Le ventre affolé

evonlise

Une histoire d'amour qui tourne mal

I

IL AURAIT SUFFI DE PRESQUE RIEN, quelques gouttes de ton sperme, pour que j'occupe un temps plein et les attributions les plus prenantes de toute ma vie.

Pour que j'aie mon propre carnet de famille - il me semble que ce carnet n'intéresse plus grand monde mais j'ai un côté nostalgique des choses qui ont marqué mon enfance.

J'ignore si nous nous serions mariés - j'ai initialement écrit "si j'aurais été ta femme" - mais j'aurais été la mère de nos enfants.  

Quand nous nous sommes rencontrés, nous vivions l'un et l'autre à Paris. 

A 2 arrondissements près. Au fil des jours qui ont suivi notre rencontre, mon cœur s'est mis à battre tout à côté du tien. Cette ville que je trouvais repliée sur elle-même m'avait enfermée depuis plusieurs années dans un manque désolant de perspectives. Dans cet oxygène que je trouvai saturé de mots, maux ou râleries, tu as été en ce mois d'octobre ma bouffée d'oxygène. 

Un printemps venant se greffer sur l'automne.

Autour de cette table de café, celle de la première rencontre, j'ai trouvé ton timbre de voix étrangement bas et malgré ton physique très attirant, très mâle alpha, il y avait ce tartre sur tes dents dont je n'ai jamais osé te parler, qui  m'a repoussée.

J'ignore comment mais au fur et à mesure de nos rencontres postérieures, j'ai trouvé en toi une autorité rassurante, une forme de passion irrésistible. 

Je me demande qui a aimé l'autre le premier. Je crois que j'ai aimé te voir m'admirer.

Le désir d'une vie à deux, cette évidence entre nous que tu évoquais et qui faisait frémir mon orgueil ; la solitude que je croyais avoir apprivoisée mais qui ne l'était pas du tout, m'ont rapprochée de toi. Tout près. Mon cœur contre ton corps, mon corps contre ton torse. 

Ton torse au-dessus de moi. Et moi, toute rendue à toi.

Tu m'avais dit, au lendemain de la première nuit passée ensemble : "Tu vas me tricoter des pulls en laine ?". Cela m'avait fait rigoler, je n'aurais pu imaginer l'amalgame qui était déjà là.

J'adorais quand tu passais ton doigt sur ma peau comme s'il s'agissait d'un essuie-glace. 

Cela effaçait toutes mes déconvenues. J'écartai alors les jambes, avec le sentiment que cela fermait mes blessures. J'aimais aussi quand tu écartais la couette comme si tu ouvrais une porte pour m'inviter et me laisser passer. 

Je te trouvais beau comme un Dieu. Sculpté comme je n'avais pas vu pareil homme sculpté. Et pourtant, j'en avais vus des hommes...

Avant toi, j'avais été en couple à 3 reprises. 12. 2. 1. an.s. Entre, il y a eu un tiercé perdant d'amants. Ma mère peinait à comprendre mais elle ne me jugeait pas. Elle disait se voir incapable de se jeter dans les bras de nouveaux venus. 

Tu ignores, Maman, la douleur d'une séparation amoureuse, tu n'en as jamais vécue.

Mais en effet, la durée de mes relations se réduisait pendant que je rêvai de voir la peau de mon ventre se gonflait, jusqu'à être toute tendue d'orgueil. 

Les années passant, j'avais de plus en plus envie, peut-être pas d'être maman, mais d'avoir une famille. La mienne. C'est curieux car avec aucun de mes ex-compagnons, je n'avais eu cette envie.

Il faut dire que je prenais un malin plaisir à reproduire ce que j'avais vu petite tout en faisant bien différemment. Que je croyais...

Alors peut-être est-ce l'âge, des doses d'hormones ou tout simplement cette évidence, mais avec toi, l'envie m'est venue. Tout le monde autour de moi s'en étonnait.

Il était temps, cela aura pris 36 ans.

Je n'étais jamais si heureuse que quand je te retrouvais. Je me suis vue vieillir avec toi.

Une fois, tu m'as écrit : "Je n'ai jamais trouvé l'arbre auprès duquel faire mon nid. Avec toi, je sens un nouveau souffle me transporter".

Comme j'ai été heureuse de lire ces mots. J'aime bien les arbres et cette chanson de Brassens.

Ce que j'aime beaucoup aussi, ce sont les boutons et furoncles. 

Il y a une époque de ma vie, je devais avoir 19 ou 20 ans, où j'ai passé des semaines entières à regarder des vidéos Youtube montrant de gros boutons que des doigts éventraient. 

Le liquide s'écoulait et moi, je me délectais. Je n'ai jamais eu un bouton pareil.

Alors tu penses bien : un enfant qui germe en toi et qu'il faut sortir, ça ne pouvait que satisfaire ce penchant. 

Tu avais ce don de parler des choses écœurantes de manière attendrissante.

Quand un bouton se pointait sur ton corps, tu ne t'en cachais pas et tu me demandais, comme un enfant, de m'occuper de ton "Fufu".

Cesse-t-on jamais d'être des enfants ? Devenir parent nous retranche-t-il de cette capacité ?


II

UN JOUR, dans les premières semaines qui ont suivi notre début de vie commune - nous avions trouvé une pépite au coeur de Pigalle - , alors que je rêvassais à mon futur, pas si certaine que ça de vouloir être mère, en tout cas pas mère au foyer, incapable de voir comment revenir à une vie active sans perturber la tienne, tu es rentré plus tôt à la maison.

