( Lost ) Horizon

Vincent Vigneron

Fils d'antiquaires, je suis féru de fers anciens. J'accumule, sous des combles qui n'ont plus rien d'humain, des trésors de guerre qui ne seront jamais plus rendus à la convoitise publique, au grand air des Puces. C'est bien dommage d'ailleurs mais à ma décharge je suis victime du syndrome du collectionneur : passé un certain seuil, son fétichisme le consume et sa collection gagne une vie indépendante qui ne l'abandonne plus. Bref, dans ma quête de l'objet ultime, je me suis perdu, et sans jamais avoir trouvé le Graal, j'ai découvert autre chose, qui le contient et le dépasse en même temps.

 

Depuis plusieurs mois je cherchais l'épingle mandchoue, le fantasme absolu de tout spécialiste de l'Asie des steppes. C'est une parure excessivement rare, façonnée dans la corne célibataire d'un animal disparu. Marco Polo la mentionne dans son Livre des Merveilles mais lui-même, qui a pourtant tout vu, n'a jamais eu le privilège de contempler ce bijou. C'est en fait une baguette ouvragée qui vient arrimer le chignon à la tête de l'empereur divin.

Avec toute la documentation et le matériel dont j'avais besoin, impliquant un supplément soute assez conséquent, j'embarquais, un lundi de printemps, alerte pollen sur Roissy, à bord d'Oniria Airlines.

J'ai dormi pendant tout le vol, saturé par l'alcool d'une liqueur clandestine qui n'avait rien à faire dans mon sac. La lumière diffusée par le hublot sur mon visage me réveilla et j'avais devant les yeux un camaïeu de vert, du soutenu au délavé, toute la gamme cascadant sur les rizières en terrasse. Mon voisin me donna un coup de coude amical dans le foie. J'avais fait tomber mon Mandarin pour les Nuls dont je maîtrisais assez bien le Ni Hao liminaire. Il portait un costume de tailleur, coutures soignées de Savile Row à première vue, et je l'imaginais parfaitement bilingue avec une option validée du chinois des affaires, qui est un territoire à lui tout seul.

Je pris ensuite un vol intérieur Pékin-Shanghai. Trois mille mètres plus bas, petite muraille indiscernable par rapport à la grande, la cicatrice de la voie ferrée qui relie ces deux mégapoles en moins de quatre heures au moment où j'écris ces lignes.

Dans la navette qui me conduisait au centre-ville j'apercevais, entre les languettes publicitaires opaques collées sur les vitres, le skyline surréaliste de la capitale de la province éponyme. C'était à mes yeux un inventaire à la Boris Vian : un décapsuleur au sommet d'une tour, une toupie enchâssée dans l'acier, parfois juste des hallebardes coiffant des monuments, prolongeant des colonnades néo-classiques. Et encore je ne goûtais pas à la version nocturne, féerie de néons, carrousel de couleurs primaires. Fatigué de lever la tête, je revenais à mon horizon KFC sur la vitre, loin de ses terres familiales. Le bus nous laissa sur une avenue bordée d'arbres, essaims de touristes prêts à partir vers une ruche quelconque. À côté d'un dragon laqué tenant le cosmos sous sa patte je trouvai une cabine téléphonique et j'appelai mes amis, ma famille, mon amoureuse. Elle fut la seule que je ne réveillai pas. Je pris ensuite la direction de China Antics situé dans l'ancienne concession. À partir de ce moment, de cette décision somme toute logique d'aller à la pêche aux infos, je pénétrais, à mon insu, dans la Twilight Zone, la mémoire grise des séries fantastiques de mon enfance mettant en scène un homme tendu vers la brume et un couloir spatio-temporel. Il y rencontrait souvent des vieux sages l'avertissant que les concepts habituels n'étaient que des références dépassées et que son cerveau malade devait se conformer à cette nouvelle donne. Pour faire passer son message le philosophe crépusculaire utilisait des métaphores : les lobes de ses oreilles s'allongeaient, il faisait pleuvoir des pommes hors saison sur le quai de la gare ou lui montrait la voie à suivre pour trouver la clé mystérieuse... voie matérialisée par une fumée bleue télégénique. Ces diffusions m'impressionnaient toujours beaucoup, j'en parlais avec les copains le lendemain à l'école afin de confronter nos théories en avalant des chamallows.

Donc, dans cette rue madeleine de Proust, je longeais des échoppes concurrentes, vendant toutes le même produit. Je voyais au dernier moment, sur ce trottoir colonisé par les chiens, les tables de jeux qu'il me fallait contourner.

Soudain je vis, assis sur le sol comme s'il était sur une plage privée, un homme hilare qui laissait un artiste lui tatouer le dernier carré de peau disponible.

Son geste semblait épousseter l'air d'une électricité trop longtemps contenue. Il m'invitait à approcher. Il saisit son cigare qu'il éteignit au sol et, comme tout semblait provenir de là, me désigna du doigt son nombril. De cet œuf primordial surgissait tout un réseau de routes menant à des symboles, des soleils, des animaux sous-estimés qui étaient ici signes astrologiques, des portes   d'auberges s'ouvrant sur l'infini. C'était une cartographie à la Prison Break. À la différence que cet homme ne voulait s'évader de rien. Il avait trouvé son Éden et proposait un plan pour localiser les jardins satellites. En m'inclinant vers lui,  un sourire indécis aux lèvres, je reconnus, entre les filets de sueur qui lui coulaient sur la poitrine, l'objet mythologique de ma chasse. Piquant ses côtes, c'était bien une épingle mandchoue dans toute sa gloire. Elle était entourée de petits tirets scintillants comme on en voit dans les mangas quand un personnage est soumis à un ravissement ou à une émotion érotique. À présent j'avais une direction et davantage qu'une direction, un raccourci.

