Le triangle des bermudas

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Et si Christophe Collomb avait découvert une poubelle géante?

Le triangle des bermudas


Extrait du journal de bord:


Enfin! Je n'y croyais plus. Cette fois-ci, ça a bien duré trois jours. J'étais convaincu que je n'allais pas survivre. J'ai même cru devenir fou. Enfermé dans ce placard, ce tombeau insubmersible, cette coquille à la dérive, ne pouvant plus rien maîtriser, ni les vagues, ni l'embarcation, ni même mon propre corps vidé et tiraillé par ce roulis interminable. Impossible de dormir, de manger ou de boire. Ne pas sentir l'air du large envahir mes narines et les caresses de velours du soleil sur ma poitrine commençait sérieusement à me taper sur le système. Je suis cuit, épuisé et meurtri. Tout est calme à présent. Je vais sortir dehors pour voir si les éléments se sont réellement ré-enchaînés.


Thierry débloqua le loquet et se glissa hors de la cabine. Plus de doute, la mer était calme, très calme même. Une brume épaisse enveloppait littéralement son embarcation. Il souffla un grand coup, ingurgita un cappuccino préparé en trois minutes grâce à une cannette auto-chauffante, passa de la magnésie sur ses mains et commença à ramer. Ses membres s'étaient engourdis pendant la tempête à force d'être recroquevillés dans cette minuscule cage. Et même s'il ne savait pas dans quelle direction aller, son GPS étant hors d'usage, il fallait qu'il se chauffe les muscles, qu'il reprenne le rythme, s'il voulait être dans les temps pour accomplir son rêve: battre le record de la traversée de l'Océan Pacifique à la rame détenu par le grand Bernard D'Albertville. Depuis sa plus tendre enfance il avait voulu lui ressembler.  « Un jour... » disait-il, « Je serai le plus grand des aventuriers! Je traverserai les mers et les océans! Tout seul sur mon bateau, comme « Le Tenace »! ». « Le Tenace », c'était le nom qu'avait donné Thierry à son bateau en hommage à son idole, car c'était ainsi que la presse sportive

l' avait surnommé avant sa tragique disparition. En effet, un beau jour de printemps, alors que celui-ci était en plein tour du monde à la rame, et qu'il avait déjà traversé avec brio l'Atlantique et s'attaquait maintenant au Pacifique, lors d'une tempête semblable à celle que venait de connaître Thierry, il s'était volatilisé. Malgré tous les efforts déployés par les équipes de secouristes surentraînés, les hélicoptères de l'armée américaine et les sous-marins aux radars ultra-perfectionnés, on perdit sa trace à tout jamais.

Cela faisait bientôt une heure que Thierry ramait et toujours pas l'ombre d'une éclaircie. Il ramait à l'aveugle et ça lui plaisait bien. L'atmosphère était tout de même étrange, pensa-t-il, étrangement calme, étrangement silencieuse. Il n'entendait que le bruit de la rame pénétrant et ressortant inlassablement de l'eau. Il pensa à sa femme et ses enfants qui allaient être si fiers de lui à son retour au pays. Un gros « floc » se fit entendre. Il sentit une résistance importante sur la pagaie à tribord. Il décida de s'arrêter. Il tira la rame vers lui, la souleva quasiment à la verticale tout en la tapant et en la secouant. Un sac plastique floqué de caractères asiatiques lui atterrit sur les cuisses. « Non mais c'est pas possible! s'écria-t-il. Les gens n'ont vraiment aucun respect pour la nature!Je suis au beau milieu du Pacifique et je tombe sur cette saloperie!Ça me donne envie de vomir! ».

