Le voeu de Lucie
casimira
En Bretagne vit une vieille dame, Lucie. Sentant sa mort, elle demande au curé d'exaucer un étrange voeu...
Le vœu de Lucie
Tous les jours, Lucie Magloire allait à l’église. Par les chemins brumeux de Bretagne, elle s’en allait au petit matin. La végétation humide s’accrochait à ses pas, à ses tout petits pas précautionneux, tandis que glissaient sous les herbes, des elfes, étendant leurs bras comme des sirènes.
Elle était pauvre. Le chemin était long, qui la menait jusqu’à l’église. Mais son cœur l’entraînait, et elle n’avait qu’à le suivre. Elle était portée par son seul bonheur : voir les vitraux au-dessus du chœur. Elle s’en faisait des images lumineuses et colorées sur cette petite route du petit matin. Le goudron inégal se transformait en tapis de couleurs, et c’est sur un arc-en-ciel qu’elle arrivait à l’Eglise.
Ce matin-là, pourtant, elle se sentit plus lasse que d’habitude. Le chemin lui parut plus long. Retourner chez elle la contrariait beaucoup. Elle décida donc de se reposer un peu sur le talus pour reprendre ses forces. L’herbe était mouillée. Elle n’y prit pas garde. Le soleil se levait, réchauffait la terre et les arbres. La vieille aussi en profitait. Assise au bord du chemin, les yeux mi-clos, elle goûtait la chaleur qui montait à travers ses vêtements.
Elle était bien réchauffée maintenant. Pour en être plus sûre, elle offrit au soleil son dernier frisson, le plus caché, celui qu’on cherche en raclant les recoins de sa peau, puis elle reprit sa route. Mais la lassitude lancinante cependant était toujours là.
Enfin, elle arriva devant l’église.
Elle poussa la lourde porte, s’agenouilla, et glissa à sa place.
L’orgue lança ses premiers sons chauds, graves et vibrants. Il sembla caresser de ses doigts les cheveux des paroissiens. Lucie ressentit alors, dans son cœur de vieille dame, un baume calmant, une paix confortable. Ses cheveux picotèrent d’abord, puis se calmèrent comme des colombes rassérénées.
Les vitraux exultaient ce matin. Le chœur, lui, avec tous ses bronzes n’avaient pas les jaillissements ni l’enthousiasme des rayons du soleil quand ils touchaient le manteau rouge d’un saint, la feuille verte d’une fioriture, les ailes glorieuses d’un ange.
Et la vieille était aux anges ! Les vitraux, c’était Dieu pour elle ! Toute la beauté du monde en quelques couleurs ! Et quand il fallait baisser le regard à la levée de l’hostie, elle avait pris soin de garder dans ses yeux clos des morceaux de couleurs !
Ce jour-là, la beauté du vitrail face à elle lui parut éclatante. « Tout à l’heure, pensait-elle, j’ai failli mourir sur le chemin. Il faut que je parle au prêtre. »
L’office se déroula. Enfin le prêtre prononça « Ite missa est ». Les fidèles se dispersèrent et disparurent. Seule la vieille resta. Le prêtre, étonné, s’approcha d’elle. Comme réveillée, la vieille s’accrocha à la manche du prêtre.
« - Mon Père, il faut que vous me receviez en confession.
- Maintenant, ma fille ?
- Oui, mon Père, tout de suite. »
A peine installés dans le confessionnal :
« - Mon Père, je vais mourir bientôt.
- Allons madame Magloire, il ne faut pas dire cela ! Vous êtes encore vaillante !
- Mon Père, je le sais. Si vous le voulez bien, je vais me confesser, mais avant, j’ai un vœu à faire : Je veux être enterrée un jour de soleil ! »
Le curé était interloqué. Le curé crut la vieille femme devenue folle, et la regarda plus attentivement à travers la grille de bois.
« - Et pourquoi donc, Madame Magloire ? Dieu nous rappelle à Lui quand bon Lui semble !
