Le Dîner, effet de lampe - Une ombre au tableau

sophie-l


-          Adèle, mange ! tonne le père en enfournant un morceau de pain dans sa bouche.

-          Ne crie pas comme ça, tu l’effraies, intervient la mère. Ma chérie, ton papa a raison, il faut que tu manges… Un petit peu… S’il te plaît, pour me faire plaisir.

-          Oui maman, répond l’enfant le regard fixé droit devant elle.


Elle aimerait tant obéir à son père, contenter sa mère, mais depuis qu’il s’est invité à leur table, elle est hypnotisée, soir après soir.


La première fois qu’elle l’a vu, elle s’est approchée de lui, a esquissé une timide révérence et l’a salué d’un poli « Bonsoir Monsieur » comme on le lui avait appris. Puis, après avoir pris place autour de la table familiale, elle a attendu que ses parents lui donne quelques précisions sur l’inconnu installé en face d’elle.


Mais aucune présentation n’a été faite.


Son père, fidèle à sa gourmandise, s’est emparé d’un morceau de pain qu’il a englouti sans même le mâcher, puis, s’adressant à sa femme, s’est enquis de la suite du menu.

Perplexe, le regard d’Adèle n’a cessé d’aller de son père à sa mère, essayant, du haut de ses neuf ans, de percer ce nouveau mystère d’adultes. Elle ne comprenait pas pourquoi ses parents agissaient comme si l’homme n’existait pas, comme si sa présence n’était troublante que pour l’enfant.

-          Maman, a-t-elle osé d’une petite voix, bravant ainsi l’interdit de ne jamais prendre la parole sans y être invitée.

-          Adèle ! a grondé sa mère, s’interrompant aussitôt devant l’air grave de sa fille.

-          Maman, reprit l’enfant, le Monsieur, là, qui est-ce ?

Sa mère a regardé la chaise vide à sa gauche, puis sa fille, puis son mari, puis sa fille :

-          Le Monsieur ? Quel Monsieur ?

-          Mais lui, là ! s’est-elle impatientée. Pourquoi personne ne lui parle.


Sa mère s’est penchée sur elle, a posé sa main délicate sur son front :

-          Elle a de la fièvre, a-t-elle déclaré. Ca lui donne des hallucinations. Mange un peu, ça va combattre la maladie.

-          Je n’ai pas faim.

-          Donne-moi ton pain alors, a dit son père, ce n’est pas la peine de gâcher la nourriture.

-          Maman, le monsieur, pourquoi il est là ?

-          Il n’y a personne Adèle. La fièvre te fait sans doute délirer. Va te reposer, je t’apporte un bouillon.

-          Mais…


Son père a tapé un grand coup sur la table :

-          Il n’y a pas de « mais », ma petite, obéis à ta mère !


L’enfant s’est levée pour se retirer lorsque la grosse lampe posée sur la table à manger s’est mise à clignoter plusieurs fois. Elle a tourné la tête, a croisé le regard bienveillant de l’inconnu qui lui souriait :

-          Je t’aime…, a-t-il murmuré pour elle seule.


Bouleversée, la fillette a quitté la pièce, emportant avec elle cette déclaration aussi déroutante que précieuse.


Depuis cette scène, deux semaines auparavant, le médecin avait ausculté Adèle et, n’ayant rien observé de particulier, avait conclu à un accès de fièvre bénin qu’il conseilla de soigner avec du repos et du bouillon de poule. L’enfant garda le lit plusieurs jours mais devant l’impatience de celle-ci, sa mère l’autorisa rapidement à les rejoindre dans la salle à manger pour le dîner.


Lorsqu’elle arriva à la porte, le cœur de la petite fille battait si fort qu’il cognait contre ses tempes, la chaleur envahit son visage et quelques perles de sueur apparurent à la racine de ses cheveux. Ses lèvres semblaient adresser une prière silencieuse :

-          Faites qu’il soit là, faites qu’il soit là…


Les yeux clos, elle ouvrit la porte, sentit sur ses joues la chaleur de la lampe, respira l’odeur du potage, entendit son père rompre le pain.

-          Ne reste donc pas plantée là, l’admonesta-t-il, dépêche-toi de t’assoir !


Alors, elle ouvrit les yeux.

Il était là.

