Le vieux tiroir de chez Grand-Mère

peter-oroy

Toujours à la recherche du temps qui passe, de ces instants éphémères qui durent toute une vie de souvenirs et puis s'éteignent dans le néant de l'oubli, j'ai voulu les graver pour l'éternité...


     Un regard furtif avait suffit. Mon oncle en cherchant un paquet de cartes à jouer m'avait dévoilé l'existence de ce tiroir encastré dans la table de la Stube.

  - Y'en a des secrets dans ce tiroir ! M'exclamai-je.

 - Penses-toi voir. Y'a qu'du chenit la-dedans. Avait répliqué tante Marthe en partant d'un éclat de rire sonore.

 Ma curiosité était soudain attisée par cette cachette oubliée au fil des ans. Je soulevai la toile cirée qui recouvrait la table pour lancer un regard clandestin vers l'objet de mon intérêt soudain. Un gros bouton de bois sec et poli par les doigts de toutes les générations permettait de l'ouvrir.

 - Stöck ! S'écria mon oncle en claquant une carte sur le jeu. Il alluma une virginie sans filtre et tira une longue bouffée avant de faire le pli, savourant sa victoire en exhalant la fumée bleue de sa cigarette.

 Je repoussai ma chaise qui grinça sur le parquet. Je tentai de forcer l'ouverture de la boite à trésors sans soulever la toile cirée. La table bougea.

  - T'as meilleur temps de guigner dedans, c'est pas à ban ! Lança ma tante tout sourire.

 Je tirai alors le large tiroir en bois de sapin tanné par les ans et qui rechigna à s'ouvrir. Il dévoila des parfums suaves d'encre et de benzine d'horloger.

Indiana Jones n'était pas encore passé à l'écran. Il était même inconnu. Dès lors que le casier fut ouvert, je partis en expédition. 

 Il y avait là tout un fatras d'objets divers, de vieilles cartes postales, de feuilles séchées, de petites boites de fer blanc et plus au fond divers objets qui disparaissaient dans l'ombre des entrailles du tiroir. 

         Je commençai mes investigations. Le premier trésor fut une carte postale sépia, affranchie sur l'illustration comme l'on pratiquait à l'époque.

Au dos, une missive presque illisible et apparemment confuse me fit instinctivement retourner la carte. L'illustration réveillait les souvenirs appris dans nos livres d'histoire française sur les colonies. 

 On y voyait un blanc vêtu de sa tenue beige et coiffé du salacot colonial, porté par une dizaine de noirs ployant sous le poids de la chaise à porteurs, accompagnés d'autres protégeant du soleil le maître sous de longues branches de palmier.

 Des noms se précipitèrent en mon esprit, comme Abd-el-Kader, vaillant combattant Algérien qui, vaincu par Bugeaud, remit sa reddition au capitaine Bazaine, et se rendit définitivement en 1847 au Duc d'Aumale faisant de l'Algérie une colonie française. 1870 vit arriver une vague de colons d'Alsace-Moselle annexée par l'Empire Allemand. Plus tard des Espagnols, des Corses, des Italiens, des Allemands et des Suisses participèrent à la colonisation. Lyautey, surnommé l'Africain, qui en 1903 participa bien plus tard à la pacification des territoires d'Algérie et qui devint en 1912 premier résident général de France au Maroc. Faidherbe envoyé en pacificateur de l'Afrique. Mangin endossant aussi une mission de pacification. Savorgnan de Brazza, Bugeaud, Galliéni, le Congo, le Sénégal, Dakar, l'AOF, AEF. Tous ces souvenirs scolaires tournoyaient dans ma tête. Je ressentais la grandeur colonialiste de la France. Tant de territoires lointains où battait pavillon français. Mais en même temps cette gloire ternie par l'ingérence du pays des Droits de l'Homme. 

Cette poussée républicaine qui en 1789 avait engendré la révolution pour abolir le clivage des castes, anéantir les privilèges, redonner une place au peuple se permettait en même temps d'annexer d'autres pays, d'autres territoires, d'autres peuples. Selon quels droits ? 

 J'avais un goût de cendres dans la bouche en pensant aux événements d'Alger faisant les titres des journaux. La révolte de la Casbah réprimée par la 10division des parachutistes du général Massu me laissait perplexe. La grandeur et le rayonnement de la France équatoriale reposaient en fait sur l'occupation des territoires d'Afrique et la soumission des peuples.

Lorsque la France prônait la pacification, elle assujettissait les peuples à la contrainte. Dans mon esprit, pacification est corollaire  d'une situation conflictuelle.