Excédé, il reprit son avancée dans le brouillard à un rythme beaucoup plus soutenu. L'idée que des gens polluent sans vergogne l'océan l'exaspérait. Il avait honte pour l'humanité et face à l'immensité et la beauté de la nature, il se sentait si petit, si humble, qu'il avait envie de pleurer. Une odeur bizarre s'immisça dans ses narines grandes ouvertes. Une odeur connue, mais diluée, comme si quelqu'un avait sorti les poubelles du vendredi soir et les avait aspergées de désodorisant fraîcheur marine. Furieux, il ne chercha pas à comprendre et continua à ramer de rage, toujours plus vite, toujours plus fort. L'odeur s'accentuait en même temps que le brouillard se dissipait. Thierry commençait à sentir le soleil au zénith frapper sur ses tempes trempées de sueur. Plus il avançait et plus l'odeur devenait forte, elle se faufilait, s'insinuait, s'imposait tout autour de son corps. Le ciel était d'un bleu magnifique, il observait l'océan à perte de vue devant lui et c'était somptueux. Il aurait aimé respirer à plein poumons pour s'imprégner de ce paysage, pour ne faire qu'un avec la nature comme il en avait l'habitude, mais les effluves insistaient et semblaient se plaquer sur la moindre parcelle de son organisme. Soudain il sentit une secousse, comme une masse sous son embarcation. Ça frottait fortement, ça glissait en force, on aurait dit du sable ou une espèce de semoule de riz gluante dans laquelle il devait creuser son sillon. Il essaya d'avancer de toutes ses forces, mais les deux rames semblaient bloquées à leur tour. Il regarda par dessus bord et vit une masse sombre, visqueuse et compacte, comme un gigantesque chewing-gum desséché, à quelques centimètres sous la surface. Il se redressa et regarda tout autour du bateau pour faire le point. Et ce qu'il découvrit le plomba, le laissa bouche-bée, complètement abattu,désespéré et démoralisé. Ses jambes ne le tenaient plus; le soleil cognait fort sur sa tête, comme une masse sur une enclume; le ciel virevoltait autour de lui et les vapeurs nauséabondes l'enivrèrent jusqu'à ce qu'il succombât et qu'il s'évanouît complètement.


Un bon grand seau d'eau de mer dans la trogne! Rien de tel pour réveiller un marin d'eau douce!

Thierry écarquilla les yeux en secouant la tête. Il suffoquait et avait du mal à reprendre une cadence respiratoire normale.

Alors petit, on regarde pas où on rame ?

Un vieux bras décharné et poilu se tendit à sa rencontre. Il l'agrippa des deux mains et se redressa.

Merci. Mais, où sommes nous? Et qui êtes vous? demanda le malheureux déboussolé.

L'Atlantide !Ça y est!Tu y es arrivé!

Le vieux éclata de rire, un rire rauque entre la toux et le rire, qui commença par un rire et se termina par une toux, ou peut-être était-ce l'inverse?Avant de reprendre:

Le 7ème continent! Ça te parle?

Mais je croyais que c'était un mythe! Une invention des écologistes intégristes! C'était donc ça cette grosse tache grise sur Google Earth? J'ai toujours cru qu'ils n'avaient pas pu prendre de clichés à cause du mauvais temps!

Allez, viens! Ramène-toi, je vais t'emmener faire le tour du propriétaire. Et au fait! Tu as de la bouffe là-dedans? Vas-y fait pas ton rapace, j'ai rien bouffé de mangeable depuis des siècles!


Ce qu'avait vu Thierry et qui lui avait fait tourner de l'œil, c'était cette étendue immense, jusqu'à perte de vue, de détritus et de débris en tout genre, accumulés depuis des dizaines d'années et provenant de tous les pays industrialisés bordant l'océan pacifique voir même indien. Cet agglomérat compact formait un véritable continent, avec ses monts et ses plaines, ses rivières et ses plages. Rien n'était naturel, tout était déchet ou poubelle. Thierry comprit vite qu'il n'avait plus rien à faire dans son bateau et s'exécuta. Il remplit son sac à dos de quelques boîtes de conserve et suivit de près son nouvel ami. Le sol était recouvert d'un épais tapis de caoutchouc rigide situé à quelques centimètres sous la surface d'une bouillie visqueuse dont la recette comportait un nonillion de litres d'huile de vidange usagée. La plage était composée de fines particules de gomme de pneus. Çà et là fleurissaient des palmiers formés d'arbres à cames et de bâches bleues palmatiséquées. Au sol, quelques roulements à billes se promenaient en file indienne tandis que de petits coupes-oeufs avançaient en crabe, bien organisés en bataillons.


Fais gaffe à ceux-là! Ça te scalpe un orteil en moins de deux! s'exclama l'ancien en en coinçant un sous sa santiag.

Mais comment est-ce possible? Des objets, de la matière inerte devenue vivante! Je n'en crois pas mes yeux!

