L’échappée de Désirée
mimimouche
« Où sont-elles donc encore passées ?... », peste Désirée alors que sa main fouille nerveusement les étagères de la grande armoire où s’entasse sa vie en vrac. Dans l’entrebâillement de la porte aux couleurs passées, son corps frissonne. Le coton de sa chemise de nuit azur s’avère être un piètre paravent au courant d’air glacé engouffré dans la pièce. Quelqu’un vient d’y pénétrer. À son insu.
Elle se retourne. Tremblante, elle fixe de son regard étréci l’homme immobile sur le seuil de la chambre. Ses doigts sillonnent les mèches de sa chevelure trop noire avant de courir le long du col bordé de dentelle opaline couvrant sa poitrine. Désirée cherche encore et toujours ses lunettes… Maudissant sa mémoire capricieuse autant qu’une tendance à l’étourderie de plus en plus envahissante, elle fronce les sourcils. Ses bajoues creusent un « U » inversé autour de sa bouche plissée tel un masque de tragédie grecque. Rides figées en moue mi-interrogative mi-effarée, elle sent de façon nébuleuse l’urgence de la situation. Il faudrait crier, appeler à l’aide. Mais la lisière de ses lèvres tétanisées refuse obstinément le passage du moindre son. L’esprit en proie à un flot de pensées confuses et à une myriade de pulsions antagonistes, Désirée reste statufiée, le dos aimanté à la vieille armoire. Pourtant son instinct lui dicte de fuir. Au plus vite. Loin. Très loin…
La semaine dernière déjà, un homme s’est introduit chez elle. Malgré la panique qui l’a saisie ce jour-là, elle a réussi à s’échapper. Elle est sortie telle une furie de sa chambre. Puis, elle a longé l’allée de bouleaux du jardin devant la maison et a couru à perdre haleine dans le parc attenant à la propriété. Un quart d’heure plus tard, des passants l’ont retrouvée en larmes au pied d’un chêne et l’ont raccompagnée. Le concierge de l’immeuble l’a pleinement rassurée. Aucun « importun » ne viendra plus jamais l’ennuyer. Il a promis d'y veiller personnellement. Elle a eu de la chance de s’en sortir avec seulement quelques ecchymoses et griffures. Mais ce soir, crapahuter dans les bois relève d’une mission impossible. Les gouttes de pluie qui roulaient par intermittence dans un bruissement imperceptible sur le carreau de la fenêtre se sont intensifiées. L’ondée s'est brutalement muée en averse, l'eau tambourine crescendo sur les vitres de la pièce. Désirée déteste la pluie. Ce soir plus que jamais. Paralysée par la peur, elle s’apprête à subir les assauts de l’inconnu qui avance vers elle d’un pas décidé…
À l’instant où l’homme lève la main dans sa direction, elle ferme les yeux. Elle est prête à quitter ce monde, mais ne veut pas affronter la faucheuse en face. Peut-être suffit-il d’appliquer un zeste de pensée magique pour sortir de ce mauvais pas ? La poignée de secondes qui suit dure une éternité. Tandis qu’elle attend le coup fatal, Désirée voit le film de sa vie défiler à une vitesse vertigineuse. Confortée dans sa conviction que sa fin est imminente, elle lâche prise.
Dans un état de demi-conscience, elle se laisse emporter par le flot d’événements qui se télescopent derrière ses paupières closes. Arpentant le désert de sa mémoire ensablée, elle s’enlise et se perd définitivement au creux de l’épaisse bouillie de ses souvenirs brumeux. Mais, au détour d’une vision floue, surgit une image-mirage. D’abord imprécis, les contours du reflet impalpable se dessinent peu à peu. Elle ne peut retenir un sourire. Est-ce la pluie qui favorise ce rendez-vous avec le passé ? Qu’importe ! Une fraction de seconde lui suffit pour s’infiltrer dans cette brèche providentielle de l’espace-temps.
