"Madame Alexandre Bernheim": Marguerite (concours Felix Vallotton)
divina-bonitas
Marguerite attend, assise au bord d'une des bergères du salon, les mains croisées si fort que les jointures des doigts en sont presque blanchies, le regard fixant un point imaginaire sur le tapis noir à dessins rouges et jaunes. Elle est veuve depuis bien longtemps déjà. Elle qui avait toujours aimé la fantaisie s'habille depuis vingt ans en noir, agrémentant ses tenues austères de quelques plumes grises ou liserés de fourrure brune. Il faut dire que feu son époux était fourreur, expert en vison et renard argenté, qu'à son décès elle a récupéré quelques pièces de qualité qu'elle fait monter sur une robe ou un manteau au fur et à mesure de ses besoins. Un peu de lui sur elle. Elle se prend parfois à caresser sans s'en apercevoir le bord d'un col ou d'une manche, un petit morceau de bête douce et morte. Elle pense à lui souvent et s'interroge. Quand rejoindra-t-elle Alexandre au Ciel? Elle ne sait pas. Chaque journée qui passe, elle survit en plongeant dans ses souvenirs: Alexandre fumant le cigare dans un fauteuil, la maisonnée pleine d'enfants dévorant les serviteurs garnis de fruits secs avant même que l'entrée ne soit servie, leur chat roux et joueur se frottant contre ses jambes. Chaque image de ces années passées lui revient par flash. Elle entend les rires, les cris des plus petits, la voix chaude d'Alexandre s'approchant d'elle avant de lui glisser un baiser derrière l'oreille, la sonnette de la porte annonçant l'arrivée des aînés. Elle se souvient aussi des odeurs comme si c'était hier, celle poivrée de son mari, les parfums sucrées des bébés, les effluves de rôtis et de gratins qu'elle mijotait quand ils étaient nombreux à table, celle de la soupe les soirs d'hiver. Puis la maladie d'Alexandre. Une stupide otite attrapée à la fin d'un automne un peu plus rigoureux que les autres, un médecin de famille ayant attrapé la typhoïde, un déplacement prévu de longue date qu'Alexandre n'avait pas voulu remettre. Lui et son obstination à vouloir se rendre chez les éleveurs de visons pour vérifier l'état des animaux avant de passer commande! Trois jours à battre la campagne dans une mauvaise voiture pleine de courants d'air lui avaient été fatals. La fièvre, loin de céder, s'était propagée en même temps que l'infection. Il était revenu brûlant, les yeux brillants, la peau moite et chaude, le souffle rauque et les jambes tremblantes. Il s'était alité sans rien pouvoir avaler, serrant les dents pour ne pas hurler de douleur du fait de l'infection qui s'était transformée en septicémie. Le potage léger, les prescriptions d'un jeune médecin et les cataplasmes qu'elle lui avait appliqués n'avaient rien changé à son état. Deux jours après son retour et un dernier râle à l'aube, il s'était éteint dans ses bras. Marguerite venait juste d'avoir 50 ans. Ce fut le début de ces années noires, de soirées bien trop longues, de nuits beaucoup trop courtes, de solitude et d'ennui. Leur plus jeune fils avait quitté la maison quelques mois plus tôt pour suivre ses études dans une autre ville. Elle s'était retrouvée seule dans la grande maison bourgeoise, avait dû trouver un repreneur pour l'atelier et la boutique. Heureusement, l'affaire était florissante et elle n'avait pas eu trop de mal à la céder à bon prix à leur meilleur employé, lequel avait eu la manière de la faire fructifier. C'était au moins ça s'était dit Marguerite à plusieurs reprises, que le travail d'Alexandre serve à quelqu'un de bien, mettant du coeur à son ouvrage. Le pécule retiré de la vente du fond de commerce plus une petite rente laissée par Alexandre lui avait presque permis de tenir toutes ces années. Bien sûr elle avait dû faire attention, renoncer à faire retapisser les bergères qui en auraient eu bien besoin. Elle avait hésité un temps à changer le tapis élimé dont le motif bariolé et le fond trop sombre ne lui plaisaient plus vraiment, avant de conclure que c'eut été une dépense inutile. Elle devait se montrer économe, utiliser ce qu'elle avait pour l'essentiel, la nourriture, le charbon, l'entretien courant de la maison. S'il lui restait quelque argent en fin de mois, elle s'octroyait quelques menus plaisirs, un mouchoir brodé ou un thé dans un salon renommé du centre ville. C'était aussi l'occasion pour elle de rencontrer quelques anciennes connaissances, de discuter de rien au-dessus d'une assiette de porcelaine fine garnie de quelques douceurs, le tout dans de délicates effluves de jasmin ou de Darjeeling. Elle appréciait particulièrement ces moments de détente, le bruissement des robes au milieu des tables, les murmures des clientes et leurs quelques éclats de rire. Elle profitait de ces après-midis pour admirer les nouvelles tendances de mode, les chapeaux toujours plus excentriques dont les plumes et autres ornements légers se balançaient au rythme des conversations, produisant un charmant effet de vague colorée se reflétant sans fin sur les miroirs décorant les murs.