 

Quinze heures abrutissantes de car plus loin, je me retrouvais dans le creux inexplicable d'une vallée. Cinq minutes plus tôt je regardais les barres agonisantes de mon téléphone dont le réseau patinait lamentablement mais j'étais alors entouré de pylônes, d'usines et de parkings... le paysage familier de banlieue infinie qui s'étire entre chaque grande ville chinoise. Pas de rupture dans la conquête humaine. Mais à présent, sans transition, j'étais debout aux pneus d'un car qui repartait déjà dans l'autre sens, debout dans une oasis vierge de tout, un terminus bucolique mais terminus tout de même. De toute évidence le camion-asphalteur avait décidé, quelques années plus tôt, de planter tout son petit monde et de retourner vers les nappes polluées de la civilisation. Ou il avait été happé par un OVNI en galère de voirie décente sur sa planète. Ou il avait explosé victime des bombes artisanales d'activistes écolos.

Mes chaussures de ville me meurtrissaient les orteils. J'allais mourir ( raison ), j'étais pourtant tout près ( intuition ). Derrière mes élans contradictoires, et les cellules cancéreuses des poivriers qui m'encerclaient, s'élevait une fumée intermittente, comme filtrée par le tapis d'un Indien codeur. Les herbes étaient hautes, gorgées de rosée aussi, elles s'écartaient en parfumant l'air quand je marchais, se repliant sur elles-mêmes un peu comme les sensitives à l'approche d'un regard.

L'atmosphère était incroyablement douce et sucrée. Je me sentais allongé, mais verticalement, comme dans un bain à la température idéale, parfumé de vanille et qui ne friperait pas le bout des doigts. Un homme se dirigea vers moi, arriva à ma hauteur et sans s'arrêter indiqua d'un petit coup de menton la direction derrière lui. Autour de ses épaules un tissu indigo était noué et retombait gonflé dans son dos par le poids d'une prise. Des paires d'oreilles de lièvre en dépassaient.

Ça y est, je ressentais le picotement sur le visage synonyme chez moi d'un fort sentiment d'irréalité. Je l'avais déjà éprouvé lorsque dix ans plus tôt les portes d'un Cessna s'ouvrirent sur le ciel de Provence pour ma première chute libre. Mais cette fois-ci il n'y avait pas la valeur ajoutée de l'anxiété. Qu'une grisante étrangeté. C'était comme si j'étais ce personnage devant un paysage où coulent le lait et le miel dans une gravure de Gustave Doré. Je me rappelais de cette édition originale de La Divine Comédie de Dante, pleine fleur, teintée carmin dans un atelier de Florence qui pratiquait le bain pigmentaire, circa 1472. Sauf que là l'écrivain aurait tenu le plan du Styx à l'envers et serait parvenu aux confins d'un tout autre royaume.

À présent j'entendais des chants, des rires, les oiseaux volaient très bas devant moi comme pour éviter l'orage et les petits Lego que je voyais sur une moquette racinaire se métamorphosèrent en maisons. Sur les toits des orchidées poussaient à l'arrache, sans notion de limite, et chaque tapis végétal se prolongeait à touche-touche sur les murs du voisin. Au centre de l'unique place des foyers sporadiques de convives se formaient autour de barbecues bricolés. Personne ne semblait s'étonner de me voir.

Devant moi les gens mangeaient des aliments formidables. Je n'aurais pu dire sur le moment s'il s'agissait de chair ou de pulpe. Maintenant, bien sûr, je sais. Deux agents publics, parfaitement méconnaissables dans leur fonction, me saluèrent. La tonalité de Ni Hao est descendante puis ascendante... jusqu'alors j'étais passé à côté de tant de subtilités.

Avec eux je pénétrais dans une demeure absolument magnifique, c'est-à-dire absolument semblable aux autres, sans porte autre qu'un batik de dragon léger, et en m'habituant difficilement à la pénombre je heurtai un grand vase. Ce qu'il y avait à l'intérieur aurait réjoui tous les revendeurs de Barbès : des smartphones dernière génération. Mais aussi quelques tablettes et un mini-PC. Mouchetant les écrans tactiles, des clés de voiture. Tout au fond, accrochés sur le mur, gardés par un vieil homme jovial qui semblait être le maire, des portraits d'Occidentaux. Ils étaient nimbés par la lumière de flambeaux. Je reconnus immédiatement Théo Hautvent de Corps, qui avait quitté la France depuis quelques années déjà. En réalité il s'était plutôt évaporé. De tous mes confrères il était le plus éminent, spécialiste international des estampes. On l'appelait, peut-être encore, le Gatsby des antiquités. Il honorait les soirées mondaines de sa présence, un compliment distingué de rechange pour chaque invité. Il arpentait les salles de vente mais jamais la jungle concrète d'où les œuvres provenaient.

Ayant passé en revue tous les visages, je voyais bien qu'il restait de la place sur le mur.

 

Ce début de soirée est encore très frais dans ma mémoire. Ce souvenir éclaire chaque jour le chemin sur lequel je m'avance. Mais une question demeure. Comment m'est-il possible de vous le confier aujourd'hui, sans téléphone ni ordinateur ? Sans antennes-relais que les arbres de Shangri-La.

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