Petit prince

boul2neige

Nous sommes en 2005.

Je suis Joe, J’ai 24 ans. Je mange des pâtes tous les jours et je travaille à l’accueil d’une association à but humanitaire.

On me compare souvent au "petit prince" de Saint Exupéry à cause de mes cheveux blonds en bataille et de ma tête en l'air. Un petit prince un peu énervé mais "prince" quand même et petit par la force des choses. On me compare aussi à un poussin ou à Léon le nettoyeur mais ça manque cruellement de classe.

L’ambiance est particulièrement agréable. En fait, elle est, pour moi, magique. C’est cosmopolite. On y trouve du brigand, du croyant, du baroudeur, des gens qui n’ont jamais mis les pieds en dehors de Paris, toutes les couleurs de peau, même des que je ne connaissais pas.

C'est un monde entier et hétéroclite qui n’est là que par une force commune : le voyage, l’envie (le besoin) d’apporter son soutien. En tout cas c’est comme ça que je le vis.

Tout le monde me connaît, je connais tout le monde. Les trois quarts des gens qui sont là ont déjà fait deux fois le tour de la planête dans des missions périlleuses et des endroits improbables. J’aime parler avec eux et écouter leurs histoires.

Je sors beaucoup. Je suis un oiseau de nuit. J’aime les discussions endiablées, les bars, les gens partout, les petites meufs, la drague à deux balles, les néons qui t'éclaboussent dans la nuit et boire.

Une fois sur deux je finis au petit matin, rincé, comatant sur un improbable canapé au cinquième étage du siège de mon lieu de travail.

J’arrive même à être régulièrement à la bourre d’une heure, alors que je ne commence qu’à onze heures.

J'ai l'air tellement défait que mes adorables collègues me laissent partir en pause à midi, soit 20 minutes après ma prise de fonction, pour me remettre de la cuite d'hier, pire que celle d'avant hier mais vraiment plus soft que celle de ce soir.

Pendant mon boulot, je fais des bédés. Je dessine les gens de l’association et leur fait vivre des histoires improbables et imbéciles, ça marche grave, je devrais leur vendre. Je balance aussi des boules de neige dans les bureaux l'hiver, je me déguise en super justicier humanitaire avec un sac "LA POSTE" pour cape et cours dans les couloirs les bras levés, je fume clopes sur clopes en jouant de la gratte au milieu de tout le monde, je mets du rap hard core si fort que les gens du quatrième me demande de baisser et je jette mon ballon de rugby dans la tronche du premier clanpin qui franchit la porte en gueulant "Passe!"

J'ai deux collègues. Le premier est rapidement devenu un poto. C'est un indien chevelu looké jusqu’aux orteils façon Lennon cru 2005.

Il se targue d'être un inconditionnel du mouvement « peace and love », pleure devant des films à l'eau de rose et parle comme la pire de kaïra, près à en découdre dès que quelqu’un à l’affront de le regarder de travers, ou de ne pas le regarder, ou trop longtemps. En fait, dès que quelqu'un "a l'affront".

Ma deuxième collègue est tout ce qu'il y a de plus adorable. Prévenante, douce et tellement appréciée par tous les hommes de la boite qui n'en peuvent plus d'avoir affaire à deux barbus malpolis.

On se laisse un peu couler en ce moment au boulot. J'ai oublié ma guitare et Sylvain, notre pote qui a volé la trogne de d'Artagnan, est parti en repérage au Gabon. Y a bien Rico qui nous fait danser le tango sur la planche en bois qui nous sert de comptoir d'accueil, mais tout ça c'est du ressucé, le nouveau n'est pas au rendez vous. Mélanie nous tanne avec son courrier pour les donateurs, Pradeep, mon fameux voisin de chaise, a encore renversé son coca s'est encore marché sur le pied ou s'est encore fourré le doigt dans l'oeil, je ne sais plus, tout cela est vain.

On passe notre journée à mater les meufs et à être sur internet. On dit des méchancetés, on aboie sur le généreux donateur au téléphone. vraiment c’est la planque.

