disparitions inquiétantes

DISPARITIONS   INQUIETANTES

C’est Michèle Chavasson qui, la première, avait constaté et s’était inquiétée des disparitions ; mais comme d’habitude, personne ne l’avait vraiment écoutée ou prise au sérieux.

La mère Michèle, comme tout le monde l’appelle, est une vieille assistante sociale à la retraite. Quand elle a arrêté de travailler, elle était très contente d’avoir enfin du « temps pour elle ». Elle en a profité d’abord pour dormir, puis pour voyager, mais ses copines préféraient leurs salons aux autobus inconfortables des routes du monde qu’elle voulait parcourir et toute seule ça ne l’emballait pas vraiment. Lui restait alors le loisir de lire et rêvasser dans les parcs de la capitale, mais très vite, elle s’est lassée de tout cela et moins de trois ans après avoir mit un terme à sa carrière, elle est allée proposer ses services au centre social à côté de chez elle. Pas pour refaire l’assistante sociale mais juste pour être écrivain public, bénévolement.

On la voyait les mardis, jeudis et vendredis après midi trainer la savate jusqu’au centre social, car elle portait toujours d’infâmes sabots plats, tout avachis pour épargner les cors et les oignons qui rendaient ses pieds douloureux. A peine assise derrière son bureau, elle les retirait et passait toute sa permanence pieds nus.

Le bouche à oreille avait fonctionné et toute une cohorte de SDF venait occuper les lieux quand elle était présente. Liquidations de retraites, recours divers, dossiers de surendettement, ouvertures des droits, étaient à son programme, mais elle passait aussi  du temps  simplement à les écouter et elle leur restituait des récits de vie qui les remplissait de fierté. Elle mettait un point d’honneur à aller chercher le « merveilleux », caché aux fin fond de leurs tripes, caché aux yeux de tous et d’eux avant tout ; Elle voulait que tout le monde puisse les considérer comme de « belles personnes » malgré leurs oripeaux puants et leurs gueules souvent ravagées par l’alcool.

Il n’était pas rare d’entendre sa voix tonitruante s’indigner du peu de considération dans laquelle les tenait la plupart des administrations. Que de lettres écrites aux présidents de la République pour dénoncer ces discriminations !

Elle avait l’habitude de leur donner des rendez vous. Et elle les engueulait quand ils arrivaient en retard. Ça ne les empêchait pas de revenir, au contraire : le fait d’être attendus leur conférait une importance qu’ils pensaient avoir perdue depuis longtemps ;

Le premier à « disparaitre », fut le gros Gégé. Il avait rendez vous avec elle un jeudi à 15 heures pour renouveler sa CMU. Elle pesta après lui pendant une heure puis elle téléphona aux hôpitaux, aux commissariats. Rien. Envolé. Un mois après, dans la même semaine, il y eut Amar et Georgette.

Au bout de 6 mois, elle en comptait 12 et une bonne trentaine à la fin de l’année. Curieusement, une grande majorité d’entre eux avaient leurs rendez vous à 15 heures.

Lorsqu’elle alerta ses collègues du centre social, tous rigolèrent et lui chantèrent : « c’est la mère Michèle qui a perdu ses clodos … ». Par essence, un SDF n’a pas d’attache lui dirent-ils plus pour qu’elle arrête de leur prendre la tête que pour la rassurer. Mais justement, elle prétendait que non. Voyant que ses inquiétudes ne rencontraient aucun écho, elle fit le tour des centres sociaux qui accueillaient des SDF. Une collègue lui dit : « maintenant que tu m’y fais penser, oui, il y en a un certain nombre que je ne vois plus ». Après la cinquième qui lui dit la même chose, elle décida de leur demander d’établir une liste des « manquants ». Un autre détail s’imposa : les disparitions flagrantes se situaient toutes autour des gares.

Forte de ses renseignements, elle alla au commissariat. Même rigolade chez les flics que chez ses collègues quand elle déclina son nom et le but de sa visite. Elle exigea alors de faire un signalement de disparition inquiétante. Elle  fit un tel raffut que le commissaire Lambert sortit de son bureau pour voir ce qu’il se passait. Dès lors, elle ne s’adressa plus qu’à lui. Il dit qu’il était impressionné de la précision de ses constats et promit de s’en occuper.

