l'écrivain de la mort certaine

artichaude

L’homme célèbre, dans mon quartier, n’a rien d’un spécimen. Je dirais même que tellement de gens le sont ou font semblant de l’être que ce serait plutôt l’homme de la rue qui passerait pour une rareté. Sauf que son talent à lui reposait sur un subtil compromis entre notoriété et transparence. Il fendait la foule à grandes enjambées, sans regarder personne, la mâchoire tellement serrée, l’œil tellement épinglé sur l’horizon que les gens s’écartaient d’eux-mêmes en le voyant approcher.

Ce n’était pas le moindre de ses mystères, cette détermination à passer inaperçu. J’avais lu quelques uns de ses romans. Assez pour savoir qu’ils traitaient tous du même sujet : le pays où il était né. Il y vivait en rêve depuis plus de quarante ans et le décrivait avec une telle acuité qu’on aurait juré qu’il y était encore.

Je m’interrogeais sur ce prodige chirurgical qui permettait à son corps de vivre ici quand son cœur était resté là-bas. Peut-être une partie de la réponse était-elle sous mes yeux. Peut-être aurais-je dû me demander ce qui creusait sur son visage cette moue désenchantée. Un beau visage malgré les rides et les taches de vieillesse. Un front immense. Un nez busqué. De grandes oreilles. Au XIXe siècle, les physiognomonistes déterminaient une personnalité d’après je ne sais quelle relation mathématique entre partie haute et partie basse. Chez lui, ils auraient décelé un potentiel d’analyse et de perception hors du commun. Les lèvres aspirées, le petit menton ratatiné révélant au contraire l’atrophie de facultés, disons, plus immédiates. Tendresse, sensualité, bonheur, à supposer que ces mots eussent encore un sens, avaient dû s’exiler dans les tréfonds de son hypothalame.

On le disait cynique . S’il fallait le comparer à quelqu’un je dirais Cioran. Même faciès hermétique, même colère sous-jacente. J’ai déjà vu des photos du philosophe roumain il y a longtemps, l’image n’est plus très claire. Si les autres font le vide autour de vous écrivait-il, c’est que vous êtes sur la bonne voie.

La bonne voie, lui aussi s’y trouvait, c’était du moins la certitude que j’en avais. Parfois, sans l’avoir vu, je devinais qu’il était là. Il m’apparaissait d’une façon tellement flagrante que je m’étonnais d’être seule à le remarquer. Il brillait c’était incontestable. Qu’est-ce qui brillait chez lui ? Je ne sais pas. Ses chaussures peut-être, astiquées comme des bassines à confiture. Ou son front parfaitement lisse et bombé. Ou ses cheveux, lustrés en arrière sur la nuque. Ou ses mains longues et pâles aux doigts si délicats.

Non, ce qui brillait, c’étaient ses yeux. D’un vert lichen piqueté d’étincelles. Des yeux de busard que confirmaient son profil tout en crocs, sa silhouette reptilienne, l’étrange minéralité d’une figure ravinée eût-on dit, par des siècles de khamsin, ce vent de printemps que souffle le désert. Il surgissait sur la place noire de monde. Il taillait la route, sans un regard pour les troupes de badauds, les enfants qui se jetaient dans ses jambes, les adorateurs japonais du grand magasin de sacs marron. Il allait, comme pétrifié dans son rêve intérieur. Je pensais aux chocolats qui, sitôt croquée la partie dure révèlent un cœur crémeux tout en douceur.

Il m’est arrivé plusieurs fois de le prendre en filature. Je l’ai surpris au Monoprix achetant de la mousse à raser. A la supérette, près de son hôtel, choisissant un fromage. Je me souviens de lui une fois, sur le trottoir en bas de chez moi. Nous nous étions croisés de si près que son odeur cosmétique m’avait téléportée dans les souks du Caire. J’aurais pu lui parler si j’avais osé, cette fois là, ne fût-ce qu’affronter son regard.

Sans doute le destin l’entendait-il autrement. Un jour de juin 2008, il pleuvait sur le boulevard. J’ai reconnu à cinquante mètres devant moi sa silhouette fine, ses cheveux bien coiffés, le balancement de ses bras. Sauf que sa démarche étrangement gauche donnait l’impression qu’il dérivait sur le trottoir mouillé. Une tache humide s’arrondissait sur son imperméable crème. La moiteur de l’air jointe au bruit des voitures, à la grisaille du ciel, à la torpeur de la digestion favorisait la somnolence. Il se laissa tomber sur un banc près du square et resta là, l’œil perdu vers le bac à sable où piaillait une horde de nains. J’aime les enfants, disait-il, sauf les garçons. Vers quels lointains errait son esprit, je ne sais. Le mien me chuchota que c’était maintenant ou jamais.

Il a tressailli en me voyant m’asseoir. Braqué sur moi le feu réprobateur d’un regard qui ne cillait pas. Dans l’émotion, dans mon désir de tout lui dire, et surtout qu’il ne m’en veuille pas, j’ai commencé par m’excuser. J’ai lu vos livres, ai-je ajouté, je vous admire depuis cent ans, j’habite juste à côté, je voudrais juste, sans déranger, juste savoir… Savoir quoi ? Qu’est-ce que j’espérais ? Je ne demandais qu’à établir un contact tout en pressentant combien c’était imbécile, combien le meilleur de lui-même était depuis longtemps déjà distillé dans ses livres. Il se taisait. L’intensité de son silence exaspérant ma confusion, je ne savais qu’ajouter d’autres mots à de nouvelles phrases sans pouvoir réfréner le désastre.

Les platanes s’égouttaient mollement sur nos épaules. De plus en plus trempés, lui toujours muet, moi parlant sans arrêt, nous devions avoir l’air d’un vieux couple un peu désuet.

Pour finir, il a porté la main à son nœud de cravate. Avec un drôle de gargouillement, m’a fait comprendre qu’une opération de la gorge le rendait incapable de parler. Il a soufflé quelques syllabes. Trachéotomie. Il m’a fait signe de le suivre. Nous sommes allés nous asseoir à la terrasse d’un café. Je m’étais attendue à tout sauf à ça. Mutisme technique, nous voilà bien. Au comble de la confusion, je m’acharnais à meubler son silence. Je lui confiai que je connaissais son pays, que j’y avais vécu moi-même, que ses récits, vibrants d’odeurs et de bruits, m’y transportaient. Je dis que j’aimais son écriture, son détachement, son souci des détails. Il a hoché la tête. J’ai quand même demandé s’il ne souffrait pas trop d’être ainsi privé de parole. Il a laissé son regard errer sur le carrefour où s’élançaient des hordes impatientes, un pli amer au coin des lèvres. Parler, a-t-il chuchoté, parler à qui ?

A nouveau nos regards se sont croisés, le sien bouleversé de colère.

Le garçon n’arrivait pas. La pluie avait cessé. Il s’est levé, dans l’urgence a pris congé. J’ai regardé se diluer sa fragile silhouette sous les grands arbres de la capitale.

On annonçait sa mort dans le journal du lendemain. Ils l’ont enterré au cimetière Montparnasse, ceux qui l’aimaient. Je n’y suis pas allée, il pleuvait de nouveau ce jour là mais ce n’était plus la peine. D’une certaine façon, nous nous étions déjà quittés. Et puis, il me restait ses livres.

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