Son émotion fut si vive qu’elle dut se retenir au bras de son père pour ne pas tomber et, dans sa brusquerie, fit gicler sur son pantalon la cuillère de soupe qu’il s’apprêtait à porter à sa bouche. Il se leva d’un bond, s’approcha d’Adèle, menaçant, le poing levé, prêt à corriger l’impardonnable maladresse. Par réflexe, l’enfant se protégea de ses bras, prête à recevoir la correction qui allait s’abattre sur elle. Elle se figea, dans l’attente.


Ni coups, ni cris.


Au lieu de cela, la lampe s’éteignit, plongeant la pièce dans un noir absolu, ou presque. Car pour la petite fille, l’obscurité salvatrice céda la place à un scintillement semblable à un feu de joie qui entourait la silhouette imposante de son protecteur. Un doigt posé sur ses lèvres, il lui fit signe de demeurer silencieuse et de s’approcher.


Bien qu’un peu tremblante, elle contourna la table, guidée par la lumière, et s’arrêta à quelques mètres de l’homme qui l’invita à s’approcher plus près. Elle prit la main qu’il lui tendait, surprise d’y trouver tant de douceur.

-          N’aie pas peur, lui dit-il doucement. J’ai besoin de toi. Viens, je t’attends.


L’enfant le dévisagea, surprise. Qu’entendait-il par-là ? Pourquoi avait-il besoin d’elle ? Pourquoi l’attendait-il puisqu’elle était déjà auprès de lui ? Elle s’apprêtait à l’interroger lorsque la lampe se ralluma. Elle regagna vivement sa place, sans pour autant le quitter du regard.

Autour de la table, le calme était revenu. Chacun dîna dans le silence, enfermé dans le vacarme de ses pensées. Adèle, quant à elle, soucieuse de ne plus attirer l’attention, picora plus qu’elle ne soupa, perdue dans des réflexions contemplatives.

C’est ainsi que soir après soir, l’enfant retrouvait son mystérieux ami. Il l’accueillait d’un sourire, parlait peu, se contentant de veiller sur elle par quelques jeux de lampe qui savaient si bien détourner l’attention dont elle faisait involontairement l’objet.


Toutefois, sa mère s’inquiétait de son manque d’appétit, de ses robes que la bonne ne cessait de reprendre, de ses joues pâlottes et des cernes sombres et violettes qui la défiguraient. Elle voulut appeler le docteur, son époux l’en dissuada :

-          Elle n’a qu’à manger, ça la guérira !


Et comme à chaque fois qu’il humiliait l’enfant, la lumière de la lampe se mettait à vaciller jusqu’à ce que le père, excédé, fasse changer l’ampoule.


Adèle devint si faible qu’elle ne put bientôt plus tenir sur ses jambes. Sa mère voulut lui faire garder la chambre mais face à l’insistance tenace de l’enfant, consentit à ce qu’elle continue à prendre ses semblants de repas dans la salle à manger. Elle la faisait porter par les domestiques, quelques minutes avant l’arrivée de son époux, afin que celui-ci ne fût pas indisposé des manières que l’on prenait avec la fillette.


L’enfant ne semblait pas consciente de son état. Son visage s’illuminait lorsqu’elle pénétrait dans la pièce, invariablement accueillie par le sourire débordant d’amour de l’inconnu. Elle ne cherchait plus à savoir qui il était ou pourquoi elle était la seule à le voir. Elle se contentait de le savoir là, soucieux de sa présence à elle.

Un soir que la fillette paraissait plus faible que d’habitude, sa mère refusa de la faire descendre. Sourde aux protestations puis aux supplications de son enfant, elle fit appeler le médecin qui, diagnostiquant une sévère sous-alimentation, hospitalisa sa jeune patiente. Alors que le brancard transportant Adèle passait devant la salle à manger, elle entendit la voix exaspérée de son père vociférant après « cette saleté de lampe qui clignotait sans raison… »


Dans l’ambulance qui l’éloignait de l’inconnu, les larmes ne cessèrent de rouler le long de ses joues, silencieusement. Elle ferma les yeux devant les questions muettes de sa mère et le regard perplexe de l’infirmier, souhaitant par-dessus tout que le moment des retrouvailles annoncées arrivât enfin.