 J'éprouvai soudain une certaine aversion pour ce genre d'ostentation malsaine. Je repoussai la carte d'un geste bref. Le morceau de carton où étaient griffonnés quelques lignes pratiquement illisibles glissa vers le jeu de cartes.

 Mon oncle s'en empara et, interrompant le jeu, contempla longuement l'image. 

  - Charrette ! C'est peut être notre grand oncle Edgar ou Ariste qui était membre de la Société Botanique de France en 1903 et enseignant au lycée de Ras El Tin près d'Alexandrie. 

 L'infâme bout de carton passa de main en main et on pouvait discerner la percussion des pensées de chacun.

La carte me revint et je m'empressai de la retourner sur la table. Sous mes doigts aventuriers, je trouvai une deuxième carte tout en largeur. Cette fois il s'agissait du panorama peint en 1881 par Edouard Castres et qui représentait ce renommé paysage enneigé des Verrières qui vit l'entrée en Suisse en 1871 de l'Armée de l'Est. Après la capitulation de Napoléon III à Sedan, l'armée conduite par Charles Bourbaki, communément appelée Armée des Bourbakis, acculée de toutes parts dût en janvier rejoindre Pontarlier et de là, passer en Suisse. Vingt cinq de ces vaillants soldats furent soignés dans le Val de Ruz à l'Hôpital de Landeyeux dont le docteur Henri Schaerer en fut le premier médecin.

Une stèle atteste de leur passage et marque la sépulture de quelques uns d'entre eux. 

La planche panoramique illustre bien la douleur de cette armée, marée bleue blanc et rouge qui se déploie, interminable. 

Il me semble entendre le cliquetis des armes que l'on empile sans ménagement pour entrer en internement. Le piaffement des chevaux me parvient par le truchement des images. Certains, allongés dans le froid, semblent morts. La neige omniprésente imprime une particularité résolument tragique à la scène. On perçoit la peine des hommes et des bêtes exténués et à bout de souffle, prisonniers dans ce paysage hivernal. Triste image de la folie des peuples !

Mes doigts se refermèrent sur une petite boite ressemblant à une boite d'allumettes. Le carton abimé, aux couleurs passées représentait une étincelle mauve sur fond bleu nuit parsemé d'étoiles. Drôle d'emballage pour des allumettes. Il s'agissait en fait de petits morceaux de bois dont un embout était enduit d'une pâte phosphorescente jusqu'au milieu du bâton. 

 - Des feux de Bengale de la fête nationale ! M'écriai-je. 

En effet, sur le dos de l'emballage on pouvait encore lire l'inscription à moitié effacée « feux de Bengale » et dans un coin « 1eraout 1950 », y était adjoint le dessin d'une croix fédérale. J'irai en essayer un plus tard. Pensais-je.

Je poursuivis mes investigations et sortis une plume d'oie taillée en biseau et qui avait dû servir à écrire quelque missive ou acte. Je comprenais cette belle écriture ondulée et élégante qu'avait mon père. A-t-il déjà tenu entre ses doigts ce trophée historique pour accomplir quelques tâches scolaires ? D'autres plumes plus actuelles jonchaient le fond du tiroir. Un porte-plume taché d'encre s'ajoutait à la liste de mes trouvailles.

J'exhumai de mon casier à trésors une petite brochure aux coins cornés. La couverture sépia et gaufrée de l'opuscule paraissait aussi très ancienne. Elle était intitulée : Les soldats de 1917 internés en Suisse. En première page on voyait un train semblant hors d'âge, flanqué de la croix fédérale et quelques poilus à la mine défaite entourer un officier de l'armée Helvétique. La scène avait été photographiée probablement en été. Il faisait beau. Quelques dames de la Croix Rouge versaient une boisson dorée dans des quarts militaires alignés sur une table posée sur des tréteaux. La scène reflétait une certaine sérénité et la paix retrouvée pour ces valeureux soldats découragés par l'incapacité et la morgue de leur commandement incapable de discernement et de bonne stratégie militaire.

Tout au long des pages le reportage présentait les hommes encore en uniforme, qui, œuvrant dans des ateliers de vannerie, qui, se promenant sur les quais des bords de l'Aar à Thoune ou sur une embarcation à rames, protégés de l'ardeur du soleil par une capote de store tendue au-dessus des bancs de nage. Ceux dont un bras ou une jambe manquait se reposaient à l'arrière en fumant la pipe. Moment idyllique après l'apocalypse vécue au front. Quelques uns d'entre eux, allongés sur de hauts brancards à roulettes jouissaient du calme et de la fraicheur diffusés par les arbres de la promenade. 