Mais les disparitions continuèrent sans que personne ne semble s’en émouvoir. Elle se dit alors qu’il était temps d’alerter la presse, mais il n’y eut que le Parisien pour mentionner ces disparitions sur huit lignes dans la rubrique faits divers en page 10.

Un mardi, dernier jour du mois d’octobre et veille d’halloween, la mère Michèle était venue malgré un gros rhume et une migraine récidiviste. A 14 heures, elle recevait, pour la troisième fois Madame Irène, une ancienne prostituée au grand cœur, pour son dossier de surendettement. Elle prit tous les originaux pour  aller les photocopier à la mairie. Madame Irène devait revenir les chercher le jeudi suivant. Le suivant, c’était le petit Piotr, plein comme une outre, qui avait vomi sur elle quand elle l’avait aidé à se lever. Là, s’en était trop. Elle avait dit à la stagiaire qui occupait l’accueil qu’elle rentrait chez elle se changer et se coucher avec une bouillotte bien chaude. Chargée comme une mule et empestant comme un putois, elle était allée, d’une démarche trainante prendre le métro car l’humidité et le froid de l’hiver lui rendaient les déplacements très pénibles. En ce milieu d’après midi, les couloirs du métro Austerlitz étaient quasiment déserts.  Le vieux Robert l’avait vue se diriger vers les escalators. Il était le dernier à l’avoir vue, mais il ne le savait pas encore. C’est Madame Irène qui avait signalé son absence le jeudi, en revenant chercher ses originaux. Ce n’était pas du genre à la mère Michèle de s’absenter sans rien dire, surtout quand elle emmenait les papiers de quelqu’un. Elle ne répondait pas au téléphone. La stagiaire s’était souvenue qu’elle n’était pas très en forme en partant le mardi en plein milieu de sa permanence. Craignant le pire, la directrice avait prévenu la police et le commissaire Lambert en personne s’était déplacé jusqu’au centre social puis à son domicile où son chat l’avait accueilli avec des miaulements affamés.

Après une enquête de voisinage, il était apparu évident qu’elle n’était jamais arrivée chez elle ce jour là. Elle avait donc disparu entre le métro et son domicile.

Les journaux, cette fois, s’emparèrent de la nouvelle et la développèrent, avançant des hypothèses plus inquiétantes les unes que les autres ; Certains journaux supposaient une vengeance des SDF contre une société qui les rudoyait au travers de travailleurs sociaux aigris. D’autres faisaient de la mère Michèle non pas une victime mais un bourreau pervers, une sorte de nouvelle Barbe Bleue, qui avait repris du service pour « dévorer » ceux au service de qui elle feignait de se mettre. Les plus alarmistes dénonçaient le manque de sécurité dans les transports en commun.

Les disparitions autour des gares et aux heures creuses de l’après midi ayant été signalées, des stratégies d’évitement furent aussitôt mises en œuvre : les usagers descendirent aux stations précédentes ou bien prirent d’assaut les bus ou bien encore, les jours de beau temps, s’attendirent dans la rue pour ne pénétrer dans les souterrains du métro qu’en commandos d’au moins une dizaine de personnes ;

Certaines communes s’étant déjà illustrées pour avoir tenté d’éloigner des centres ville tous les sans abris qui importunaient les citoyens et clients respectables en faisant la manche et en les effrayant avec leurs hordes de chiens, ou bien en mettant des amendes à ceux qui fouillaient dans les poubelles, des théories de complot et de purification sociale furent même suspectées. La RATP elle-même avait participé, sous couvert de rénovation du mobilier des stations, à l’éviction des sans abris, de plus en plus nombreux, en matérialisant l’individualité des sièges, empêchant quiconque de s’y allonger.

Les SDF, ignorés jusqu’alors, furent regardés avec suspicion. De leur côté, ils se mirent à considérer avec méfiance les lieux et les personnes auprès de qui ils trouvaient habituellement de l’aide. Tout individu représentait un danger potentiel. La peur suintait dans tous les déplacements ; la haine dans tous les regards échangés.