A l’hôpital, on la manipula, on l’ausculta, on la piqua, on la questionna, on s’étonna de son mutisme. On s’interrogea, on supputa, on prit en pitié la mère, seule avec sa souffrance, n’ayant pour soutien que le vide laissé par un père et un mari absents.

Faute de lits disponibles en pédiatrie, on prit la décision d’installer la petite dans une chambre déjà occupée par un patient dissimulé derrière un rideau blanc. De lui, on ne devinait que son corps allongé sur le lit, parfaitement immobile.

-          Il est mort ? demanda Adèle

-          Non, répondit l’infirmière, simplement profondément endormi.

-          Il va se réveiller bientôt ?

-          On ne sait pas. Il est dans le coma. Tu vois, c’est comme dormir très longtemps, sans savoir si on se réveillera un jour. Il faut être très sage, d’accord ?

La fillette acquiesça, intriguée, cependant par cette Belle au Bois Dormant faite homme !


Sa mère, qui jusque-là était demeurée sur le pas de la porte, pénétra dans la chambre. Son regard parcourut la pièce à la recherche d’une chaise. N’en trouvant pas, elle tira doucement le rideau qui les séparait du patient endormi et, à sa vue, ne put retenir un cri :

-          Mon Dieu ! Jean ! s’exclama-t-elle, interdite.

Puis, plus doucement, elle répéta en s’approchant de l’homme :

-          Mon Dieu, Jean…

Elle prit la main de l’inconnu, la porta à ses lèvres et l’embrassa tendrement.


Adèle observait la scène, stupéfaite. De son lit, elle ne pouvait distinguer le visage de l’homme mais elle voyait nettement l’émotion que sa vue faisait naître chez sa mère et les larmes qui coulaient le long de ses joues.

-          Maman, pourquoi tu pleures ? fit l’enfant en se levant pour la consoler.


Elle s’approcha du lit, sa mère se tourna vers elle, le visage ravagé par l’émotion, incapable de prononcer le moindre mot.


C’est alors qu’Adèle le vit.

Quoiqu’amaigri, elle reconnut l’homme de la salle à manger. Un immense bien-être s’empara d’elle et, alors qu’elle se penchait pour déposer un baiser sur son front, elle sut, avant même d’entendre sa mère murmurer :

-          Ton père… Enfin…

A quelques centaines de mètres de là, dans une salle à manger d’une maison bourgeoise, une lampe clignota plusieurs fois avant de s’éteindre définitivement.

  • Tu nous permets de rentrer dans ton tableau au travers de celui qui lui sert d'illustration. Une sacrée interprétation, bravo.

    · Il y a presque 11 ans ·
    B3

    janteloven-stephane-joye

    • Merci d'être passé par là et de ton commentaire!

      · Il y a presque 11 ans ·
      Adam orig

      sophie-l

  • Superbe texte!!bonne idée très bien exploitée !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

    • Toujours un mot gentil Sweety, merci de ton indéfectible soutien!

      · Il y a presque 11 ans ·
      Adam orig

      sophie-l

  • Bravo !!! Bravo Sophie, vraiment. Une interprétation vraiment originale de ce tableau qui m'a moi aussi beaucoup interpellé.
    Une très bonne idée.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

    • Merci beaucoup Wen! J'ai vu que tu l'avais choisi mais je ne l'ai pas encore lu, je ne voulais pas me faire influencer!

      · Il y a environ 11 ans ·
      Adam orig

      sophie-l

    • Nous ne sommes pas du tout sur le même créneau !
      Ne serait-ce que le moment : Je termine par le tableau alors que toi, tu commences par ça.

      · Il y a environ 11 ans ·
      Francois merlin   bob sinclar

      wen

  • Etrange, original et déroutant ... un conte de Noël ?
    En tout cas j'ai aimé le cheminement ...

    · Il y a environ 11 ans ·
    Img 5684

    woody

    • Merci Woody! Je ne l'ai pas envisagé comme conte de Noël, mais pourquoi pas! je voulais surtout apporter de l'étrange (comme cette ombre) et de la cohérence dans le déroulement de l'histoire.

      · Il y a environ 11 ans ·
      Adam orig

      sophie-l

    • j'ai parlé de conte de Noël car cela m'a fait penser à du Dickens et ces historiettes de l'époque ...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Img 5684

      woody

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