Quelques pages plus loin on voyait une rangée de lits occupés par des hommes emmitouflés dans des couvertures, jouissant du paysage hivernal et ensoleillé sur un balcon du sanatorium de Crans-Montana. Les gaz de combat avaient fait des ravages du côté d'Ypres.

Je laissai de côté ce petit ouvrage dédié aux soldats de la grande guerre et allai plus avant dans mon fond de tiroir. J'en sortis un drôle de jouet en fer blanc peint. Après dix tours de clef un mécanisme mettait en marche un groom d'hôtel vêtu de sa tenue rouge. Le petit bonhomme articulé poussait une grosse malle marron et après quelques foulées il s'allongeait sur son bagage et continuait sa course jusqu'à épuisement complet du ressort. Inlassablement le personnage courrait en poussant son coffre et au bout d'un moment, stimulé par son élan s'allongeait dessus.     Une grenouille en caoutchouc rejoignit mes trésors posés sur la table. En lui emboitant un petit tuyau on pouvait la faire sauter et émettre un coassement en appuyant sur une petite poire.

J'y trouvai aussi un pantin articulé, fixé sur un socle cylindrique. Il s'affaissait et prenait des postures grotesques dès que l'on appuyait sur le fond du socle. Il se redressait immédiatement lorsque l'on relâchait la pression.

Un vieux mouvement de montre, quelques pièces de bois travaillées, des bouts de ficelle, une revue du Messager Boiteux de Neuchâtel datant de 1896 venaient compléter l'inventaire de mes découvertes. 

 C'est fou comme un simple tiroir de bois peut recéler de trésors oubliés, de souvenirs enfouis, de témoins de l'histoire ou tout simplement de la chronologie des générations.

Je m'empressai de tout enfouir au fond de ce tiroir… pour les générations à venir, pour que, eux aussi, aient le plaisir de la découverte de la vie passée fondement de l'avenir des autres.

 Demain je partirai en expédition au galetas. Qu'est-ce qu'il doit y avoir comme découvertes archéologiques à faire !

 

FIN

© by Peter Oroy 18/11/2019

                                          

  • Perso, aussi, un bureau à tiroir secret avait illusionné mon âme….puis la baguette de bois réveillée à laissé dans mon imaginaire aux abois une déception de taille, le grand père y abritait quelques "houlà-la" de sauvegarde contre sa frénésie de vielle homme sans fille au pair…...

    · Il y a presque 5 ans ·
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    flodeau

    • Mais oui Flodeau! Les vieux tiroirs sont parfois de véritables "Ghost Town". Un des miens recèle 600 ans de chroniques et d'histoires consacrées à ma famille et à la recherche de mes ancêtres...Un puits sans fond...

      · Il y a presque 5 ans ·
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      peter-oroy

    • ça j'adorerais le découvrir...un graal de sangs mêlés qui remonte aux chevaliers, 600 ans c'est du sang de noble qui coule dans vos veines et donc un morceau d'histoire écrite sauvegardée! Moi, j'ai dû passer par la toponymie et un prêtre féru de généalogie pour remonter avec peine le temps jusqu'à 1400 et des poussières...il n'y a que ma mère aujourd'hui pour soutenir qu'un roi anglais sans filiation puisse être à l'origine….c'est un sujet épique aux repas de fête à ne pas soulever! ;0)

      · Il y a presque 5 ans ·
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      flodeau

    • A part un certain Mathieu Dominique Charles Poirot de la Blandinier de Saint Odile, Baron né en 1715 à Blâmont en Lorraine, au service du Duc François III de Habsbourg-Lorraine, rien de noble chez moi. Mes ancêtres étaient plutôt ministres réformés de Dieu ou horlogers, mais en tout cas bien présents sous le nom Blandenier dans l'histoire du Val-de-Ruz et de la Seigneurie de Valangin-Neuchâtel, terre des Habsbourg jusqu'en 1815. La branche irlandaise est beaucoup plus mystérieuse. Et les émigrés Américains sont partis chercher fortune dans le Dakota du sud. Mais tout cela reste passionnant...

      · Il y a presque 5 ans ·
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      peter-oroy

  • Joli voyage !!

    · Il y a presque 5 ans ·
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    li-belle-lule

    • Merci li-belle-lule! En cette époque si turbulente, absente d'humanité, il est bon d'avoir un refuge dans ses souvenirs et de les faire partager. Une madeleine de Proust...

      · Il y a presque 5 ans ·
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      peter-oroy

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