Tout ceci est fini, même le salon de thé si raffiné et agréable à fréquenter. Les enfants ayant fait leur vie au loin, elle a décidé de vendre la maison et donner les meubles à une association de charité. Elle a rapidement fait affaire avec un riche chirurgien qui occupera la vieille demeure avec sa femme et leur nombreuse progéniture. Les déménageurs sont arrivés comme convenu au petit matin. Ils ont presque déjà tout emporté, avec plus ou moins de délicatesse comme elle l'avait prévu. Mais elle n'avait rien dit. Des reproches n'auraient fait que ralentir la manoeuvre. Il était urgent que ce qui lui apparaissait désormais comme une ultime corvée s'achève au plus tôt. Au passage, les hommes peu adroits avaient bousculé les quelques tableaux restant accrochés dans le salon. Ils étaient tout de guingois sur le mur, attendaient d'être emballés et mis en caisses. Les hommes avaient oeuvré dès l'aube au démontage de leur lit, celui qu'Alexandre avait acheté pour leur mariage, celui dans lequel elle avait passé sa nuit de noces. Les montants devant être chargés en dernier, ils trônaient dans son dos, posés à la va vite contre les murs. Les déménageurs les descendraient bientôt, comme les bergères, la table, le tapis et tout ce qui traînait ici et là. Les enfants avaient pris ce qu'ils voulaient. Le reste lui importait peu. De toute façon, là où elle allait, elle n'en n'aurait pas besoin.
Marguerite avait longtemps hésité avant de prendre cette décision, ne sachant si par respect des convenances, elle devait rester dans cette grande maison vide, ou partir, ou encore s'installer dans une maison tenue par des religieuses, le genre d'endroit où les femmes âgées comme il faut finissent leurs jours sous le regard austère d'une Mère supérieure et de crucifix de bois dur. Ayant pris depuis longtemps l'habitude de décider seule, elle avait finalement choisi l'option qui lui avait parut la plus douce et la plus conforme à ses désirs. Elle prendrait ce soir même le train en direction du sud, puis un bateau en direction de l'île de Délos. Il lui tardait de retrouver la maison familiale, la chaleur de la brise sur la terrasse de bois, les lavis de son père accrochés aux murs, la petite cuisine carrelée de mosaïques bleu ciel ouverte sur la mer. Et puis surtout, elle rêvait d'enlever ces affreuses robes noires, de se vêtir légèrement de cotonnades pastel et de linon blanc, de lire face au soleil couchant, confortablement allongée dans un transat de toile. Là, elle s'éteindrait un jour à son tour après avoir maintes fois ressassée ses souvenirs. Elle n'aura rien emporté mais sera pleine et riche de sa vie passée. Elle sait bien que ce que l'on conserve au fond de soi et qui nourrit l'âme n'a rien à voir avec des tableaux, des bergères tendues de soie ou des montants de lit en acajou. A l'instant où elle va devoir se lever pour que les déménageurs en finissent avec leur tâche, elle ressent néanmoins un vague mal être, mélange de nostalgie et d'incertitudes. Pour tenter de se maîtriser, elle croise les doigts un peu plus fort et se raidit, appuyant fermement son corps à l'accoudoir du petit fauteuil.
"Madame Bernheim" s'exclame un déménageur, "il va être temps de partir. On va descendre les bergères!" C'est le moment se dit Marguerite. "La Mère Supérieure est en bas." poursuivit l'homme, "Elle me fait dire qu'elle vous attend, que tout est prêt pour votre arrivée au couvent. Bien bel endroit! Il y a plein de myosotis magnifiques dans les jardins. Pour sûr, vous allez vous y plaire!" Marguerite pensa: des myosotis, forget-me-not en anglais. Quelle ironie! Tout le monde a oublié qu'elle était autrefois une femme vivante et gaie, enfin suffisamment pour qu'elle n'ait d'autre choix que de s'enfermer pour le restant de ses jours entre des murs sévères. Elle n'oubliera jamais la maison de Délos, vendue il y a longtemps pour payer la fin des études des enfants et leurs noces, contribuer à leur installation dans la vie. Marguerite, se dit-elle en secret, tu sais, les souvenirs et les rêves, c'est dans la tête.
Jolie et triste histoire que tu nous livres là!
· Il y a environ 11 ans ·et elle a raison les souvenirs et les rêves c'est dans la tête et dans le cœur :)
Sweety
Merci Sweety. Ben ouais, un peu tristoune peut-être cette histoire, mais le tableau n'est pas gai - gai! Ceci dit, si on peut garder ses rêves et ses souvenirs quelque part au fond de soi, ça me paraît plutôt positif par rapport à ceux qui ont renoncé à en avoir.
· Il y a environ 11 ans ·divina-bonitas