Alors qu’en surface la peur divisait la population et en isolait chacun des membres, dans les entrailles de la capitale, l’irruption de la mère Michèle avait au contraire créé un mouvement de regroupement solidaire. Il y avait là une cinquantaine de personnes, hommes et femmes de tous âges. Quasiment tous la connaissaient et l’appréciaient. Quand elle « tomba » parmi eux, ils l’aidèrent à se relever et l’installèrent le plus confortablement possible dans un coin tranquille. Ils lui expliquèrent comment ils étaient tous arrivés là. En allant prendre l’escalator, la trappe métallique qui le précède s’était ouverte, les faisant glisser sous le mécanisme ; Depuis, ils n’avaient jamais pu remonter en surface ; des agents de la RATP accompagnés de chiens leur apportaient chaque jours de la nourriture et de temps en temps leur jetaient des matelas, des couvertures et des vêtements ; toutes les heures, ils venaient les chercher et dix par dix, les enfermaient dans le mécanisme de l’escalator. Les restrictions budgétaires auraient contraint la RATP à supprimer l’usage des escalators si l’électricité n’avait pas été remplacée par l’énergie humaine. Ils avaient donc été transformés en des sortes de hamsters courant sans interruption dans leur roue.

Le « recrutement » se faisait essentiellement autour des gares où les escalators étaient dissimulés derrière un mur. Ainsi lorsqu’il n’y avait personne, la « glissade » pouvait être effectuée sans risque de représailles. Les « candidats » étaient choisis sur des critères très précis détectés instantanément au moment où ils posaient le pied sur cette trappe métallique. Le premier critère était l’usure des chaussures ; un SDF avec des chaussures neuves ne courrait aucun risque contrairement à un bourgeois aux chaussures éculées ; puis venait le deuxième critère : la charge ; les SDF trimballant en général tous leurs bagages avec eux, cela pouvait déclencher l’ouverture de la trappe ; par contre elle ne bougeait pas pour ceux qui faisaient simplement leurs courses ou voyageaient avec des valises car il fallait pour cela le troisième critère : l’odeur.  En fait, ce simple critère suffisait parfois à faire passer des gens à la trappe ; absolument tous ceux qui tombaient sentaient mauvais, parce que peu de SDF ont la possibilité d’avoir accès à des douches et à des lave linge. Ou bien comme la mère Michèle étaient couverts de vomissures et portaient des papiers qui sentaient la misère, car il faut bien le reconnaitre, la misère ne se parfume ni chez Chanel ni chez Guerlain, mais son odeur est tenace.

La plupart des gens qui étaient là ne se plaignaient pas de leurs conditions de vie : ils étaient à l’abri, avaient de quoi manger, boire et fumer, s’étaient aménagé un petit coin relativement confortable, en tous cas plus que dehors et pouvait se laver régulièrement dans les sanitaires, certes sommaires, mais qui fonctionnaient. Bien sûr, ils manquaient de liberté, mais peut-on dire que les gens qui travaillent du matin au soir sont libres ? Ici, ils s’arrangeaient pour leur travail de hamster ; Ceux qui étaient trop fatigués pouvaient récupérer sans que cela se remarque ; Bien sûr que certains en profitaient pour ne rien faire, mais ni plus ni moins qu’en surface. Et puis la nuit, quand les métros ne circulaient plus, ils avaient la possibilité d’aller dans d’autres stations voir comment cela se passait. Mais là, à Austerlitz, ça se passait plutôt bien. Ils étaient entre eux, loin des regards hypocrites ou dégoutés des nantis et de ce fait, ils n’éprouvaient nul besoin de remonter.  Les seuls qui en manifestaient l’intention étaient ceux qui venaient d’arriver, mais passé un mois, l’acclimatation s’était faite. Alors ça ou autre chose …..

Après plusieurs mois d’enquête menée par l’équipe du commissaire Lambert, les dirigeants de la RATP furent mis en examen pour enlèvements, détention d’humains contre leur gré, esclavage, et tentative de purification sociale. Cependant, le jugement aboutit à un non lieu, les intéressés ayant refusé de porter plainte ; par contre, le tribunal condamna la RATP à embaucher officiellement tous ces travailleurs clandestins et à leur fournir des avantages en nature sous forme de repas et de logements décents.

Depuis que toute la lumière a été faite sur cette affaire, nombreux sont ceux qui contrôlent l’usure de leurs chaussures et reniflent discrètement leurs odeurs corporelles avant de s’engager sur la trappe métallique qui précède les escalators.