J'étais allongée dans le canapé et j'écoutais une playlist. Une chanson de Digannekarn a retenti. Je ne l'aime pas trop cette chanson mais je lui trouve un quelque chose d'attirant.

Tu m'as dit : "Elle est horrible cette chanson". Et puis, tu as fait la gueule. Toute la soirée.

J'ai voulu comprendre, te détendre.

- "Oui, elle est horrible, mais c'est bon, c'est fini, je l'ai coupée".

- "Oui, mais ça a suffi à me mettre de mauvaise humeur"

Sidérée, je n'ai pas su quoi répondre. J'en ai eu le ventre tordu jusqu'au lendemain.

J'ai dû en faire des tonnes, comme à mon habitude, quand quelque chose est cassé ou quand l'ambiance est plombée. On a dîné. Tu n'as pas aimé la cuisson de la viande mais tu ne l'as pas dit. Tu as laissé les bouts découpés de côté.

J'aurais aimé te satisfaire. N'a-t-on pas envie de toujours être aimable pour être aimé.e ?

Ce soir-là, je portais un legging. Je ne sais pas pourquoi je l'écris car le legging n'a rien à voir là-dedans - soyons honnêtes, c'est assez laid un legging...

Tu m'as prise par derrière alors que je faisais la vaisselle. Ce qui t'excitait, c'était que je m'affaire aux tâches ménagères. Je trouvais cela surprenant mais je me sentais flattée.

C'est ce que je préfère dans la vie à deux : pouvoir avoir du sexe à volonté, à n'importe quel moment, devant les basses besognes ménagères, ordinaires.

Depuis quelques semaines, juste après que la partie de moi voulant être maman se soit présentée, je t'offrais mon anus bien plus volontiers.

Cela exigeait de prendre des précautions. Je me savonnais tant et plus.

Et puis, j'ai commencé à faire un truc bizarre. Je ne sais plus quand ni comment cela a commencé mais je sais que cela a duré des semaines, voire des mois. Je me lavai la bouche au savon. Plusieurs fois par jour, je me surprenais à frotter les doigts de ma main droite sur l'énorme bloc de savon de Marseille et à les glisser dans ma bouche pour en laver chaque recoin.

Et pendant ce temps, dès que je le pouvais, je clamais ce désir d'avoir un enfant, de fonder une famille. Peut-être est-ce pour cela que me lavais la bouche ?

Pour nettoyer ces belles paroles ?


III


IL AURAIT SUFFI DE PRESQUE RIEN, quelques minutes en moins dans nos vies.

Il était 00:32. L'été de notre relation avait laissé la place à un automne pluvieux.

Octobre venait de se présenter et nous venions à peine de déménager. 

A Montpellier. Tes origines.

Dans une fureur noire, tu es entré dans la chambre et tu m'as sauté dessus. Tes bras se sont soulevés, tes poings refermés et ils sont venus s'écraser contre ma mâchoire.

Tu as serré fort. 

Aussi fort que tu m'aimais ? Peut-être avais-tu vu un bouton ou furoncle et tu essayais de l'extirper ?

Je m'étais si longtemps dit que tu voyais des choses que je ne voyais pas : toi seul avais vu chez moi ces troubles de l'humeur, les mêmes que chez ta maman, et tu étais prêt à m'épauler, me supporter.

Je pense cela des chats aussi : ils savent des choses de nous que l'on ignore.

La mécanique était celle de l'inconcevable, la violence et l'agonie.

Je me suis crue malade psychique à tes côtés. 

C'est souvent chez l'autre que l'on voit ce que l'on ne veut pas voir en soi.

Je l'ai compris, aussi soudainement que tu es rentré dans la chambre pour m'intimider, comme tu me le diras après.


IV


IL A SUFFI DE PRESQUE RIEN, un sac poubelle que j'ai, en à peine 2 minutes, rempli de quelques vêtements, et une pochette avec mes documents importants. 

Je n'arrivais pas à partir. Je dois partir. Je n'y arrive pas. Je pars, je suis partie, revenue. 

Et puis, partie. 

Le ventre affolé, j'ai claqué la porte, me jurant de ne plus jamais me retourner.

Dans le train, j'ai beaucoup pensé à Françoise Sagan, Françoise Giroud, au statut de la femme. A celui d'être humain, ayant droit à une dignité.

J'ai vu ma mine dans une reflet : j'étais en très mauvaise santé, physique, et cela faisait des mois que cela durait.


V


IL M'A FALLU beaucoup de vulnérabilité, qui a été ma force, et finalement peu de temps pour me reconstruire - écrire "me retaper" serait malvenu, non ?


Je suis allée courir ce soir.
Le même parcours que les autres jours, 2 minutes de moins.
J'ai senti le rythme de ma respiration, régulière. 
J'ai ressenti le chant des oiseaux, sur ma peau.
J'ai regardé le vent faire frémir les champs de blé.
J'ai respiré les coquelicots, les bleuets.
Je me suis surprise à penser "Est-ce que tu aimes le beurre ?" à la vue d'un "bouton d'or".


VI


J'AI 38 ANS et j'ai cru que j'allais être maman.

Ce n'est peut-être pas foutu mais ce n'est pas bien parti non plus. Mon ventre, lui, respire, amplement, en paix.

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A toutes les hommes et les femmes qui ont subi des violences en croyant à de l'amour. Prenons une minute de respiration abdominale,

Le  ventre sait.

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