Le v"a"ntre de la bête.

lolo-patchouli

Pénétrons dans les abîmes de la démence...


« Le malheur n'est arrivé qu'à moi seul.
Le soleil, lui, brille pour tout le monde ». Extrait de Die Kindertotenlieder (Chanson pour les enfants morts), Gustav Malher.


Quand ils arrivaient devant la porte du château, les touristes entendaient ces extraits de chants. Des chants pour les enfants morts. Die Kindertotenlieder. Des chants écrits par Gustav Mahler lui-même, juste après la mort de deux de ses propres enfants. Le ton était donné.


A ce moment précis, une émotion intense traversait l'épiderme. Le son, diffusé par des enceintes situées à l'intérieur de la cour du château, surprenait par son intensité. Les décibels perforaient les tympans de sonorités aiguës et parcouraient le corps de vibrations saccadées. La voix de Kathleen Ferrier prenait aux tripes et ne vous lâchait plus. Le temps semblait suspendu.


Formant une alcôve, l'imposante porte cochère armée de deux bras métalliques invitait pourtant à entrer. Au centre de chacune des portes, minutieusement sculptés, deux angelots adorables se lançaient des flèches en plein cœur. Sur le bas de chacune des portes, on distinguait deux jolies couronnes de lys portant l'inscription Adsum, incrustée dans le bois épais.

En levant la tête vers le porche ogival, on apercevait une petite fenêtre qui semblait avoir été rajoutée. Elle était creusée à même la pierre, et de façon très irrégulière.

L'impressionnante porte cochère avait gardé toute son élégance. On l'imaginait très bien accueillir royalement les voitures à chevaux. Fabriquée dans un bois très ancien, allant du marron clair au noir ébène, on pouvait remarquer qu'elle était piquée de trous partout comme attaquée par des mites géantes, mais surtout, qu'elle était bardée de clous... Pour empêcher les coups de hache de l'ennemi ? Probablement.

Elle était aussi munie de vingt-quatre serrures métalliques qui n'étaient pas d'origine. Vingt-quatre serrures métalliques les unes au dessous des autres condamnaient la porte de toute tentative d'intrusion ou d'évasion. Une seule des vingt-quatre serrures était cassée et produisait un bruit d'enfer en cognant sur cette intrigante porte cochère. A l'extrémité de chaque serrure pendaient d'énormes chaînes qui avaient sûrement entravées quelques prisonniers, autrefois.

Dans l'entrebâillement de cette immense porte, il ne faisait pas vraiment jour, ni complètement nuit car il y avait deux autres portes, deux portes en bois brut qui grinçaient, et se refermaient d'un coup sec, clac !

Au centre de la porte de droite semblait se dessiner une autre porte, qu'une seule personne aurait pu emprunter, en imaginant qu'il y ait eu une clef.

La grosse poignée en fer située en plein coeur de la porte de gauche donnait quand même un indice, elle avait du s'ouvrir.


En y regardant de plus près, on constatait que cette double porte cochère était un ancien pont levis. Armé de flèches où étaient attachées des chaînes à maillons en fer, il s'inclinait pour accueillir les touristes, qui, chaque été se bousculaient au portillon. Il ne fallait pas être trop impatient parce que le guide mettait des heures à venir baisser le pont et ouvrir la double porte cochère, une seule et unique fois par jour. En attendant, les touristes collaient tour à tour leur petit œil curieux dans l'œilleton à l'intérieur de cette étrange porte, et mouraient d'impatience. Ils n'ont jamais rien pu y voir.


Moi, je m'en moquais puisque j'avais la particularité de me glisser dessous.


Habillée, j'ai un aspect humain. Mais en réalité, je suis née avec une malformation. J'ai les viscères à l'air. Sans péritoine pas de paroi. J'ai le foie, la vésicule biliaire, la rate, les intestins, l'estomac et le pancréas qui pendent de chaque côté de mes bras. Sinon, je suis normalement constituée. Mon père a eu beau me fabriquer une cage thoracique épaisse avec une armure de chevalier en cotes de maille, j'empeste. C'est pour ça qu'il a fini par m'enfermer dans la cave. Je vivais là, recluse, parce qu'il n'a jamais pu supporter l'odeur de sa propre fille.

Mon père est le guide du château. Il aime son métier, et il sait qu'il l'aurait perdu s'il avait eu le malheur de me montrer au grand jour. « Mon individu », « sa créature », c'est ainsi qu'il aimait me nommer. Ma mère, elle, a rendu l'âme, elle n'a pas survécu à cette épreuve. Elle me manque beaucoup.


