces

alanys

Il fait nuit noire au cœur du Pantanal. On n’entend que les cris des oiseaux et le bruit des insectes. Le ciel est lourd de toutes les étoiles qu’il porte. Ah…le ciel de l’Amérique du Sud : une révélation ! Al atardecer[1] - quels jolis mots…ici le soir peut être porteur de promesses, ce n’est plus une fin mais une continuité. Le ciel se peint de rouge, rose, lilas…puis, enfin couleur d’encre, il révèle une voûte incroyable…nul part la Voie Lactée ne porte mieux son nom – poussière d’étoiles qui dessinent un large chemin au centre de la Voûte.

Ici, la première agglomération est à une journée de route. Nous sommes dans l’empire des eaux : le plus grand système de marécages de la planète grouille de vie, mais l’homme y est pour une fois tout petit. Une nuit à la belle étoile au Pantanal nous remet bien à notre place de choses insignifiantes à l’échelle de l’univers, dans l’immensité du temps.

D’ailleurs, depuis un bon mois que nous sommes sur la route, notre notion du temps a bien changé : la « routine » du voyage s’installe. Regarder sa montre n’est plus une nécessité (ça tombe bien, on n’en a pas !), le nombre de kilomètres à parcourir n’est pas préétabli, ni la longueur des arrêts. On réalise enfin ce qu’avoir le temps veut dire. On prend le temps, au gré des envies, pour la première fois de notre vie.

Quand une merveilleuse rencontre apparaît de nulle part, nous prenons le temps de la savourer, le reste de la route attendra. Notre parcours est malléable comme de la pâte à modeler. Le temps n’a que les limites que notre organisme nous impose : manger, dormir. La parole timing[2] a été exclue de notre vocabulaire, quel vilain mot ! Ce sont nos envies qui nous guident : quel luxe!

Il fait frais, je n’entends que les bruits de ce bout de forêt vierge au bord des marécages, ça sent la terre et l’eau qui se sont donné rendez-vous. La nuit sera douce, bercée par ces bruits nouveaux, et demain la découverte continue.

***

Amanecer[3] : au pays des glaciers[4], au cœur des Andes, deux fous arrivent à sortir du lit à cette heure bizarre, entre chien et loup. Le froid nous brule les joues, et pourtant nous nous engageons sur un chemin de randonnée et grimpons à un rythme alerte entre les fougères. Une demi-heure plus tard, le souffle court, nous nous asseyons sur un rocher. Il y a de la place dans les tribunes, le spectacle sera pour nous seuls.

Dans le creux de nos mains glacées, une tasse de café du thermos ; on prend une gorgée brulante qui tient en elle seule toutes les promesses du nouveau jour.

En bas, la vallée dort encore. Droit devant nous, les pics de la cordillère commencent à se dessiner. Parmi eux, le plus redoutable, celui qui a fait tant rêver, bruler d’espoir ou mourir : le Fitz Roy, aiguille de granite dressée vers le ciel. Muraille verticale, le der des ders de tant d’alpinistes. Elle brille presque, argentée, dans les premières lueurs du jour. Pure, intouchable. Puis elle rosit, telle une vierge effarouchée, alors que le soleil pointe derrière nous. Elle s’habille ensuite d’orange, impériale, majestueuse tentative de la terre de pénétrer le ciel.

Cela fait six mois que nous parcourons les grands espaces, de la forêt vierge amazonienne aux étendues battues par les vents de la Patagonie, des plages dorées du Brésil à la rude Terre de Feu. Nous avons appris à nous émerveiller, au détour d’une route, mais aussi à découvrir, à l’invitation d’un sourire où d’une poignée de main. Car là ou le temps n’est plus une contrainte, l’homme n’est que plus beau, et l’espace aide à le sublimer.

***

Le sentier serpente dans la jungle, escalier taillé dans la roche. Des centaines de marches, qui atteignent parfois un demi-mètre de hauteur. Pour les puristes, le sommet se gagne au bout d’un effort extrême, aux petites heures du matin. Au bout du chemin, le soleil se lève sur le Machu Pichu : au cœur des montagnes les pitons rocheux semblent pousser de la forêt vierge. Mais l’homme a conquis cet environnement hostile, il a bâti, pierre contre pierre, et a cultivé ces terrasses pendant des siècles. L’atmosphère est un peu mystiques, là haut, la cité sacrée à nos pieds.

Nous nous sentons tous petits à l’échelle de l’histoire, dans cette nature sublime, et tellement chanceux d’avoir pu aller jusqu’au bout de la route, jusqu’au bout de notre rêve : nous sommes allés loin, à la découvert de l’ailleurs et de l’autre, nous avons laissé de côté la pression du temps, pour aboutir finalement, sereinement, plus riches d’expériences, de découvertes, de rencontres, là où nous n’osions même pas penser arriver : au plus profond de nous-mêmes. [5]

[1] al atardecer (espagnol) , à la tombée de la nuit, dans la soirée

[2] timing (anglais), chronologie d’une action

[3] amanecer (espagnol), levée du jour

[4] Nous sommes dans le Parc National des Glaciers, en Patagonie argentine

[5] Le texte est basé sur l’expérience d’un voyage d’un an en famille en Amérique du Sud, http://www.geonautesaunouveaumonde.eu/

Signaler ce texte