- Oh, non, mon bon père, je sais qu’on ne décide pas l’heure de sa mort, mais je vous demande à vous de m’enterrer un jour de soleil. Vous comprenez, j’aime tellement quand les vitraux sont traversés par le soleil ! »
Pris au dépourvu, le curé accepta, d’autant plus facilement qu’il se crut à cet instant dans un rêve, tant la requête lui semblait incongrue. « Mais oui, madame Magloire, ne vous inquiétez pas ! »
C’est d’un pas plus léger qu’elle reprit la route du retour ! Bientôt le sol en ciment de sa cuisine, le moelleux de la terre battue de l’arrière cuisine, l’odeur de buis du petit jardin, et la vie reprit son cours.
Et puis un beau matin, elle ne se leva pas. Les yeux clos. Seuls, les fleurs fanées du dessus de lit, le meuble à couture près de la fenêtre, et parfois, par intermittence, le bruit d’une voiture qui passe. C’est l’infirmière qui venait lui faire une piqûre contre le diabète qui la trouva. On alerta la famille. Lucie Magloire resta trois jours encore dans sa chambre, avec des proches qui venaient la voir, priaient pour elle. Enfin, le jour de l’enterrement arriva.
Ce matin-là, le curé constata qu’il avait mal dormi. Sans vouloir se l’admettre, il avait été tracassé par cette histoire de beau temps le jour de l’enterrement de Lucie Magloire. Or ce jour était arrivé. « Le jour où il doit faire beau si je ne veux pas être parjure ! » Subrepticement, il lui en voulut un peu de l’avoir mis dans cette situation délicate puis, il se rappela Lucie, et des sentiments plus chrétiens reprirent le dessus : elle avait toujours été originale, mais il devait reconnaître qu’elle n’avait manqué aucune des messes du petit village en trente ans, sauf dimanche dernier. Fidèle parmi les fidèles. Un peu nerveusement, il ouvrit ses volets, et constata, maussade, que la journée ne serait pas aussi radieuse qu’il l’avait espéré : il pleuvait. Un temps gris et triste de Toussaint. Noël approchait. Il soupira. Etre enterré un jour de soleil, cela n’était pas facile en hiver ! Mais il savait que son devoir était de favoriser, autant que cela lui était possible, la demande de sa fidèle paroissienne. Il fallait reporter l’enterrement à un autre jour, plus ensoleillé. Aussi s’habilla-t-il rapidement.
Un peu gêné au téléphone, il informa la famille du vœu de Lucie. Bien ennuyée la famille, qui ne voulait pas faire durer trop longtemps la période éprouvante durant laquelle un mort n’a pas encore trouvé sa place, et où les vivants n’ont pas encore réintégré la leur.
La famille insista, arguant que Lucie n’avait peut-être plus toute sa tête vers la fin de sa vie…
Le curé refusa d’abord, par devoir envers Lucie, puis eut un peu honte de n’avoir pas discuté avec elle de cet étrange vœu. Il ne savait pas bien lui-même pourquoi il avait cédé si facilement à sa requête, Lucie lui arrachant avec une facilité déconcertante une promesse bien ridicule…
On installa tout pour l’enterrement le jour même, espérant tout de même un maigre rayon de soleil vers onze heures : il n’était que neuf heures et demie…
A onze heures, tout le monde était là. Lucie sur un catafalque.
Le curé s’apprêta à commencer la cérémonie, mais presque malgré lui, ses yeux se portèrent sur les vitraux de sa chère église. C’est vrai qu’ils étaient beaux ! Pourtant, avec un peu plus de lumière et d’entretien, ils auraient pu être splendides! Lucie avait été la seule à remarquer cela. Pour la majorité des paroissiens, une église, cela semble évident. La beauté, la poussière, le froid, les cierges, tout semble donné d’avance, alors qu’il a fallu des heures de travail aux artisans, des kilomètres de foi à travers plusieurs générations, des heures de ménage, de l’argent aussi pour que la maison de Dieu reste accueillante !
Et soudain, il sut ce qu’il avait à faire.
« Nous sommes lundi. Nous devons exaucer le vœu de Lucie. Elle appréciait l’église et avait foi en notre Seigneur. Ayons foi en Lui. Donnons-nous jusqu’à samedi prochain pour enterrer Madame Magloire. Laissons Lucie reposer en paix devant les vitraux qu’elle aimait tant jusqu’à samedi, car dimanche, l’église devra être à nouveau vide pour la célébration de la messe. »
Tout le village fut bientôt au courant de l’étrange vœu de Lucie et tous les habitants regardèrent, ce soir-là, la météo avec passion ! Mais on n’annonçait que du mauvais temps et des températures fraîches !