Depuis toujours, et malgré mon isolement, j'accompagnais mon père qui menait les visites du château, grâce à un petit œil qu'il avait fabriqué à l'intérieur de ma cellule. Doté d'un système de fils cachés sous les entrailles du château, il se manipulait comme une micro caméra. Ainsi, je pouvais l'observer toute la journée. Je ne voulais pas, mais c'était plus fort que moi. Alors je regardais. Mon père paradait en m'adressant des regards machiavéliques. Il était tellement fier de lui.

Ce n'est pas tout. Il avait aussi équipé la cave d'un complexe sonore relié à son micro. Ce qui m'obligeait à entendre le même récit de la même visite chaque jour à la même heure, même si je n'en avais pas envie.


J'ai bien failli devenir folle. Car, non seulement les commentaires que j'entendais m'effrayaient la plupart du temps, mais en plus, l'écho souterrain qui me parvenait aux oreilles était tellement saturé que parfois je n'entendais plus rien. J'ai fini par me fabriquer des bouchons d'oreille avec la cire des bougies, mais le bruit continuait à se propager. Il avait fini par imprégner mon cerveau, le jour comme la nuit.


Au fil des années, ça m'a rendu méchante. Moi qui n'étais pourtant qu'une enfant aimante. Pourquoi le guide ne m'avait-t-il pas laissé partir avec ma mère à ma naissance ? Pourquoi avait-t-il décidé de me terroriser tout au long de ces années ? Je ne l'ai jamais compris. Il ne me l'a jamais expliqué. Et puis il y avait aussi cette musique, celle du Fantôme de l'Opéra qui envahissait l'étroitesse de ma pièce. Du matin au soir. L'ensorcelant leitmotiv.


Quand il commençait la visite et qu'il se dirigeait dans la cave suivi par ses touristes, le guide ouvrait une porte minuscule en bois mastoc d'une épaisseur incomparable, pourvue également de 24 petites serrures. Un escalier en pierres descendait dans l'antre qui avait du héberger une bête, aucun humain n'aurait pu résider là.

Eclairés faiblement d'une lampe à pétrole, ils avançaient prudemment derrière mon père, à petits pas. En bas, ils découvraient quatre petits murs en pierres, pas de fenêtre, une cellule, des oubliettes en somme. Celles-là où on enfermait les infidèles, entre autres, c'est ce qu'il leur racontait en éclatant d'un rire fracassant qui perforait les murs. Les touristes étaient alors parcourus d'un froid si glacial qu'il leur courbait le dos. Mais il était trop tard. Ils ne pouvaient plus faire demi-tour. Moi, je les réchauffais en leur soufflant légèrement dessus mais ils ne pouvaient pas me voir. Ils ressentaient simplement une fine brise chaude et caressante sur le cou, ça les revigorait.


Puis, le guide continuait son tour en direction du pigeonnier qui se trouvait à l'extérieur du château. Cette fois, il présentait aux touristes, toujours tétanisés par la peur, des centaines de bêtes ramenées du monde entier. Enfin, pas de leur plein gré, juste parce qu'un jour de malchance elles avaient atterri là et avaient été capturées.

La cage était assez grande mais bien cachée derrière le château, à l'opposé de l'immense porte cochère. Des barbelés formaient un rectangle, le toit était en chaume et partout des petites niches accueillaient les oiseaux. Au sol, de la terre battue, des cellules à volatiles, ni plus ni moins.

En découvrant l'horreur, les enfants se mettaient à pleurer à chaudes larmes, les parents tentaient de les rassurer en leur promettant que c'était bientôt la fin.


Le dernier endroit que mon père faisait visiter était le cercueil où reposait sa grand-tante, enfin ce qu'il en restait, des cendres. Tout capitonné de vert bouteille à l'intérieur, le cercueil était dissimulé derrière un magnifique potager très haut en couleurs, un contraste des plus saisissants.

Quand les touristes, eux, se trouvaient là, ils n'avaient plus toutes leurs facultés mentales et physiques pour réfléchir ou se sauver. Ils subissaient, comme si quelqu'un avait pénétré l'intérieur de leur cerveau. Ils tremblaient toujours mais n'avaient plus le courage ni l'envie de fuir. Ils devenaient hypnotisés, ils erraient sous son emprise.