Dans ce moment gluant, je commence à esquisser un début de pensée sur mon avenir. Il va falloir se tirer les doigts du cul pour faire quelque chose de cette foutue vie qui s’égrène dur depuis 24 ans. J'ai peut-être d'autre chose à faire que jouer les hôtesses d'accueil ou l'agent de sécurité selon les jours pour un salaire pas mirobolant. La musique me branche depuis longtemps mais jusque là, impossible de franchir le pas. Se lancer à mon âge dans ce genre d’entreprise ce n’est pas comme commencer à six ans en baignant dans le milieu. Il va falloir travailler beaucoup, supporter les quolibets du début, m’entendre dire qu’il me faut un vrai travail.

Mais l'idée me séduit. J'ai besoin de challenge, de stimulation. Et de tenter une vraie passion.

Une fille passe le sas d’entrée et fait insufle une bouffée d'air à mes élucubrations. Elle s'approche. Elle a travaillé la panoplie de la jeune femme passe partout qu'on remarque. Les working girls décontractes qui bossent et font la fête "comme des hommes". Celles à qui on ne va pas en conter, qui connais la vie et qui sait s'imposer. Mais tout en restant tellement cool quand elle parle de "sexe". Elle dégaine son petit minois, sa petite bouche rieuse, ses yeux verts en amande, son bandana violet, son style grungy-punky et son petit sac griffé.

Elle est jolie c’est sûr. Mais surtout je ressens tout de suite cette fameuse petite pointe aigue, ce sixième sens primaire qui nous attire vers quelqu'un sans même qu'on lui ai encore parlé.

Je me lève, sors de ma poche mon sourire en coin piqué à Harrisson Ford en la saluant.

Elle vient voir Mr. Machin pour bosser dans la rue à emmerder les gens et leur soutirer deux francs six sous versés à l’association. Une future collègue. Ça rigole, c’est décontracte. Cette petite a de la vie, du style, elle a mon style de vie. J'adhère, j'adore. je tombe dans ses filets.

S’installe, au fil de nos entrevues rapides, un petit jeu entre elle et moi. quelque chose d’électrique, d’ensoleillé. Je la veux. Mais un peu plus que comme une conquête, je la veux comme une petite amie.

Mon collègue qui connaît mes positions sur la question féminine, sait que celle là a taper dans le mille, il le sait, le salaud et ne tarde pas à me saturer de questions. Tout les jours, attendant mon récit palpitant sur nos entrevue de 30 secondes comme une concièrge devant les feux de l'amour.

Quand elle vient, il se met un peu en retrait, assurant mes arrières, campé dans son rôle de bon pôte, faisant le boulot pour deux, répondant au téléphone, multipliant les prouesses et les gueulantes pour me laisser ce moment d'intimité. Il parvient en plus à analyser la scène, observant en sous-marin nos faits et gestes prêt à intervenir en cas de situation délicate. Un café qui tente un triple looping avec rebond sur le T-shirt, un moignon de salade vert fluo qui clignote "coucou" entre deux dents, le doudou qui fait de la balançoire au bout du nez. Il est là pour m'en tirer avec panache. Il est précieux.

Au bout de quelques semaines, J’arrive à franchir la première marche : un rendez-vous demain soir. Je me pouponne poussant le vice jusqu’à me brosser les dents et me coiffer. J’y vais le cœur un peu battant, laissant mon esprit flâner à notre future idylle, assez confiant, légèrement tremblant.

Je tiens à préciser que je suis un grand émotif. "légèrement tremblant" n'est pas ce que le commun des mortels pourrait soupçonner. "Pantelant et fiêvreux" serait plus approprié mais c'est mon "légèrement tremblant" à moi, le 1 sur l'échelle de l'émotion qui monte à 20.

Je déboule, le bar est cool, la musique est cool et moi je suis cool nom de Dieu. A l’aise. Réellement à l'aise.

Elle est là et ça se passe bien.

Elle a un gars. Normal, on a plus quinze ans et les jolies filles sont rarement célibataires.

