Le Terrier (3)

carouille

Armée de sa paille de fer, elle chantonne. Complètement faux d'ailleurs, mais il n'y a personne pour se plaindre. Ces auréoles, finalement, c'est une aubaine. Elle a quelque chose à faire, et en voyant la sciure s'envoler dans le salon, elle sourit. Au moins aujourd'hui, elle ne passera pas l'aspirateur pour rien.

Elle est contente que son bricolage n'ai pas bougé, c'est signe qu'il l'a apprécié. En sortant cueillir son bouquet, elle bute dans un verre qui se brise aussitôt. Non mais franchement, c'est malin de laisser traîner des verres devant les portes.

Et puis elle arrête de ronchonner en regardant le salon. Cette pièce, il ne l'utilise jamais, c'est évident. Il ne fait que la traverser comme un couloir. Elle en est certaine parce que pour en avoir le cœur net, elle a tracé des traits sur les dalles du sol pour marquer l'emplacement des chaises. Qui n'ont pas bougé d'un millimètre. Placés ici, ces meubles ne servent à rien, ils ne font que prendre la poussière. Heureusement qu'il lui reste un peu de temps avant de devoir partir.

Elle doit chasser le chat qui se frotte contre ses jambes avant de pouvoir se mettre à l'ouvrage.

 

En changeant les sacs poubelle, elle recommence à râler. Pas étonnant qu'il se soit transformé en fantôme s'il ne mange que des ersatz de nourriture. Elle comprend parfaitement qu'il ne termine jamais et jette tout ça, elle-même n'en prendrait pas une bouchée. Ou alors perdue dans le désert, là d'accord. Quand elle range la récolte du jour dans le frigo, elle sourit.

Celui-ci est presque vide, il ne reste que deux ou trois boîtes.

*

Il frissonne en sentant le courant d'air et s'immobilise comme un lapin pris dans des phares. Il a un moment de panique. Mais non, ce n'est pas possible, elle ne peut pas être là. Les règles sont très strictes, et à cette heure-ci, elle doit absolument être partie.

 

Il aime toutes ces attentions qu'elle a pour lui, cette sensation retrouvée qu'il existe quelqu'un qui prend soin de lui. Mais pas au point de pouvoir la rencontrer. Hors de question de prendre le risque de faire confiance, plus jamais.

Son anonymat complet, c'est sa seule défense.

 

Il a beau tendre l'oreille, il n'entend pas le moindre bruit. Tendu et aux aguets, il s'approche de la porte-fenêtre du jardin. En découvrant son installation sur la terrasse, il se détend un peu. Elle n'a laissé la porte ouverte qu'en forme d'invitation.

Il est soulagé, mais il a eu tellement peur qu'il lui faut un long moment pour se détendre. En fait, il ne peut profiter pleinement de sa soirée qu'une fois son dîner achevé.

Docile, il lui obéit et s'assoit dans le fauteuil qu'elle a tiré dehors, son verre de vin posé sur un tabouret. Avant, il a fallu qu'il chasse le chat vautré sur le coussin. Ce vieux briscard se remplume à vue d'œil.

 

D'après son petit mot, le gâteau qu'elle a laissé est un biscuit de Savoie, et en mordant dedans, il gémit de bonheur. Moelleux et léger, ce truc est bon à damner un saint. Et avec la confiture de cerises, cela devient diabolique.

Il sourit tout seul en haussant les épaules. Si elle continue comme ça, il n'est pas près de perdre ses kilos, mais il s'en fout, il se régale.

 

La seule chose à retenir, c'est de ne plus oublier de verre par terre, ça ne lui a pas plu du tout. Ça aussi c'était dans le petit mot.

*

En voyant le verre sale posé avec ostentation au milieu de l'évier, elle hoche la tête avec approbation. Hors de question qu'elle se mette à regarder où elle pose les pieds pour éviter de casser de la vaisselle, on n'est pas chez les sauvages.

Aujourd'hui, la salle de bain lui sort par les yeux. Etre ordonné, c'est bien, d'accord, mais là ça confine à la maniaquerie. Et aujourd'hui donc, ça l'agace.

 

En mettant la brosse à dents à la place du rasoir, elle prend grand soin de lui donner exactement la même inclinaison. Et pareil en échangeant les tubes de dentifrice et de crème hydratante. Quand au gel douche et au shampoing, la seule chose qu'elle puisse faire, c'est les expatrier à l'autre bout de la baignoire.

D'accord, elle sait bien que c'est puéril, mais s'il pouvait se raser avec du déodorant, se laver les dents avec de la crème ou calmer le feu du rasoir avec du dentifrice, ça la ferait bien rigoler. Mince alors, si on ne peut pas s'amuser un peu.

 

Quand elle enfourne en hâte la literie dans son grand sac, elle se surprend à penser que finalement, deux heures, ce n'est pas toujours assez.

*

En sortant la barquette du micro-ondes, il sent son estomac se rétrécir pour échapper au désastre. Après le poulet au curry qu'elle a laissé dans son frigo la veille, difficile de le lui reprocher. Avec un haussement d'épaule résigné, il flanque directement la boîte à la poubelle. De toutes les façons, cela fait longtemps que manger ne l'intéresse plus. La tarte aux fraises qu'il a gardée pour ce dîner lui suffira largement.

Ce soir il pleut, alors il ne s'attarde pas devant le jardin, ça lui colle le cafard.