Et, de fait, la semaine fut chargée en nuages et en pluie, et Lucie attendait paisiblement, étendue les mains jointes dans la petite église. Des badauds, curieux, entraient parfois, s’approchaient avec respect, comme on visite une sainte, puis repartaient, levaient les yeux au ciel, et poussaient un soupir dubitatif en remontant le col de leur manteau !
Enfin, samedi arriva, et il fallut se résoudre à ne pas exaucer le vœu de Lucie. Le ciel était bas et lourd.
La cérémonie commença… L’église était pleine à craquer : la famille était là, bien sûr, puis tout le village, qui connaissait bien Lucie, parce qu’elle avait été fille de ferme, puis fermière, qu’elle avait fondé une famille, que son mari était mort, que ses enfants étaient dispersés, mais qu’elle était sœur d’untel, cousine de douze autres, tante de plusieurs, amie de certains, et respectée par tous. Il y avait des gens qui n’avaient jamais mis le pied au village, mais qui avaient entendu parler de cette histoire, dans les cafés, chez le vétérinaire, ou en buvant le coup avec le livreur de fuel. Ils venaient là par curiosité, ou guidés par un vague sentiment de piété païenne : être enterré un jour de soleil, ça parlait au cœur de tout le monde, ça parlait de résurrection finalement, mais pas de la manière habituelle ! Enfin, il y avait tous ceux qui avaient tenu des paris, et qui ne s’en vantaient pas, mais qui avaient pris rendez-vous dans le café après la messe.
L’église était bien sombre et fraîche, mais le bruit diffus de la foule formait comme un coussin de chaleur au-dessus des têtes. Le curé, un peu intimidé devant le nombre de personnes présentes ce jour-là, calculait malgré lui la recette de la quête, même en comptant ceux qui donneraient peu ou rien, assimilables en cela à de simples touristes. Mais enfin, quand même, cela faisait un chiffre !
Le chant d’entrée, porté par des centaines de voix, les paroles d’accueil…chacun regardait les vitraux espérant y déceler une lueur de soleil. On n’avait jamais autant regardé les vitraux ! On les trouva beaux, et certains déplorèrent qu’ils ne fussent pas restaurés.
Le psaume, un passage de l’Evangile, le soleil ne semblait toujours pas vouloir se lever hors des nuages. Puis le curé commença l’Eucharistie. « Au moment où il prit le vin, il le montra à ses disciples en disant : Prenez et buvez-en tous, ceci est la coupe de mon sang, livré pour vous. Le sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. Vous ferez cela en mémoire de moi. » A ce moment, normalement, tout le monde baisse la tête. Eh bien ce jour-là, personne ne la baissa ! Un rayon de soleil transperça le vitrail du chœur, venu on ne sait d’où, inondant tout le monde de lumière. Il sembla que le doigt de l’ange montrait un chemin, qu’on n’avait jamais remarqué auparavant dans la grisaille du vitrail, et que cet ange souriait à une colombe montant vers le soleil, qu’on avait toujours prise pour une feuille, d’armoise peut-être .
La lumière fut brève, mais elle fut éblouissante. Tout le monde se tut un peu plus, plus profondément, soit de stupeur, soit de piété, et ce fut comme si la lumière montrait à chacun d’eux son propre chemin. Le curé poursuivit la messe dans le recueillement nouveau de la foule. Son cœur chantait la gloire de Dieu qui avait accompli ce miracle dans son église.
Le deuxième miracle fut la parole de ceux qui avait assisté à la messe d’enterrement de Lucie. Cette parole s’étendit comme une traînée de poudre dans toute la Bretagne et des pèlerinages s’organisèrent aussitôt. Grâce aux dons des pèlerins, les vitraux purent être restaurés.
Maintenant, on visite le village, l’église, et surtout le cimetière, où repose Lucie. Le café a regonflé son chiffre d’affaire. On y vend même des cartes postales ! La vie du curé aussi a changé : le dimanche, il y a foule dans son église, les jours de beau temps, comme les jours de pluie !