La silhouette d’une fillette aux boucles brunes roulées en anglaises lui apparaît clairement. Robe de velours noir au col claudine ourlé de dentelle blanche et bottines vernies. Oui, c’est bien elle, le jour de ses dix ans. Les images déboulent au rythme du tonnerre qui gronde au loin. Submergée par un flot de sensations, Désirée se laisse porter, emporter, transporter jusqu’au rivage de ce bonheur d’antan…
Ce jeudi-là aussi, il pleuvait. La fête prévue l’après-midi avec ses camarades de classe s’annonçait ex-cep-tion-nelle. Au programme : jeux, chansons, rires et bien sûr un goûter incluant des fruits, des friandises et surtout… « LE » gâteau d’anniversaire. Pour la première fois, la fillette avait tenu à le confectionner elle-même sans recourir à une aide quelconque. Tôt dans la matinée, elle avait pris possession de la cuisine et s’était mise à la tâche, résolue à saupoudrer de fantaisie la recette consignée dans le cahier de sa mère. Vêtue de sa jolie robe, protégée d’un long tablier de coton écru, elle avait aligné tous les ingrédients et ustensiles nécessaires sur la table de bois. Elle avait commencé par casser les œufs en séparant tant bien que mal les blancs des jaunes qu’elle avait battus avec le sucre jusqu’à obtenir un mélange mousseux. Après l’incorporation de la farine, l’opération s'était gâtée. Faisant fi des instructions originelles, elle avait ajouté de la levure et plusieurs morceaux de beurre, un gâteau ne pouvant se concevoir sans ces deux composants. Puis, sans retenue, ses petits doigts avaient plongé dans la jatte pour malaxer le tout. Cependant, au bout de plusieurs minutes de pétrissage consciencieux, la texture demeurait très grumeleuse. Il ne restait qu’à espérer que les blancs d’œufs sauveraient la préparation. Elle s’était donc escrimée à les fouetter avec vigueur. En vain. Malgré ses efforts, il lui avait été impossible de les monter en neige. Aussi s’était-elle résolue à les intégrer tels quels. Au moment de transvaser la pâte dans le moule, celle-ci avait obstinément refusé de « faire le ruban », ainsi que c'était souligné dans le carnet. La fillette avait alors ajouté successivement de l'eau, du lait, de l'huile, quelques gouttes de fleur d’oranger, une once d'extrait de vanille liquide. La mixture avait navigué plusieurs fois du saladier au moule et vice-versa, sans parvenir au résultat escompté. À l’issue d’une dizaine d’essais insatisfaisants, la table ressemblait à un champ de bataille et le récipient gluant regorgeait d’un amalgame visqueux. Sans le secours et l’expérience de sa mère, le gâteau serait resté voué aux grumeaux. Il avait suffi d’un peu de poudre magique et d’un malaxage très énergique pour que la préparation coule enfin en plis élégants dans le moule à manqué circulaire, généreusement graissé et fariné. Les trente minutes suivantes avaient été un supplice pour Désirée. Installée sur un tabouret face au four à bois, elle avait assisté à la mutation de la pâte en biscuit à croute dorée et au cœur supposé moelleux. Enivrée par l’odeur de sucre et de beurre chaud répandue dans la pièce, elle avait trépigné d’impatience et aussi d’inquiétude. Le gâteau n’allait-il pas pâtir des différentes manipulations subies ? Par bonheur, la génoise avait gonflé au-delà de toute espérance. Au cours du démoulage, la petite gourmande avait grappillé de délicieuses miettes caramélisées tombées sur les rebords festonnés du plat de porcelaine blanche.
Soixante ans se sont écoulés et contrairement à de nombreux autres, le souvenir de ce gâteau est demeuré intact dans la mémoire de Désirée. D'ailleurs, elle salive. Étonnement, les paroles de sa mère qui l’avait gourmandée pour sa gourmandise excessive lui reviennent :
- Ma chérie, arrête de gratouiller ce pauvre moule et de lécher tes doigts…
Le respect de l’époque lui avait alors imposé l’obéissance. Mais aujourd’hui, elle ne peut résister. Les mots fusent :
- Mais maman, c’est trop bon ! Laisse-moi encore profiter de ce petit bonheur…
Alors qu’elle espère un écho encourageant à sa supplique, la vieille dame sent à nouveau un souffle près d'elle. Tout près...
Effrayée, Désirée rouvre les yeux. La lumière crue de la chambre, l’éblouit. La pluie a faibli. La septuagénaire est à présent dans son lit. Son regard se trouble en apercevant l’homme penché au-dessus d’elle. Qui est-il ? Comment est-il entré ? Pourquoi l’observe-t-il ? Qu'est-il arrivé ? Égarée dans un labyrinthe de questions, elle a perdu le fil des événements et ne se souvient même pas de la frayeur ressentie quelques minutes auparavant.
Sourcils froncés, elle observe l’inconnu. Tel un archéologue à la recherche d’une civilisation ancestrale, elle creuse la coulée de lave froide de sa mémoire éteinte. Non. Décidément. Elle ne le connaît pas. Ne le reconnaît pas… Mais, elle le trouve très doux, ce jeune homme qui lui caresse la joue et l’appelle Maman…
.