Jusqu'à ce jour où je finissais par m'imposer. Je revêtais alors l'allure du fantôme bienfaisant pour me transformer en une gigantesque forme, drapée de mon plus beau tissu violet. J'embrassais les enfants sur les joues et rassurais joyeusement les mamans. Les pères, eux, préféraient se faire photographier avec moi, histoire de conserver un beau souvenir, le seul. Sur les photos apparaissait une tâche violette. Ils ne me voyaient toujours pas, mais leur imaginaire débordait de moi. C'était devenu mon pouvoir, celui de me glisser dans le cerveau, dans l'inconscient, sous la peau, les ongles des humains. Ils étaient dépendants, j'étais devenue capable d'absorber leurs substances vitales.


Ça se passa un soir. Alors qu'il terminait une énième visite, je profitais d'un moment d'égarement de mon père pour entrer dans son cerveau. Je saisis sa pensée et en l'espace de vingt quatre secondes exactement, je parvenais pour la première fois à le pousser au fin fond de ma cave/cellule/oubliettes, sans qu'il ait le temps d'avoir la moindre réaction, sans qu'il puisse entreprendre une quelconque action. Quand j'avalai sa matière cérébrale, il ne broncha pas, comme si j'avais sniffé l'essence de ce qui lui servait à réfléchir, à être, à penser, à réagir.

Personne ne sut jamais qu'il vivait là à présent, parce que je le laissais ressortir pour assurer ses visites une seule fois par jour. Il était devenu docile lui aussi. C'était moi maintenant qui prenais les commandes.

Désormais, il m'appartenait.


En réalité, je suis morte de faim et de froid dans ces oubliettes, il y a déjà une dizaine d'années. Il a fini par m'oublier, il m'a laissée crever. Néanmoins, cette vie entière de prisonnière a été vengée. Je suis devenue LA masse fantomatique du château. Je ne suis plus le monstre horrible, je suis un tissu adorable et apaisant qui veille sur les touristes, les protège, les couvre de chaleur, de tendresse en fredonnant ces chants pour les enfants morts, die Kindertotenlieder.


Quant à mon père, le guide du château, je hante son esprit, ses jours et ses nuits. J'habite son corps comme j'ai sucé sa moelle existentielle. Je vis en lui, je sens tout ce qu'il ressent, je sais tout ce qu'il fait, je commande chacun de ses gestes, je contrôle chacun de ses pas, je pense pour lui. Je réfléchis même à sa place et lui m'obéit. Je me balade en liberté toute la journée. Mais lui, ne peut plus me saisir. Il avance sans sourciller. Même ça il ne peut plus le faire seul.


Les touristes, eux, ne me voient toujours pas, ils m'imaginent.

Mon père, je l'ai rendu fou. Et tous les soirs, il descend tout seul dans les oubliettes, sans mot dire. C'est là qu'il a élu domicile. Il a perdu un peu de sa forme humaine et ressemble à une espèce de loque dégingandée, il est tellement maigre qu'on pourrait penser que lui aussi arrive à passer sous les portes. Son nez est devenu une énorme protubérance. Ses cheveux clairsemés laissent apparaître des traces de griffures sur son crâne, c'est lui-même qui se les fait en se grattant tous les soirs à sang. Ses yeux sont délavés et n'ont plus de cils, il se les arrache. Ses sourcils sont tombés, il est peut-être stressé. Son teint reste blafard. Il a le menton dégoulinant et qui pend jusqu'à la poitrine. Pourtant, je lui ai fabriqué une belle cage thoracique en côte de mailles, un vrai chevalier…


Aujourd'hui, dès que les touristes le voient à l'entrée du château, ils s'enfuient en courant vers moi. Mon père est devenu LE MONSTRE, la seule attraction pour laquelle les touristes se précipitent encore pour visiter le château, même s'il leur fait peur.

En fin de journée, les enceintes de la cour du château diffusent La sorcière et l'inquisiteur des Rita Mitsouko, à tue tête. Mon père se recroqueville et s'enfuit dans son antre, il déteste cette chanson. Moi, c'était ma chanson préférée quand j'étais petite, je m'en souviens très bien.


Sur le sol en terre battue du v«antre» de la bête est gravé le mot Adsum mais les touristes ne l'ont jamais lu ou bien ils n'en ont jamais compris le sens, ou bien encore, ils s'en moquent. Ils savent que je suis là. Ad vitam æternam


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