Vivante c'est vite dit! Ça fonctionne, c'est tout. Je sais pas comment, mais ça fonctionne et sans maintenance!ricana-t-il.

C'est tout bonnement incroyable!

Tu l'as dit bouffi! Surtout que c'est arrivé assez vite. Au départ, quand j'ai atterri ici, il n'y avait rien de tout ça. C'était juste une énorme décharge, comme celle de la colline aux oiseaux, mais en mille fois plus grand! Et pis un jour, un énorme tanker s'est approché pour dégazer. Je lui ai fait signe, tout excité que j'étais à l'idée qu'il me repère! J'ai fait un vrai feu de joie en faisait cramer une montagne de pneus grâce à mes lorgnons. Que dalle! L'escroc était juste venu donner la becquée au monstre! Pour qu'il grossisse, grossisse, encore et encore!

Ça a dû être vraiment dur pour vous de le voir repartir!

Un peu mon neveu! Mais quand je me suis réveillé le lendemain matin, là je te jure que c'était pas la même limonade!


Cela faisait une bonne demi-heure qu'ils avançaient dans ce qu'on aurait pu appeler la jungle. De très hauts arbres faits de bidons rouillés reliés entre eux par des lianes en papier toilette sur lesquelles se pendaient nonchalamment des boîtes de conserves, des cannettes et des jerricanes vides, leur servaient de décor. Par terre, c'était à la fois mou et dur. Des bruits de tondeuses à gazon, de tronçonneuses et d'aspirateurs résonnaient au loin. Tout à coup, Thierry sentit son mollet se faire agripper comme par les tentacules d'une pieuvre. Il se fit happer d'un coup sec derrière un vieux sofa gris aux ressorts aiguisés. Le vieux bondit alors comme un beau diable, armé d'un couteau à huitre subrepticement sorti de son bermuda bleu pétrole. En deux temps trois mouvements, il lacera le tuyau de centrale d'aspiration qui tel un anaconda avait tenté d'étouffer le pauvre naufragé.


Merci! Vous m'avez sauvé la vie! déclara Thierry ému.

L'ancêtre lui plaqua la main sur la bouche tout en faisant un « chut » sur la sienne avec l'index de l'autre. Un troupeau d 'une quinzaine d'aspirateurs-robots déchaînés fila à toute allure sur le sentier.

C'est bon, on peut y aller maintenant!

Ils se levèrent et reprirent leur chemin.

Donc vous en étiez... Au lendemain matin!dit Thierry pressé de connaître la suite.

Ah oui! Donc tu commences à piger n'est-ce pas? J'ai été réveillé par un essuie-glace qui s'était faufilé dans mon pantalon pour venir me ponctionner les...enfin, je vais pas te faire un dessin!J'ai hurlé, déboutonné en vitesse mon pantalon et je l'ai écrasé à coup de barre de fer. Jour après jour, ces phénomènes se sont accentués, tous ces détritus, ces déchets, ces gravas s'organisaient, prenaient forme... Une évolution accélérée à en faire se retourner Darwin dans sa tombe. Il y en a même qui se reproduisent maintenant! Et puis ce n'est pas près de s'arrêter, car chaque semaine de nouveaux tankers viennent déverser la même soupe dans la grande poubelle. Il doit y en avoir un de ces mélange la dessous, je te raconte pas! On a même un espèce de volcan qui crache cette saloperie sur toute l'île. C'est comme de l'engrais, une potion maléfique, ça chlingue terriblement, mais au bout d'un moment on s'y fait.

C'est vrai que je ne m'en rends même plus compte.

Il étaient arrivés au bout du chemin. Un ancienne carcasse de bateau retournée, aménagée avec deux trois encombrants formaient un abri de fortune.

Nous y voilà! Bienvenue chez moi!

Thierry remarqua une inscription jaunie mais encore lisible sur la coque du navire.

« Rose-Marie 4»...

Son cœur se mit à battre très fort.

Mais, vous êtes... Bernard D'Albertville!

En personne, mon pote!Allez, je t'offre un coup à boire!

Il s'assirent tous deux autour d'un petite table en plastique trouée. Le soleil et la bise caressaient leur visage. Bernard sortit un bouteille de rosé rescapée de sa vie d'avant. Ils trinquèrent à cet instant de bonheur. Un bébé sèche-cheveux se posa délicatement sur l'épaule de Thierry.

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