Ou si elles le sont c'est parce qu'elles viennent de se séparer de l'amour de leur vie et qu'elle sont trop tristes pour ré-entamer une relation maintenant. Quand tu les rappelles deux semaines après, elles vivent une histoire passionnelle avec Claudio, un connard de première qui n'a jamais eu la délicatesse de lui apporter des fleurs comme tu as pu le faire et qui n'a surtout pas pris le temps d'écouter ses misères. Lui, il a préféré prendre des cours de "Grande  gueule, pompe et muscu" option "sortir avec elle direct" plutôt que "comprendre l'être aimé" option "dévouement", ce choix sur lequel tu a tout misé en te disant "voilà la clé de la  réussite avec les femmes". Au final, t'as rien compris parce qu'elle t'avait juré que "ces gars là" sont "tous des machos irrespectueux des femmes". Mais lui, bizarrement, a quelque chose de mystérieux, d'animal, et elle est persuadé que "dans le fond, il est gentil", c'est juste "qu'il est incompris, pas comme les autres". En fait elle se projette à mort et se fait sa petite comédie romantique hollywoodienne dans laquelle ton rôle est d'être l'ami assexué.

De ton côté, le seul truc que t'as capté c'et que ce gars, c'est pas toi. Et que toi, tu es peut-être très bien compris mais, pourtant, la seule personne qui t'écoute le soir c'est ton reflet dans le mirroir.

Bon. Pour mon rendez-vous de ce soir, suivant l’état de son couple, ce genre d’obstacle n’est pas forcément infranchissable.

Je lui parle de Muhammad Ali et des Beatles, de la force de caractère qu’ils ont eu pour avoir faire passer un message intelligent et novateur au plus grand nombre. Elle me sourit, je danse avec les mots, mes mains m’accompagnent, je dompte le rythme de la discussion, un coup dans l’émotion puis un virage dans la pseudo confidence. Je suis bon ce soir bordel, elle aime mes avants bras et les touche. Doucement.

Au son de la cloche, le premier round est gagné largement. Je ne sais pas qui est son gonze mais il a intérêt à être bien accroché à son slip.

Seulement Joe, son problème c’est qu’il ne sait pas mesurer l’effort et vend trop facilement la peau de l’ours. Gonflé par ce joli moment, je ne me vois pas repartir sans avoir conclu. Pourtant, dans la rame elle me dit en revoir. Et me quitte.

Après trois seconde de réflexion, je sors au buzzer du métro, la rejoins en cavalant et lui impose de la ramener chez elle. Elle semble mi-perplexe mi-envie moyen.

Tout ce passe bien. On rigole. J’arrive au pas de la porte de son appartement où elle vit avec son copain. Joe, elle VIT avec lui, ne t’emballe pas. Mais je m’emballe. Elle ne m’emballe pas par contre, j’ai le droit à une esquive rotative de boxeur professionnel et au fameux crochet du droit dans le menton: « je préfère qu’on reste amis ». De quel ami ? J’ai été ton ami dans cette vie moi ? ça tombe mal, moi je préfère qu’on reste rien. Tchao.

Fin du deuxième round. Trop sûr de lui, Joe a ouvert sa garde et s’est pris un uppercut dévastateur qui l'a couché net, Sa tête a pris un aller simple pour embrasser le tapis. IL EST KO !!

J’essaie pourtant de la revoir, on discute au téléphone, on se fixe des rendez-vous mais à chaque fois, elle décline au dernier moment. Ça m’énerve, je lui dis vertement et là, elle me rétorque une phrase que je ne relaterais pas tellement elle m’a séché et tellement c’est la honte.

Trop précipité, trop brouillon, Joe passe à côté de sa revanche, ses jabs dans le vide ont eu raison de sa résistance. L'adversaire est trop véloce, trop futé, au chaud derrière sa garde, elle a attendu le moment propice pour déchainer une volée de coup qui l'envoient directement caliner le sol. il finit à nouveau…KO !!

Je m’étais déjà pris des vestes, mais celle là s'inscrit dans les annales de par sa rare intensité.