 

Planté devant le miroir de la salle de bain, il se dévisage sans aménité. Il déteste ce double menton, les joues tremblotantes, le nez rond, les épaules pataudes.

 

Mais même en étant critique, il doit admettre qu'il a le teint un peu moins gris, les cheveux un peu moins ternes. Les soirées dans le jardin peut-être, ou les cerises. Dommage que cela ne lui permette pas de retrouver le sommeil. Soudain il fait une horrible grimace et regarde sa brosse à dents avec effarement.

 

— Mais qu'est-ce que…

 

*

Elle arcande et ahane en arrivant. Elle est beaucoup trop chargée aujourd'hui, elle va finir par se déboîter l'épaule si elle continue comme ça.

En entrant dans la cuisine, elle constate avec plaisir que le curry et la tarte ont disparu sans laisser de traces. Bon, elle a bien fait d'apporter de nouvelles munitions. Mais en découvrant les barquettes intactes dans la poubelle, elle hoche la tête avec consternation. Mince alors, ce grand gaillard n'a quand même pas mangé que ça en deux jours ? Voilà qu'elle se remet à penser qu'il est complètement cinglé. S'il se met à jeter ses boîtes et à ne manger que ce qu'elle apporte, il va falloir qu'elle prévoit plus large.

Et puis qu'il lui achète une petite chariote comme pour faire les courses, elle en a marre de trimballer son grand sac.

 

Quand elle entre dans la salle de bain, elle éclate de rire en voyant le petit mot.

 

« Et vous trouvez ça drôle ? »

 

Ben évidemment, sinon, elle ne le ferait pas. N'empêche que ça l'amuse beaucoup que ça ai marché.

*

« Oui », et avec deux grands points d'exclamation en plus. Il sourit en voyant sa réponse et se demande si c'est une jeune femme qui s'ennuie ou une petite mamie fantasque.

 

En tout cas, il veut bien lui acheter toutes les…  « chariotes » qu'elle veut, il s'est encore régalé au dîner, et pourtant il n'est pas fan de poisson. Mais avec cette sauce…il faut qu'il reprenne l'habitude de s'acheter du pain frais, c'était presque un blasphème de ne pas en avoir ce soir.

 

Quand il se couche, il se sent plus serein que d'habitude face à l'insomnie qui l'attend. Mais ce soir ses draps ont une odeur différente. Il enfonce le nez dans l'oreiller en fermant les yeux, cherchant ce que ce parfum lui rappelle. Dans sa tête dérivent des images d'herbe fraîchement coupée, de fleurs bourdonnantes d'abeilles. Elle a fait sécher ses draps au soleil, ils sentent l'été et la lavande. Il sourit en remontant la couette jusqu'à son menton.

Et il s'endort comme une masse, avec le sentiment de ne plus être si seul que ça.

*

En découvrant la chariote qui l'attend derrière la porte, elle crie de joie. Elle est ma-gni-fique ! Ah pour ça, elle n'est pas déçue, il ne lui a pas pris un vieux truc tout triste de grand-mère, ça non. Elle brille, avec plein de grosses fleurs de toutes les couleurs. Elle décide de garder le gros ruban rouge noué sur la poignée. Ça lui fait rudement plaisir, comme cadeau.

 

Elle s'approche de la table du salon, bouche bée. Décidément, aujourd'hui c'est la fête. Le plateau est recouvert de godets en plastique. Elle regarde les étiquettes. Des fraisiers. Des salades. Du persil. Des haricots. Des carottes. Du thym. Des framboisiers. Des tomates. De la sauge…et son petit mot, appuyé sur un pied de cassis.

 

« Et avec tout ça, vous pensez que vous aurez encore le temps de me faire des niches ? »

 

Elle sourit joyeusement. Bon, peut-être pas aujourd'hui.

 

Son post-scriptum lui arrache un nouveau sourire. Il la supplie d'arrêter de nourrir le chat.

*

Il secoue la tête en parlant tout seul. S'il avait eu quelqu'un avec qui parier, il aurait gagné. C'est exactement ce qu'il pensait, elle a tout planté en deux heures. S'il ne lui trouve pas d'autres occupations, elle va recommencer à lui concocter des pièges pour passer le temps.

Il pense au coup de fil de son avocat. Elle l'a appelé paniquée parce que le virement sur son compte était faux. L'avocat a eu un mal fou à la convaincre que ce n'était pas une erreur mais un ajustement, pour les repas.

Devant son silence, il a cru qu'elle avait raccroché, mais non.

 

— Mais enfin, il est complètement fou ! Ça ne coûte pas aussi cher, la nourriture ! Vous croyez qu'il veut que je lui prépare du homard ? Parce que çà, c'est hors de question, hein ! Le bruit de leurs pinces griffant la gamelle me rend folle !

 

Elle a fini par accepter son geste pour ce qu'il est : un remerciement pour la qualité de son travail et pour toutes ses initiatives qu'elle prend.

Mais la discussion avait épuisé l'avocat, et du coup, il y a dans sa cuisine à manger pour un régiment. Et il n'a aucune idée de ce qu'il va bien pouvoir faire de toute cette nourriture.

Il jette un œil sur le chat planté sur le seuil. Peut-être qu'ils vont pouvoir s'entraider finalement.

 

En tout état de cause, l'urgence, pour l'instant, c'est de trouver de quoi l'occuper. 

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