Je dépéris. Je pense à elle, les aliments n'ont plus de goût et Lulu, mon chien, n'est pas là pour me réconforter, à cette époque, il n'est même pas encore né, lui et son armée de poils voltigeurs parachutistes, je me sens seul.

Triste.

Deux semaines plus tard, après avoir attendu comme un imbécile au pas de sa porte pendant trois heures, je décide d’arrêter de me faire du mal. Je passerà autre chose. C'est pas facile.

Pendant les trois années qui suivirent, je la revois très épisodiquement. Prenant sur moi pour ne pas afficher ce goût amer d’une relation à mon sens manquée. Pourtant je reste persuadé qu’on est passé à côté de quelque chose.

Ce fut, d'ailleurs le cas, ce soir là, en 2009, où je passe dans l’association, que j’ai quitté depuis plus d’un an déjà, sur un coup de tête et après un coup de fil pour boire un petit coup vite fait avant de rejoindre un rendez-vous mi-apéro, mi-boulot.

Elle, que je n'ai connue qu'en petite punkette à bandana, s'affiche dans un tailleur plus que seyant. Ses long cheveux ondulés noirs tombants font ressortir son magnifique teint pâle et ses débuts de tâches de rousseurs. Mon estomac se tord un peu mais maintenant je suis grand, je sais donner le change.

Je lui raconte ma vie puisqu'elle me le demande. Je me suis lancé dans la musique, je fais des concerts régulièrement entre bar miteux et salles respectables, elle semble intéressée. Si je ne connaissais pas son jeu, j'aurais même dit captivée. Mais elle m'avait fait le coup l'année dernière, quand j'étais venu avec mon chien Lulu.On avait discuté, elle paraissait fascinée par mes récits. Puis, elle avait joué les filles de l'air dès qu'elle avait senti que je mordais encore à l'hameçon. comme l'année d'avant et celle encore avant. Une vraie anguille. Cette fois-ci je ne me laisserais pas avoir et c'est bien pour ça que je lui demande son numéro... Pour venir me voir à un concert bien évidemment.

Elle me le donne.En le prenant, je me dis que le jour où j’ai envie d’envoyer un texto dans le vide et de me faire recalé comme à la belle époque, j'ai plus qu'à.

En partant de la fête, légèrement éméché, je lui envoie un petit texto façon beau gosse qui n'a pu que résonner dans le vide de sa réponse.

Bien évidemment, on ne se refait pas. Deux semaines après, tel le pigeonnot que je suis, je lui propose de venir me voir à un concert. Elle n’est pas disponible. Incroyable.

Seulement, un petit démon sadique me pousse à réitéré l’expérience. Un soir, je l’appelle pour une bière et, jour béni des Dieux, elle accepte.

On boit une bière, puis deux, ça rigole, c’est cool, l’ambiance et cool, je suis cool, ça sent le déjà vu mais je sais éviter les pièges à loup maintenant et surtout, elle est plus ou moins célibataire. Même plus que moins.

Je la ramène chez moi sous un prétexte fallacieux d'une vidéo quelconque censée l'intéressée.

Et là, badaboum, on conclut dans le foin. Les anges chantent.

Deux mois passent, deux mois qu’on partage ensemble. C’est bien, c’est mieux, c’est même idyllique.

Elle m’apprend un soir qu’avant cette fameuse « party » où l’on s’est revue, elle avait rêvé de moi. Que j’étais venu en prince charmant poser mes lèvres sur les siennes pendant son sommeil. Qu'en trois ans, elle avait beaucoup pensé à moi, qu’après ce songe, elle avait décidé de me revoir, cherché à avoir de mes nouvelles et mon numéro de téléphone. N’y parvenant pas, elle avait filé à cette fête, ne sachant même pas si j’y serais, mais en aillant la conviction de m’y voir. Elle aussi pensait être passée à côté de quelque chose. Elle voulait savoir. Ou même elle s'imaginait le savoir déjà. Et elle n'avait jamais reçu mon texto.

Aujourd’hui, cela fait deux ans que je suis son "petit prince".

Nous sommes mariés et notre petite fille nait dans deux mois.

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